Édition du 23 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet du 30 août

Le mystère des « classes moyennes »

Le discours traditionnel de la droite, des dominants et des réactionnaire s’adresse à une entité nébuleuse appelée les « classes moyennes ». Cette absurdité sur le plan sociologique origine des États-Unis de l’après-guerre où les politiques keynésiennes mises en place par le capital et le Président Roosevelt eurent pour effet de changer la donne en permettant aux classes populaires de mieux vivre. De cette transformation pensait Keynes, le capitalisme pourrait rebondir sur la base de l’élargissement du marché intérieur et sur le « contentement » relatif des classes populaires capables d’améliorer (relativement) leurs conditions de vie. Dans l’imaginaire de l’époque, tout le monde (ou presque) devenait « classe moyenne ».

Plus tard dans les années 1970-80, les dominants changèrent progressivement leur fusil d’épaule puisque l’accumulation du capital portée par le keynésianisme plafonnait et que les « classes moyennes », notamment leurs enfants, devenaient trop turbulentes. C’est ainsi que fut orchestrée la transition vers le néolibéralisme et de facto, la longue et inexorable descente des « classes moyennes ». Les vastes couches prolétarisées ont alors été assaillies de toutes parts par la précarisation du travail, les coupures (et les privatisations) dans le secteur public et l’endettement. Aujourd’hui, les salaires et conditions de travail sont inférieurs à ce qui prévalait en 1972, en moyenne.

On imagine dans ce contexte le désarroi et la perte de sens qui frappent les dites « classes moyennes ». Pour la classe ouvrière dans l’industrie et le secteur primaire, l’insécurité permanente se combine à une offensive patronale sans précédent qui mine les salaires et les pensions. Les « cols blancs » sont eux-mêmes bousculés par la transformation de leurs conditions de travail dans le sens de plus de contrôle, de moins d’autonomie et de plus de « productivité » (travailler plus pour gagner moins). Les petits et moyens entrepreneurs, malgré tout le bla-bla à leur sujet, sont souvent condamnés à travailler 7 jours sur 7 dans des conditions parfois surréalistes, et sans aucune sécurité. Le rêve hérité des parents et des grands-parents à l’effet que pas à pas, on pouvait améliorer sa vie, acheter sa maison, envoyer ses enfants à l’université, s’estompe. Devant cela, comment être surpris que plusieurs personnes sont fâchées ?!?

Cette colère est cependant confuse. La droite avec les médias-poubelles poursuit une formidable bataille d’idées pour convaincre cette « classe moyenne » descendante que les responsables de leurs malheurs sont les syndicats et le secteur public. Asséné avec une grande violence par l’extrême droite états-unienne (le Tea Party), ce discours est repris au Canada par Stephen Harper et au Québec par François Legault. En massacrant le secteur public et en détruisant les syndicats, on dégagera des « surplus » qui par miracle iront à la « classe moyenne ». Ce discours porte surtout parmi les jeunes qui vivent déjà le précariat à grande échelle, qui ont peu d’espoir d’avoir un emploi stable et syndiqué et donc qui regardent avec un certain ressentiment ceux et celles qu’on présente comme des « privilégiés ». On ajoute à cela des éléments de racisme contre les immigrants et d’appels à la haine contre les dissidents, et on a la recette qui a permis à Harper de se gagner une majorité électorale, même si moins de 25 % des gens ont voté pour cela. Reste à voir si Legault réussira son pari.

Le problème cependant est que la gauche, à mon sens en tout cas, ne s’est pas suffisamment attelée à confronter le problème. Il y a toutes sortes de raisons dans ce retard dont la perpétuation d’un discours dépassé et figé sur les classes sociales. Dans certains milieux, on est encore accrochés à l’image d’une « classe ouvrière » industrielle qui serait seule porteuse d’un projet de gauche. Ce qui conduit à l’ignorance, voire à un certain mépris, pour les multitudes prolétarisées qui se développent à l’ombre du précariat et que le système définit comme les « classes moyennes ». D’une manière caricaturale, une certaine approche de gauche finit par penser que les banlieusards de Laval ou de la Rive-sud sont des espères un peu attardées, qui votent pour la CAQ, qui aiment Mario Dumont et qui détestent les carrés rouges. Mais en réalité, la grande majorité de ces gens appartient aux classes populaires, donc au 99 %, même si, à cause du travail culturel des dominants, elle ne s’identifie pas au peuple.

C’est donc à la gauche de faire son travail qui est à la fois éducatif et organisationnel. Le discours de la gauche doit être inclusif, et éviter que des classes moyennes déclassées ne se sentent méprisées parce qu’elles sont précaires, inorganisées et banlieu-isées (très souvent parce qu’elles n’ont pas le moyen de vivre en ville). La dimension organisationnelle est alors indispensable, car on ne convainc pas seulement les gens avec des discours. La gauche doit s’investir encore plus (elle le fait déjà) dans les problèmes qui confrontent les « classes moyennes » (pensons par exemple aux questions de transport, de l’endettement, de l’insécurité) et construire des projets et des réseaux qui s’adressent à ces thèmes qui touchent les gens directement, de façon à faire apparaître un leadership « interne » dans ces « classes moyennes » mêmes. Rêvons un peu à une gauche inclusive qui apparaîtrait comme un projet qui dépasse le Plateau …

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