Édition du 12 mars 2024

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Québec

Les déterminants sociaux de la santé en démocratie

DES UNIVERSITAIRES / Peu discutées dans l’espace public, les nuances sémantiques entre pandémie et syndémie (1) posent la question de l’exclusion des déterminants sociaux de la santé dans la représentation politique de la COVID-19 (2). Pandémie implique une représentation universelle des risques, identiques pour chaque individu, sans considération de l’âge, des conditions de vie, de l’état de santé général, etc. Syndémie désignerait plus spécifiquement la propagation d’une maladie touchant différemment les personnes, selon des facteurs socio-économiques et culturels (maladies préexistantes, âge, habitudes en santé, etc.).

KARINE COLLETTE
Linguiste-analyste de discours, professeure, Université de Sherbrooke

En imposant une régulation standardisée des comportements, la politique de santé actuelle oblitère largement les déterminants socio-économiques de la santé, même si des profils de vulnérabilité sont établis face au SRAS-CoV-2 et que la définition officielle de la santé inclut explicitement le bien-être physique, social et mental (OMS, Charte d’Ottawa).

À l’échelle collective, l’ampleur des conséquences psychosociales, le cumul et la nature des dommages dits collatéraux (mais qui n’ont rien de secondaires) de cette gestion biopolitique questionnent le basculement de nos organisations sociales et les chances qu’il reste à la démocratie de prendre en main notre avenir.

De quelques dommages collatéraux en pandémie

Outre que les gouvernements s’accaparent de façon inédite la responsabilité, et donc le contrôle, du vivant (sans engagement de prévenir ni enrayer la propagation auprès des plus vulnérables), on peut raisonnablement pointer la genèse ou l’amplification de problèmes sociopolitiques majeurs sur la santé en démocratie :

Renforcement des monopoles (Amazon, pharmaceutiques) : pendant que l’économie locale se meurt, la politique de crise favorise manifestement le pouvoir économique et politique des multinationales et des plus riches. Constat qui déboulonne solidement le faux argument de la priorité de la santé sur l’économie.
Transfert intensif des activités sociales habituelles (travailler, se rencontrer, apprendre, se divertir) au numérique : l’accroissement des données en ligne, comme celles produites par les réseaux sociaux, augmente le travail gratuit profitant aux GAFAM, et accroît les risques de surveillance numérique et d’exploitation de données privées.

Dépossession du travail : le discours dominant réprime la critique et les libertés des professionnels en santé et en recherche. La politique sanitaire exacerbe le déni institutionnel des connaissances et expériences des travailleurs, malmène l’engagement éthique et la liberté vaccinale dans les métiers de la santé et des services sociaux, entrave la liberté académique des chercheurs.
Désorganisation des systèmes éducatifs : les répercussions psychosociales et cognitives des mesures sanitaires sur les enfants, les jeunes et les personnels (désaffection pour les métiers de l’éducation, décrochage scolaire, dépression, réclusion sociale, dépendance aux écrans, etc.) génèrent un dysfonctionnement organisationnel à moyen et long terme.

Le coup porté à la culture vivante est sans appel : on a sacrifié un vecteur historique de la construction du sens et de la sublimation dans nos sociétés occidentales, en reléguant la culture vivante au rang d’activité « non essentielle », sur une période indéterminée. Le budget de relance, largement octroyé à l’industrie du divertissement sur écran, témoigne du mépris pour les arts du spectacle.
Les fermetures et restrictions appliquées aux salles de spectacles et à la restauration, sans données probantes à l’appui des décisions, peuvent, à l’image d’autres mesures, s’interpréter comme un changement zélé de paradigme : ces lieux de rencontre où l’on discute face à face, où l’on partage des émotions pour mieux résister humainement et collectivement à la fatigue psychique ambiante, au désenchantement et à la perte de sens, ne sont plus reconnus comme condition sociétale sine qua non en ces temps de crise.

Après deux confinements, un couvre-feu, une valse de mesures sanitaires et de vagues plus ou moins concomitantes, 21 mois d’état d’urgence, l’instauration d’un passeport intra-muros et l’advenue d’une injection vaccinale préventive dont on ne cesse de réduire les promesses, le bilan de la politique sanitaire n’est ni biologiquement ni psycho-sociopolitiquement convaincant. Omicron affole autant que Delta, le gouvernement claironne ses injonctions à qui mieux mieux et, dans le brouhaha de la confusion sanitaire, on chemine progressivement vers la disruption : le fil délicat de nos liens sociaux souffre de l’usure des mesures sanitaires qui fragilisent notre tissu social, terreau du vivre ensemble et de la démocratie. Quelle tendance politique organisationnelle se développe sous le coup d’(un) état d’urgence qui n’en finit plus ? Quelles transformations sociétales pérennes la politique sanitaire opère-t-elle sur nos institutions de soin et d’éducation ?

Les changements prennent corps par le rassemblement des acteurs sociaux

Isolement, télétravail, omerta, sanctions, standardisation autoritaire de la pensée et des comportements, dépossession intellectuelle des soignants et des chercheurs, fermeture et restriction des lieux culturels, menace virale entretenue dans les discours officiels, délitement des institutions éducatives et de santé participent d’une fragmentation du lien politique et social : nous perdons la capacité de nous penser collectivement, d’exiger et de reconstruire la démocratie. Des êtres réduits à leur fonctionnalité biologique, laborieuse et consumériste ne se préparent assurément pas à traverser l’effondrement civilisationnel ni les bouleversements climatiques et socioéconomiques annoncés. Dissoudre l’urgence sociale et environnementale dans l’urgence sanitaire est une hérésie : symptôme de nos sociétés déjà malades qui doivent bifurquer vers une rationalité résolument écologique et sociale, ce virus nous enjoint de prendre la santé psychologique et sociale, environnementale et démocratique, à bras-le-corps. Loin d’une adaptabilité aux errances coercitives du néolibéralisme caduque, la résilience sociétale est un processus de réappropriation, de reconstruction, une renaissance, un enjeu collectif majeur concernant nos capacités de transformation du politique, du travail, des réseaux de solidarité, de production agricole, des énergies, d’un sens du collectif empreint d’humanisme…

Les rassemblements, les événements culturels, les manifestations procurent l’expérience sensorielle du tout collectif, la construction mémorielle d’un vécu partagé : des corps engagés dans la même danse, à l’écoute d’une même musique, dans les mêmes revendications, la même réflexion, le même espace… Rempart contre le repli individuel, l’expérience du corps collectif est aussi une forme indirectement préparatoire à l’exubérance, à l’expression et aux gestes d’un mouvement collectif, au changement social, à la reconnaissance symbolique de l’altérité en soi et de ses propres possibilités subjectives.(3)

Une démocratie en santé permet de faire corps socialement, pour nous reconnaître, nous lier, pour rebâtir un imaginaire, reconstruire du sens, réfléchir ensemble, créer, expérimenter un autre avenir… Nous rassembler encore, malgré tout, désobéir s’il le faut, lutter contre les évidences dogmatiques des extrêmes centres : la neutralité est un leurre, même sous les atours d’une crise sanitaire. Le virus qu’on connaît n’emportera pas nos forces vives, mais l’obsession sanitaire, elle, asphyxie notre existence sociale, ressort essentiel de la santé démocratique.

Karine Collette est membre du Regroupement Des Universitaires

Références

(1) Richard Horton, Offline : COVID 19 is not a pandemic”, The Lancet, 26 septembre 2020

(2) Barbara Stiegler a initialement repris cette proposition dans De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Collection Tracts, n 23, Gallimard, janvier 2021.

(3) Voir, par exemple, les travaux de Judith Butler ou de Romain Huët.

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