Édition du 12 mars 2024

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Écosocialisme

La « transition écologique », imposture et nouvelle frontière du capital (I)

Parmi les différents arguments mobilisés pour démontrer l’impossibilité d’un « capitalisme vert  » (Tanuro, 2012) figure la démonstration, qui peut largement s’appuyer sur Marx, de l’absolue nécessité pour le capital de se reproduire à une échelle sans cesse élargie. Le capital se condamne de la sorte à traiter la nature à la fois comme un réservoir inépuisable de matières premières et de sources d’énergie et comme un dépotoir insondable dans lequel déverser les multiples déchets et rejets du procès social de production dans son ensemble, qui comprend évidemment aussi le procès de consommation.

Tiré de A l’Encontre
16 mai 2023

Par Alain Bihr

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La décharge d’Agbogbloshie (Accra, Ghana, 2019) est considérée comme la plus grande décharge de déchets électroniques du continent africain, où les déchets électroniques arrivent du monde entier, principalement d’Europe et des États-Unis.

Contre ces arguments, il a été avancé, de divers bords, les objections suivantes. D’une part, il serait possible de concevoir et de mettre en œuvre des procès de production plus sobres en matières premières tout comme plus efficaces en énergie : la consommation productive de ces derniers dans et par le procès de travail ne serait pas nécessairement proportionnelle à la formation de la valeur dans et par le procès de valorisation. D’autre part, dans le cadre d’une «  l’économie circulaire  », il serait possible de transformer les déchets en de nouvelles ressources, en économisant ainsi autant de ressources naturelles, si bien que la consommation productive de ces dernières ne serait pas nécessairement proportionnelle au renouvellement du procès de production. Enfin, il serait possible de former de la valeur (donc de la plus-value) à travers des procès de production purement immatériels. Et d’ailleurs, le procès de reproduction du capital a évolué ces dernières décennies vers le développement de pareils procès de production immatériels, notamment à la faveur du développement des services, de la numérisation (développement des NTIC-nouvelles technologies de l’information et de la communication, de «  l’économie de la connaissance », etc.) et de l’importance croissante du « capital humain » dans le processus d’innovation.

L’ensemble de ces trois objections constitue le fonds auquel s’alimente la promesse d’une «  transition écologique » d’un « Green Deal » capable de réduire l’empreinte écologique de la reproduction élargie du capital. Transition dans laquelle serait d’ores et déjà engagé le capitalisme contemporain et que ses thuriféraires s’engagent à réaliser au plus vite. Examinons de près ces trois objections, tant dans leurs fondements théoriques que dans les développements pratiques auxquels elles se réfèrent.

Sur « l’économie immatérielle »

Commençons par envisager ce qu’il en est de la soi-disant «  économie immatérielle  » : « une économie qui n’a pas de fondement physique mais qui place les capacités intellectuelles au cœur de la création de valeur  » (Lévy et Jouyet, 2006 : 7). On conviendra aisément que, quoi qu’il en soit de cette dernière, elle ne peut guère connaître qu’une extension limitée. La plupart des travaux matériels (des travaux qui supposent une transformation de la matière, sous quelque forme que ce soit) ne peuvent pas se transformer en travaux « immatériels » : difficile de dématérialiser l’extraction d’une tonne de minerai ou d’un baril de pétrole pas plus qu’une intervention chirurgicale. On peut tout au plus envisager de substituer les uns aux autres, comme on le fait par exemple lorsqu’on communique électroniquement (par messagerie électronique, par vidéoconférence, etc.) au lieu de recourir au courrier postal ou de se déplacer et de se rencontrer physiquement. Et la réduction continue de la part de l’industrie au profit de celle du tertiaire (« les services ») dans la production du PIB n’est sûrement pas une objection valable, dès lors que l’on sait que des travaux aussi matériels que le transport (routier, fluvial, maritime ou aérien), la distribution d’eau, de gaz et d’électricité ou encore les activités de nettoyage des bâtiments sont classés dans le tertiaire ; tout comme l’est le commerce de détail, dont le développement sous forme de supermarchés et d’hypermarchés en périphérie des centres urbains est générateur de cette activité très matérielle qu’est le trajet hebdomadaire que leurs clients effectuent en automobile pour les rejoindre depuis leur domicile.

En fait, il y a quelque chose de trompeur dans l’expression même d’« économie immatérielle  », en tant qu’elle suggère fallacieusement l’idée d’une dématérialisation de la production sociale ; raison pour laquelle j’assortis l’expression de travail « immatériel » de guillemets. Car tous les travaux soi-disant « immatériels » supposent en fait la mise en œuvre de moyens matériels considérables, dont l’empreinte écologique est rien moins que négligeable. Cela est vrai déjà des travaux « immatériels » les plus traditionnels : enseigner suppose des établissements d’enseignement et de recherche, des manuels, des bibliothèques, sans compter les enseignants eux-mêmes et leurs élèves ou étudiants ; soigner des personnes suppose une infrastructure de cabinets de ville, d’hôpitaux et de cliniques qu’il faut éclairer et chauffer, de transports en ambulance, sans compter toute l’industrie pharmaceutique en amont ; une pièce de théâtre ou un opéra se monte généralement à l’intérieur de bâtiments, équipés à cette fin, avec des troupes conséquentes, etc.

Mais cela est tout aussi vrai s’agissant des travaux « immatériels » qui recourent aux fameuses NTIC dont les impacts écologiques désastreux sont précisément masqués par la douteuse notion de « dématérialisation » qui leur est attachée, les dotant d’une fallacieuse réputation de technologies « propres ». Ces impacts sont pourtant d’ores et déjà repérables et commencent à être bien documentés aux différentes étapes du cycle de vie de leur appareillage. Et ils risquent fort de s’aggraver au vu du développement exponentiel que connaissent ces technologies, qui annule et au-delà les efforts consentis pour en réduire l’empreinte écologique par unité produite.

Au niveau de leur production tout d’abord. La production des appareils numériques (serveurs, routeurs, commutateurs, ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.) consomme en premier lieu de nombreuses matières premières, pour certaines fort précieuses parce que disponibles en faibles quantités ou déjà raréfiées, principalement des métaux : aluminium, argent, cadmium, cobalt, cuivre, étain, fer, gallium, indium, lithium, manganèse, nickel, niobium, or, palladium, platine, plomb, ruthenium, tantale, zinc, sans compter les lanthanides (terres rares) dont 95 % sont localisés en Chine, mais aussi des métalloïdes semi-conducteurs naturels (silicium, germanium, sélénium, tellure). Un simple téléphone portable contient ainsi plus de soixante métaux différents ; et les cristaux liquides des écrans LCD quelque deux cent cinquante substances différentes (EcoInfo, 2012 : 27, 173).

Or l’extraction minière de ces matières premières est source de pollutions importantes des sols et des eaux environnantes ; d’autant plus qu’elle se concentre dans des formations semi-périphériques et périphériques à la législation environnementale peu contraignante et souvent encore moins respectée, dont les compagnies minières indigènes ou étrangères (notamment celles ayant leur siège social dans des formations centrales) s’affranchissent de surcroît facilement. Rappelons par ailleurs que l’industrie extractive est parmi les plus énergétivores, en contribuant ainsi à l’émission de gaz à effet de serre (GES).

Outre ces matières premières, la fabrication des appareils électroniques auxquels font appel les NTIC est également fort gourmande en énergie, en eau (déionisée) ainsi qu’en de multiples intrants chimiques :

« La production d’une simple puce électronique pour une barrette mémoire de 32 bits pesant 2 g nécessite 1600 g d’énergies fossiles secondaires, 72 g de produits chimiques, 32 000 g d’eau, 700 g de gaz élémentaires (principalement N2) ; par ailleurs, il faut 160 fois plus d’énergie pour produire du silicium de qualité électronique que dans sa forme basique » (EcoInfo, 2012 : 21).

Ces intrants sont souvent des polluants toxiques (c’est notamment le cas des solvants et des composants chimiques fluorés) qui contaminent sols, eau et atmosphère. Mais la fabrication de ces appareils génère aussi des poussières et scories de métaux lourds (cuivre, nickel, zinc, étain, plomb) et de soudures, tout comme des déversements plus ou moins accidentels de polluants organiques persistants (notamment ceux entrant dans la composition des produits ignifugeants présents dans les appareils électroniques), là encore sources de contamination du milieu.

Par ailleurs, étant donné que la production des principaux composants des appareils informatiques de consommation courante est très concentrée géographiquement (États-Unis, Japon, Taïwan, Corée du Sud, Chine), leur commercialisation au niveau mondial génère une quantité importante supplémentaire de GES du fait de leurs transports sur longue distance.

L’utilisation de ces appareils consomme de même de grandes quantités d’électricité qui ne cessent d’augmenter, dont la production participe de l’émission de GES, pour autant qu’elle recoure à des combustibles fossiles : en 2015-2016, en France, la consommation d’électricité de l’ensemble des appareils numériques s’est élevée à 56,5 TWh (sur une consommation totale de 476 TWh, soit 11,9 %), dont 22 TWh pour les seuls appareils domestiques ; leurs achats et leurs usages ont émis en moyenne 1180 kg d’équivalent CO2 par habitant, soit près du dixième des 12 092 kg de l’empreinte carbone totale de ce dernier et plus que celle générée par sa consommation de viande et de poisson (1144 kg) ; et, au niveau mondial, la part des émissions de GES dues au numérique a crû de 50 % entre 2013 et 2018 (Frenoux, 2019 : 30, 27, 31). Sont ici en cause la rapide diffusion de la microinformatique (les ordinateurs personnels, puis les tablettes) et, plus encore, celle du smartphone (en Europe, l’énergie consommée par les réseaux de téléphonie mobile s’élève à la moitié de celle des chemins de fer (EcoInfo, 2012 : 149)) ; la forte obsolescence de ces appareils, obsolescence physique (alimentée notamment par la course infernale entre logiciels de plus en plus gourmands en capacité de stockage et de traitement et matériels de plus en plus performants en volume et puissance de calcul) et plus encore obsolescence morale (quelle honte de ne pas être doté de la dernière version d’un logiciel ou du dernier modèle d’un appareil, ce qui conduit à en changer bien avant qu’ils soient matériellement hors service !) ; tout comme le développement de nouveaux usages, tels le commerce en ligne, le streaming (dès 2015, le streaming vidéo a représenté 63 % du trafic web mondial) ou le cloud (stockage de données sécurisées à distance) : dès 2012, si le cloud avait été un État, il se serait classé au cinquième rang mondial en termes de consommation d’électricité (notamment pour « rafraîchir » les data centers, opération qui engendre en aval la pollution thermique des cours d’eau, perturbatrice des écosystèmes aquatiques), et ses besoins devaient être multipliés par trois d’ici à 2020 (Frenoux, 2019 : 50, 35). Et, outre qu’elle est là encore nécessairement émettrice de GES (dans des proportions cependant variables selon le mix énergétique de chaque formation sociale), cette production d’électricité (sous forme thermoélectrique ou hydroélectrique) est elle-même fortement consommatrice d’eau :

«  Un centre de données d’un peu plus de 450 m2 d’une puissance de 1000 kW pourrait être responsable de la consommation de plus de 64 millions de litres d’eau par an rien que pour sa consommation électrique (…) Le refroidissement de cet ensemble ajoutant encore 34 millions de litres d’eau, ce sont au total plus de 98 millions de litres d’eau par an qui sont consommés  » (EcoInfo, 2012 : 43-44).

Voilà qui donne une idée du degré de « dématérialisation » des NTIC ! Dans le même ordre d’idées, on peut enfin ajouter que, alors qu’elles nous avaient promis un univers sans papier, ces technologies ont au contraire contribué à accroître la production et la consommation de papier d’imprimerie. Alors que la production mondiale de papier s’est élevée à 100 millions de tonnes en 1965 et 170 millions au début des années 1980, elle a atteint 375 millions de tonnes en 2009, le papier d’impression et d’écriture en constituant 28 % (deuxième poste après l’emballage) ; et difficile d’exonérer le développement des NTIC de toute responsabilité en la matière. Or la fabrication de papier est une industrie fortement consommatrice, outre de bois (elle contribue ainsi à l’artificialisation des surfaces boisées), d’eau, de ce fait aussi fortement polluante (en dépit de procédés alternatifs à l’usage du chlore pour blanchir le papier) ; quant aux papiers bureautiques usagés, leur pollution par l’encre d’impression les rend difficilement recyclables sans recourir, là encore, à des produits polluants.

En fin de vie, les appareils numériques sont d’autant plus difficiles à recycler qu’ils sont complexes (composés de matériaux différents : des céramiques, de multiples métaux différents, souvent sous forme d’alliage, des matières plastiques, etc.), qu’ils sont de plus en plus miniaturisés et qu’ils n’ont pas été conçus à cette fin. Résultat : seuls 10 % à 40 % des déchets électroniques sont correctement traités (le taux de recyclage des lanthanides mais aussi celui de l’indium, du gallium, du germanium, du lithium, du silicium, du tantale est par exemple inférieur à 1 %) (EcoInfo, 2012 : 30 ; Frenoux, 2019 : 21, 24). Les autres aboutissent souvent dans des décharges informelles à ciel ouvert (généralement dans des formations périphériques, notamment en Afrique et en Asie du Sud) où ils contaminent leur environnement (sol et eau) ; et c’est encore pire dans le cas où ils finissent dans des incinérateurs, qui dégagent toutes sortes d’émanations toxiques (monoxyde de carbone, oxyde de soufre, particules de brome, de plomb, de cadmium, d’antimoine, d’arsenic, de nickel et de zinc, composés chlorés ou brominés, dioxines et furanes, etc.), autant de polluants auxquels sont exposés les opérateurs et les populations environnantes mais qui sont autant de menaces pour la biodiversité plus généralement.

Au vu de ce qui précède, on ne s’étonnera pas des risques sanitaires tout le long du cycle de vie des appareils électroniques. Y sont ainsi successivement exposés : les mineurs qui extraient les différents matériaux (notamment les métaux lourds) entrant dans la composition des circuits électroniques ; les salarié-e-s des industries fabriquant ces derniers (exposés outre aux mêmes métaux lourds à différents composants organiques : solvants, phtalates, retardateurs de flammes bromés, produits perfluorés) ; mais aussi les riverains des sites d’extraction et de production ; enfin, les personnes travaillent au démantèlement des appareils électroniques mis au rebut, soumises à l’ensemble des agents pathogènes précédents, surtout lorsque cette opération s’effectue de manière plus ou moins sauvage, dans des décharges ou des ateliers ne leur assurant aucune protection, comme c’est encore souvent le cas dans les formations périphériques où s’accumulent 50 à 80 % des déchets électroniques. Et il ne faudrait pas oublier que, entre-temps, les usagers de ces appareils n’échappent pas non plus complètement à l’action nocive de ces substances, sous forme d’émanations diverses ; sans compter le surcroît d’ondes électromagnétiques auquel ces appareils les soumettent, dont les effets sanitaires sont encore imparfaitement connus ; et la contribution des NTIC au stress, au travail comme hors du travail, par l’amplification et l’accélération constantes des sollicitations de communication qu’elles génèrent, engendrant une véritable « infobésité » (EcoInfo, 2012 : 76-80). Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le spectacle des usagers pendus à l’écran de leur smartphone à l’occasion du moindre « temps mort », dans la rue, en vélo comme au volant, dans les files d’attente, dans les transports en commun, quand ce n’est pas pendant des discussions à table entre convives.

Notons pour conclure cette section que l’engouement pour «  l’économie immatérielle » sous nos latitudes correspond tout simplement à la fonction que se sont réservée les formations centrales dans la nouvelle division internationale du travail née de la transnationalisation du capital : celle des activités de direction, de conception, d’organisation et de contrôle d’un procès de production dont les activités productives matérielles ont été pour une bonne part délocalisées dans les formations périphériques ou semi-périphériques. Bref, « l’immatériel » est le paravent derrière lequel se cache le matériel, sans faire en rien disparaître ce dernier pour autant. (Article reçu le 15 mai 2023, la deuxième et la troisième partie seront publiées les 17 et 18 mai)

Bibliographie

Écoinfo (2012), Impacts écologiques des TIC. Les faces cachées de l’immatérialité, Les Ulis, EDP Sciences.

Frenoux Emmanuelle (2019), « Quel impact environnemental pour l’informatique ? », EcoInfo, Paris, CNRS, Limsi, Polytech Paris-Sud.

Lévy Maurice et Jouyet Jean-Pierre (2006), L’économie de l’immatériel : la croissance de demain. Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel au Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, Paris, La Documentation française.

Tanuro Daniel (2012), L’impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte.

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