Tiré de A l’Encontre
17 mai 2023
Par Alain Bihr
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Sur « l’économie circulaire »
« L’économie circulaire » s’oppose en ce sens à « l’économie linéaire » qui enchaîne l’extraction des ressources naturelles, leur transformation industrielle et l’élimination des produits en fin de vie sous forme de déchets, sans se soucier ni du caractère éventuellement non renouvelable des premières ni du caractère le plus souvent non assimilable et recyclable par les écosystèmes des derniers.
En fait, cette définition de « l’économie circulaire » s’inspire d’un schéma élaboré par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe, devenue Agence de la transition écologique), repris par un grand nombre de ses partisans, selon lequel la dynamique de cette dernière est censée parcourir une boucle dont les trois phases successivement répétées, correspondant en gros aux différentes phases du cycle de vie d’un produit et constituant autant de « domaines d’action », sont « l’offre des acteurs économiques », « la demande et le comportement des consommateurs » et « la gestion des déchets ». Ce qui conduit l’agence à attribuer sept « piliers » à « l’économie circulaire » : « l’approvisionnement durable », « l’éco-conception », « l’économie industrielle et territoriale » et « l’économie de la fonctionnalité » pour le premier ; « la consommation responsable » et « l’allongement de la durée d’usage » par la réparation, le réemploi ou réutilisation et le reconditionnement pour le second ; enfin « le recyclage » pour le dernier (Benady et Ross-Carré, 2021 : 9). Passons par conséquent en revue ces différents « piliers » pour en évaluer la solidité et juger dans quelle mesure ils sont compatibles avec les nécessités de la reproduction du capital.
De « l’approvisionnement durable », l’Ademe propose la définition suivante : « L’approvisionnement durable concerne le mode d’exploitation/extraction des ressources visant leur exploitation efficace en limitant les rebuts d’exploitation et l’impact sur l’environnement pour les ressources renouvelables et non renouvelables » (cité dans Benady et Ross-Carré, 2021 : 50). Soit rien de plus que ce que font d’ores et déjà et depuis longtemps toutes les entreprises capitalistes prises une à une, soucieuses de réduire leur coût de production pour améliorer leur compétitivité, sans que diminue pour autant leur consommation (productive) globale de ressources naturelles, conformément à l’impératif de reproduction élargie du capital. Et on peut d’autant plus douter qu’il en aille différemment à l’avenir que cet objectif d’approvisionnement durable est censé être atteint par des moyens aussi « contraignants » que l’engagement de ces entreprises « dans un code de conduite vis-à-vis des fournisseurs », « l’intégration des critères de développement durable aux appels d’offres et autres étapes du processus d’approvisionnement », le recours aux certifications, la formation des fournisseurs, etc. (Benady et Ross-Carré, 2021 : 51). Car on sait d’expérience ce qu’il en est de l’autodiscipline et des autorégulations laissées au bon soin des industriels capitalistes, de leurs fédérations professionnelles et de leurs organisations syndicales.
« L’éco-conception », pour sa part, se définit par « l’intégration des critères environnementaux dès la phase de conception d’un produit ou d’un service afin d’en réduire les impacts environnementaux tout au long du cycle de vie (de l’extraction des matières premières jusqu’à sa fin de vie) » (Benady et Ross-Carré, 2021 : 15). Elle implique pour le fabriquant de minimiser autant que possible l’empreinte écologique (en termes de prélèvement de matières premières, de consommation d’énergie, de rejets et de déchets) de ses procédés de production, de s’abstenir de recourir à des produits toxiques, de concevoir ses produits de manière à ce qu’ils soient le plus durables possible, d’en faciliter la réparation, le reconditionnement ou le recyclage, etc.
A priori, cela devrait aller à l’encontre des intérêts du capital industriel, en renchérissant les coûts de production (quoique les économies de matières premières et d’énergie puissent exercer des effets adverses) et en allongeant la durée d’usage des produits, donc en limitant le renouvellement des achats. Or, selon une enquête de l’Ademe, « la marge bénéficiaire des produits éco-conçus est supérieur de 12 % en moyenne, comparativement à celle des produits conventionnels ; pour 96 % des répondants, l’éco-conception a un effet positif ou neutre sur les profits de l’entreprise » (Benady et Ross-Carré, 2021 : 65). C’est que les entreprises qui font le choix de se soumettre aux exigences d’auto-conception acquièrent ce faisant un avantage compétitif (du fait d’un meilleur rapport qualité/prix de leurs produits) qui leur permet de gagner des parts de marché et d’accroître leur marge bénéficiaire tout en vendant pourtant leurs produits plus cher. Le temps du moins que leurs concurrents en fassent autant, ce qui relance la course à l’innovation… et stimule globalement l’accumulation du capital ! Car il n’y a finalement, là encore, rien de neuf au regard des mécanismes habituels à la fois suscités et mis en œuvre par la concurrence intercapitaliste, dont nous savons qu’elle est le biais par lequel s’exerce sur les capitalistes la nécessité de la reproduction élargie du capital social dans son ensemble.
Egalement dénommée « symbiose industrielle », « l’économie industrielle et territoriale » fait appel à des pratiques collaboratives (coopératives, mutualistes) entre entreprises proches, sises sur un même territoire (un site, une localité, une région, etc.), de manière à réduire leur empreinte écologique globale. Mais cela peut aussi valoir pour des équipements collectifs ou des services publics inclus dans une aire déterminée.
« La symbiose industrielle repose sur une approche pragmatique, qui considère qu’à une échelle géographique donnée (zone industrielle, agglomération, département…), et quel que soit son secteur d’activité, chacun peut réduire son impact environnemental en essayant d’optimiser et/ou de valoriser et/ou de mutualiser les flux (matières, énergies, personnes…) qu’il emploie et qu’il génère » (Benady et Ross-Carré, 2021 : 78)
Une fois encore, il n’y a là rien d’inouï, puisqu’on se propose tout simplement de formaliser et de systématiser les phénomènes de synergie entre activités productives qui se produisent, plus ou moins spontanément, au sein des clusters(districts industriels) qu’avait déjà relevés Alfred Marshall à la fin du XIXe siècle, tout en les soumettant à un impératif de réduction de l’empreinte écologique. Dans cette perspective, de pareilles synergies peuvent prendre une double forme :
. la mutualisation de moyens, s’agissant des flux entrants (par exemple le développement d’un réseau commun de chaleur ou d’électricité photovoltaïque, le groupement des commandes), des flux sortants (par exemple la collecte des déchets) ou des deux (par exemple la mise en commun de la logistique amont et aval) ;
. la mise en réseau des entreprises, les flux sortant de l’une constituant des flux entrant dans une autre. C’est le cas par exemple quand les déchets de l’une peuvent constituer la matière première de l’autre ou quand la vapeur générée par l’une peut permettre d’actionner les turbines génératrices d’électricité de l’autre. Et tous les partisans de « l’économie circulaire » de citer le cas du site danois de Kalundborg.
Ce sont sans doute là des pratiques capables de réduire l’empreinte écologique de la reproduction du capital en termes relatifs (relativement au capital employé) mais non pas en termes absolus, puisqu’elles n’abolissent pas (ne peuvent ni d’ailleurs ne veulent abolir) l’impératif de reproduction élargie. D’autant plus que, là encore, on compte essentiellement sur le bon vouloir et l’intérêt bien compris des capitalistes individuels pour qu’ils s’y engagent, sans tenir compte des penchants contraires que développe nécessairement la propriété privée des moyens de production (questions relatives au droit de propriété, rivalité concurrentielle, horizon borné des intérêts particuliers, etc.), qui freinent inévitablement le développement de ce type de pratiques.
Quant à « l’économie de la fonctionnalité », elle consiste à privilégier « l’usage à la possession et tend à vendre des services liés aux produits plutôt que les produits eux-mêmes » (Benady et Ross-Carré, 2021 : 90). L’entreprise reste propriétaire des biens dont elle ne commercialise que l’usage. Exemples : la location par Xerox de ses photocopieurs et son offre de service de reproduction de documents à la copie ; les constructeurs d’automobiles qui louent leurs véhicules au lieu de les vendre (le client paie l’usage d’une automobile qu’il ne possède pas et n’est pas destiné à acquérir) ; de même, Michelin propose de « louer » ses pneus aux entreprises de transport qui paient en proportion des kilomètres parcourus : en somme, Michelin vend non plus des pneus mais des kilomètres d’usage (et d’usure) des pneus ! Tandis que Autolib et consorts mettent des véhicules à la disposition des automobilistes qui ont souscrit un abonnement et en paient l’usage au kilomètre et à la durée. Dès lors, loin de soumettre leurs produits à une logique d’obsolescence programmée, les industriels ont au contraire tout intérêt à produire des biens les plus solides et les plus durables possible et à réduire leur usure (par leur maintenance, leur réparation, les conseils aux clients, etc.)
Font cependant obstacle à la généralisation de ce type de pratiques, outre la nature des produits, biens et services, commercialisés (par définition, elles ne peuvent concerner que des biens plus ou moins durables, dont il s’agit précisément d’augmenter la durée d’usage), mais aussi l’augmentation du capital fixe et la diminution de sa vitesse de rotation qu’elles impliquent, qui ne peuvent être prises en charge que par des capitaux déjà fortement concentrés et centralisés (de préférence en situation d’oligopoles). Tandis que rien ne garantit qu’un usage partagé d’un bien de consommation en réduise l’usure proportionnellement à son usage : le moindre soin apporté par le consommateur à ce dernier peut au contraire l’augmenter.
« La consommation responsable doit conduire l’acheteur, qu’il soit acteur économique (privé et public) ou citoyen consommateur, à effectuer son choix en prenant en compte les impacts environnementaux à toutes les étapes du cycle de vie du produit (bien ou service) » (Benady et Ross-Carré, 2021 : 98). Conçue comme une démarche essentiellement citoyenne, elle s’appuie sur l’information du consommateur via l’étiquetage des produits, la labellisation (l’élaboration d’écolabels) et la certification, l’affichage environnemental (fournissant des informations sur l’impact environnemental des produits), les publications des associations de consommateurs (type Que choisir ? Association des consommateurs de France), etc. Là encore, rien de bien nouveau sous le soleil : les incitations à la consommation responsable sont aussi vieilles que… la consommation marchande tout court et elles n’ont jamais empêché celle-ci de croître exponentiellement, tout comme la reproduction élargie du capital dont elle est un moment. Tout simplement parce que « citoyen consommateur » est un oxymore : si le citoyen est en principe mû par le souci de l’intérêt général (en l’occurrence écologique), le consommateur est prisonnier de son intérêt particulier, lié à son niveau et à son mode de vie tels qu’ils sont déterminés par sa situation dans les rapports de production. Ce qui conduit le second à effectuer des « choix » qui s’écartent des injonctions du premier, bien plus souvent que l’inverse.
Venons-en à « l’allongement de la durée d’usage » des produits, en commençant par la réparation des objets usagés. Elle présuppose que les industriels mettent à disposition des consommateurs ou des artisans spécialisés dans la maintenance des appareils les pièces de rechange nécessaires plusieurs années après que le produit a été vendu. Ils ne sont encore qu’une très faible minorité à s’en soucier, en y gagnant toutefois un avantage compétitif. Là encore l’augmentation du capital fixe et la diminution de sa vitesse de rotation, qui en sont des conséquences inévitables, constituent des freins sensibles, qui montrent bien en quoi la nature capitaliste du procès de production fait directement obstacle à son orientation écologique.
Mais surtout assurer la réparation des produits suppose de lutter contre leur obsolescence programmée, dont nous savons qu’elle recourt notamment à des défectuosités volontaires et à rendre ces objets irréparables dès leur conception et fabrication. La condamnation pénale de ce type de pratique, telle que celle introduite en France par la « Loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire » du 10 février 2020 ou telle qu’elle est envisagée (mais pas encore adoptée) par la réglementation européenne, ne suffira sans doute pas à y mettre fin, tant sont étendus les moyens des industriels (et de leurs lobbies) en la matière. Plutôt que de compter sur une action collective des consommateurs, il aurait été plus efficace de rendre possible une action collective… des producteurs (les ouvriers, techniciens et ingénieurs) qui sont les premiers et les mieux informés des pratiques des industriels en la matière, puisque ce sont eux qui les mettent en œuvre. Mais, là encore, cela est peu compatible avec les rapports capitalistes de production.
Enfin, même rendus réparables, les objets ne seront pas nécessairement réparés tant que le commun des consommateurs ne disposera ni du temps libre ni des moyens (outillage, locaux) ni du savoir-faire nécessaire à cette fin. Bien que tendent à se développer, mais précisément en dehors des circuits capitalistes, tant l’information nécessaire à ce sujet (notamment par le biais d’Internet) que les ateliers coopératifs qui y sont dédiés.
« L’allongement de la durée d’usage » des produits peut aussi s’obtenir par leur réemploi et leur réutilisation. Ils consistent à donner « une deuxième vie aux objets en les réemployant entre acteurs économiques et/ou entre particuliers via des achats d’occasion, du don ou de la location entre particuliers, ou même l’entraide entre particuliers » (Benady et Ross-Carré, 2021 : 7). C’est une pratique ancienne qui perdure sous forme des brocantes et des vide-greniers, sans compter évidemment les multiples formes d’entraide (trocs ou dons) entre parents, amis, voisins, collègues de travail, etc. Elle peut aussi se développer sous forme d’activités associatives, à but lucratif (comme dans le cas du réseau Envie) ou non (comme dans le cas des communautés Emmaüs). Toutes activités qui, significativement, présentent un caractère non capitaliste voire anticapitaliste. Mais c’est aussi une pratique qu’a tendue à envahir le capital marchand : le marché de l’occasion ne se limite plus aujourd’hui aux véhicules automobiles mais s’étend à l’ensemble des biens de consommation un tant soit peu durables, notamment via certains sites Internet (cf. Le bon coin).
« L’allongement de la durée d’usage » peut encore passer par « la réutilisation des produits et des composants arrivant en fin de vie comme ressource pour fabriquer des produits neufs identiques, voire plus performants » (Aurez et Gorgeault, 2016 : 130). C’est le cas par exemple lorsque, dans une casse automobile ou cimetière de voitures, des pièces sont prélevés sur ces dernières avant qu’elles ne soient broyées pour être revendues d’occasion et remontées sur des véhicules dont l’usage est prolongé d’autant. Mais, comme cet exemple le laisse entendre, cela présuppose que de pareilles opérations aient été rendues possibles par la conception et la production tant du produit usagé en fin de vie que de celui destiné à recevoir les composants en provenance du précédent. Où l’on retrouve les limites rencontrées dans la réparation. (La troisième partie sera publiée le 19 mai)
Bibliographie
Aurez Vincent et Georgeault Laurent (2016), Économie circulaire. Système économique et finitude des ressources, Louvain-la Neuve, De Boeck Supérieur.
Benady Anne et Ross-Carré Hervé (2021), L’économie circulaire, La Plaine Saint-Denis, Afnor Éditions.
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