Édition du 7 mai 2024

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Débats

Le réveil des Réactionnaires contre l’éveil des Wokes

Les réactionnaires se réveillent. Le colloque « Après la déconstruction » organisé par l’Observatoire du décolonialisme, le Collège de Philosophie et le Comité Laïcité-République s’est tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022. Bénie par le grand prêtre dénonciateur de l’islamo-gauchisme, le ministre français de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, cette grande messe réunissait notamment Mathieu Bock-Côté, Pascal Bruckner, Claude Habib, Nathalie Heinich, Pierre Jourde, Catherine Kintzler, Pierre Manent, Helen Pluckrose, Bernard Rougier, Dominique Schnapper et Pierre-André Taguieff.

10 janvier 2022 | tiré de la Lettre de Pivot

En fait, je parle de « réveil », mais ils ne dormaient pas. Leur sortie publique survient seulement parce que la conjoncture leur semble favorable pour passer à l’action et opérer un grand retour en arrière.

L’occasion leur est donnée de s’en prendre à tout ce qui bouge actuellement en matière de critique provenant de la gauche universitaire.

Sous le vocable général de « wokisme » ils dénoncent la « culture de l’annulation » (« cancel culture »), les espaces sécuritaires (« safe spaces ») et les « micro-agressions ». Ils visent tout un arsenal conceptuel critique de l’ordre établi qui en était venu à s’imposer quelque peu dans le milieu universitaire, à défaut de s’imposer dans la société. Tout y passe. Ils rejettent les accusations de racisme systémique, de privilège blanc et de racialisation. Ils s’en prennent à l’antiracisme, à la théorie critique de la race (critical race theory) et à l’idéologie décolonialiste. Ils remettent en question le concept d’appropriation culturelle et ils stigmatisent une certaine pratique de la déconstruction. Ils critiquent les notions d’intersectionnalité, de culture du viol et de patriarcat et se moquent de l’écriture inclusive.

Pourquoi sortir à ce moment-ci ?

Ils étaient depuis longtemps sur la défensive, car qui peut nier la lourdeur toujours présente de l’histoire coloniale, du racisme et du patriarcat ? C’est toutefois lorsque les critiques décoloniales, antiracistes et féministes se sont engagées sur le terrain symbolique que l’occasion s’est présentée de rétablir la loi (du plus fort) et l’ordre (établi).

Sur le plan symbolique, le colonialisme, le racisme et le sexisme n’existeraient donc pas. Il faut alors aussi, dans un même élan, dénoncer la thèse de la performativité du langage. Le langage ne serait jamais porteur de violence et les images, les caricatures ou les symboles ne peuvent être interprétés comme des agressions, et ce, même lorsqu’ils incitent à poser des actes violents. Disparaissent ainsi en fumée tous les travaux de la deuxième moitié du 20ème siècle sur les actes de langage, la théorie des énoncés performatifs et le fait que dire, c’est aussi faire quelque chose. Le langage, et plus généralement les symboles, ne peuvent être des instruments de domination.

Exit les accusations de discours islamophobe. Exit la loi Pleven (1972) et la loi Gayssot (1990) qui interdisent en France les discours haineux ou qui incitent à la violence.

Le black face ? Ce n’est pas grave. On peut aussi s’en donner à cœur joie et prononcer le mot commençant par la lettre N. On peut aussi caricaturer de manière violente et agressive l’islam, un peu comme on a caricaturé les juifs aux 19e et 20e siècles. Les pires stéréotypes peuvent être véhiculés pour exprimer une haine à l’égard de l’autre, de l’étranger, et ce, au nom de la liberté d’expression.

Avancer en arrière

Ils ne se contentent pas de critiquer le wokisme compris dans sa dimension de déconstruction symbolique. Ce mot parapluie leur offre la porte d’entrée idéale pour embrasser plus large et revenir à la charge dans l’espoir d’annuler la culture de gauche contemporaine. Sexisme ? Racisme ? Colonialisme ? Cela a peut-être déjà existé, mais c’est du passé ou c’est seulement le fait de personnes mal intentionnées qui posent à titre individuel des gestes violents. En somme, ce ne sont que des facteurs marginaux à ranger sous la rubrique des faits divers.

Ils finissent ainsi par dénoncer plus généralement toutes les formes de décolonialisme, d’antiracisme et d’anti-sexisme, qu’ils soient d’ordre symbolique ou non. Ils réaffirment « l’universalisme français, ce projet qui a émergé sous la Révolution et qui visait à diffuser la civilisation et la liberté partout dans le monde ». Ils veulent sortir la France de toute culpabilité à l’égard du passé colonial, ce qui est fort commode, car cela occulte la présence toujours actuelle du néocolonialisme sous la forme d’une Françafrique imposant encore le franc CFA dans une quinzaine de pays d’Afrique francophone. Ils dénoncent le fait que, depuis le concile de Vatican II (1962-1965), « l’Église cesse de concevoir l’islam comme une menace existentielle pour y voir un moyen parmi d’autres d’accéder à Dieu. » L’islamophobie a donc, à leurs yeux, aussi droit de cité.

Ils promeuvent aussi le modèle assimilationniste français. En France, vous pouvez être noir, musulman et d’origine sénégalaise, mais dans l’espace public on ne vous reconnaîtra que comme citoyen de la République. Toute forme de vie communautaire sera perçue comme une manifestation de communautarisme. La Umma sera interprétée comme impliquant une adhésion implicite à la doctrine du Grand Remplacement, tel qu’imaginé par Renaud Camus. Si vous vous portez à la défense de la Palestine et que vous dénoncez la politique coloniale d’Israël, vous êtes un islamo-gauchiste. Si vous êtes antisioniste, on vous décrira comme un antisémite. En somme, les critiques initiales formulées dès 1995 par Pierre-André Taguieff contre l’antiracisme, la judéophobie et l’islamo-gauchisme ont fait des petits.

Réunifier la gauche

Pour l’essentiel, les critiques formulées dans ce colloque viennent de la droite, quand ce n’est pas de la droite extrême. Dans l’autre camp, on trouve des syndicats, le journal Libération et Mediapart, la plateforme dirigée par Edwy Plenel. Le colloque a ainsi été dénoncé par 74 intellectuels français.

Mais il faut aussi prendre acte des critiques provenant parfois aussi de la gauche, cette gauche qui ne jure que par les déterminismes socio-économiques, la lutte des classes et l’union des prolétaires de tous les pays. Elle est aveugle aux différences de couleur, au racisme, au sexisme, au colonialisme, à l’islamophobie et aux problématiques identitaires. Ce sont des débats qui, selon ces penseurs, conviennent à la droite, parce qu’ils masquent les véritables contradictions de la société. Ce sont des débats qui relèvent de la superstructure alors que les injustices profondes seraient, en dernière instance, exclusivement de nature socio-économiques.

J’appartiens pour ma part plutôt à la tradition de Kimberlé Crenshaw qui dénonce depuis 1989 le caractère intersectionnel des injustices. Une femme, immigrante, noire, pauvre et musulmane sera au carrefour de multiples situations d’injustice. J’appartiens aussi à la tradition de Nancy Fraser qui souligne trois grandes dimensions d’une théorie de la justice. Celle-ci doit inclure une théorie de la distribution socio-économique, mais aussi une théorie de la reconnaissance et une théorie de la représentation politique. Par exemple, les femmes sont défavorisées sur le plan de l’équité salariale (distribution socio-économique), mais on ne reconnaît pas non plus à leur juste mesure les mérites des professions fondées sur l’éthique du soin (reconnaissance), et elles ne brisent pas encore complètement le plafond de verre (représentation politique). J’appartiens aussi à l’école de Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, les auteurs de Construire le peuple (2017) qui estiment qu’il faut être à l’écoute des différents types de revendications féministes, écologistes et identitaires venant d’une nation comprenant 99% de la population et ayant comme adversaire l’oligarchie. Si j’étais français, je serais aussi de la mouvance qui, au sein de la gauche, est incarnée par l’économiste Aurélie Trouvé. En 2021, dans son livre Le Bloc Arc-en-ciel, elle insiste pour dire que la gauche doit s’ouvrir au rouge des classes ouvrières, au vert des écologistes, au jaune des Gilets jaunes et aux différentes couleurs des groupes minoritaires identitaires.

Michel Seymour

Profs contre la hausse

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