Édition du 23 avril 2024

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Le syndicalisme ouvrier

Du libéralisme totalitaire au rétrolibéralisme (texte 9)

De la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui, il nous est possible de synthétiser la nature des relations entre l’État et le mouvement syndical en trois temps.

Le libéralisme totalitaire (de la fin du XVIIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle)

Au départ, dans la société libérale naissante, nous assistons à la constitution d’un marché supposément « autorégulé ». Les entreprises naissantes, qui produisent des biens, sont détenues par des entrepreneurs privés. Elles ont comme objectif de regrouper, sur leur lieu de travail, la production qui vient des maîtres et des artisans. Les ouvriers (puisqu’il s’agit quasiment uniquement d’hommes au travail ici) qui travaillent dans les usines ou les vastes chantiers de construction sont rémunérés à la pièce ou au temps. Les relations de travail prennent la forme d’un contrat individuel et l’État est censé ne pas intervenir dans le domaine social : vaste fumisterie ! De fait, tous les gouvernements des pays qui s’engagent dans la première révolution industrielle vont mettre en place des lois qui ont pour effet d’interdire la liberté d’association syndicale, le droit de négociation et le droit de faire la grève. Comme vision non interventionniste, on ne peut imaginer pire ! C’est l’époque du libéralisme totalitaire et les salariés ne jouissent d’aucun véritable programme institué de protection sociale.

Les dernières années du XVIII et celles de la première moitié du XIXe siècle sont véritablement celles de l’invention du syndicalisme en Europe et en Amérique du Nord. Ce premier essor fait suite à une période caractérisée par l’existence d’associations ouvrières diverses (fraternités, caisses de secours mutuel, etc.). Le passage de ce premier type de syndicalisme (majoritairement local) au syndicalisme national (regroupement territorial élargi) est la conséquence de la révolution industrielle qui a pour effet d’augmenter les effectifs ouvriers et s’accompagne de la disparition des anciennes corporations. Les premiers syndicats qui voient le jour ne sont pas reliés entre eux, ou, s’ils le sont, c’est d’une façon très éphémère.

Dès les années 1880, le syndicalisme entre dans une nouvelle période, celle de son extension et de son affermissement, avec notamment la création de regroupements (fédérations ou confédérations) plus stables et plus durables dans le temps. C’est aussi durant ces années que la combativité ouvrière gagne en ampleur et que certains grands événements vont marquer l’histoire du mouvement ouvrier et syndical (pensons ici entre autres choses à la Commune de Paris en 1871, à la grève des typographes de Toronto en 1872, aux affrontements de mai 1886 au Haymarket Square de Chicago, au coup d’État bolchevique de 1917 et à la grève générale de 1926 en Grande-Bretagne).

Le XIXe siècle est donc celui de la croissance et du développement d’un phénomène nouveau : un syndicalisme qui a dû partout s’affirmer en faisant fi de l’hostilité étatique et patronale (hostilité toujours observable chez certains employeurs). D’où, au départ, sa fragilité. Ensuite, les professions touchées par le phénomène sont les plus qualifiées. Il s’agit des professions où les salaires ne sont pas parmi les plus bas (imprimeurs, tailleurs, tisserands, charpentiers, menuisiers, etc.). C’est donc principalement des membres de l’aristocratie ouvrière qui se lancent les premiers dans l’action syndicale. Enfin, le rôle du politique est indéniable dans la naissance et le développement du syndicalisme européen et américain. Dans certains cas même, syndicats et organisations socialistes de base se retrouvent dans les mêmes congrès ouvriers ou dans les mêmes associations (pensons ici à l’Association internationale des travailleurs et à la IIe Internationale). En franche opposition avec ce syndicalisme d’inspiration politique de gauche ou d’extrême gauche, le syndicalisme chrétien initié par l’Église elle-même, va prendre son essor dans certains pays européens (Belgique, Italie et Allemagne) pour ensuite gagner des adeptes au Canada. Au début du XXe siècle, les grands modèles syndicaux sont en place : syndicats d’affaires (le « gompérisme »), syndicats révolutionnaires, syndicats travaillistes (trade-unionisme) et syndicats chrétiens.

Le social réformisme (de la fin du XIXe jusqu’au milieu des années 1970)

Dans un deuxième temps, se développe la grande entreprise monopolistique. Le taylorisme et le fordisme s’imposent comme principes d’organisation du travail dans ces entreprises gigantesques. L’autorégulation du marché est atténuée par la lente mise en place d’un système de relations de travail, qui légalise d’abord la liberté d’association et le droit de grève (1872 au Canada) et, plus tard, le droit à la négociation collective (1944 au Canada et au Québec). Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale s’étendent la production et la consommation de masse. Le salariat s’impose de plus en plus comme le mode de rémunération dominant. Dans les entreprises, les rapports de travail sont hiérarchiques et le salarié est, la plupart du temps, un appendice de la machine. La division du travail entre la conception et l’exécution s’accentue. Durant cette période, par leurs luttes, les salariés syndiqués et les organisations syndicales parviendront à faire prendre en charge par l’État ou les entreprises, selon les pays, le coût de certains risques associés à la vie, du berceau au tombeau (assurance-maladie, assurance-chômage, pension de vieillesse, allocation sociale). Dans les économies capitalistes des pays développés, certains gouvernements afficheront, de temps à autre (c’est-à-dire pas nécessairement de manière constante et permanente), un petit côté social réformiste. Ce sera durant cette période, comme nous le verrons dans notre prochain article, que nous assisterons à l’institutionnalisation du syndicalisme par l’État.

Le rétro libéralisme (du milieu des années 1970 à aujourd’hui)

Dans un troisième temps, la pensée rétro libérale se fixe comme objectif, dans la foulée de la révolution informatique et de l’émergence de l’économie du savoir, de libérer le marché des contraintes réglementaires en provenance de l’État, de restructurer les lieux de travail pour les rendre plus flexibles et de ronger sur les conquêtes sociales de la période précédente. Les chantres du néolibéralisme réclament, rien de moins, que le retour au marché autorégulé et à l’État minimal. Les employeurs et les gouvernements valorisent la précarisation du travail et la négociation contractuelle individuelle. Les droits syndicaux et les programmes sociaux sont remis en question de manière frontale. À l’ère de la mondialisation et du capitalisme cognitif (fondé sur l’économie du savoir) s’installent la déréglementation, la privatisation des services, les fusions d’entreprises, les restructurations des services, la délocalisation, la désindustrialisation, la négociation des concessions, la stagnation des salaires, le contrôle quasi absolu de l’enveloppe salariale dans les entreprises publiques et parapubliques, etc.. L’État-patron adopte une politique de majoration des salaires qui n’a rien à voir avec la valeur réelle de la prestation de travail de ses salariéEs. Sa politique d’augmentation des salaires relève de la plus vile pingrerie !

Rétrolibéralisme et crise de la société salariale

Le marché du travail, issu de la flexibilité, ne répond plus aux besoins de l’ensemble des membres de la société. Il se caractérise de plus en plus, dans certains secteurs des services par une piètre qualité des emplois créés et par une rémunération nettement inadéquate. Deux phénomènes particularisent les emplois aujourd’hui disponibles sur le marché du travail. En premier lieu, nous pouvons observer une segmentation du marché du travail qui est porteur de discriminations systémiques pour certains groupes de salariés (comme les femmes, les jeunes, les autochtones et les membres issus des groupes ethniques). Ensuite, on constate une segmentation au sein même des entreprises, qui a pour effet de fractionner les statuts d’emploi. Dans les firmes d’aujourd’hui, certains salariés se retrouvent dans une situation de sur travail (les workaholics, les performants et ceux qui ne cessent de cumuler les heures de travail supplémentaires), de travail normal (ceux qui se limitent à leur horaire, qui peut varier de 32 à 40 heures) ou de sous travail (ceux qui travaillent à temps partiel).

Nous sommes donc à l’ère de la « crise de la société salariale ». Cette crise se caractérise par un manque d’offre d’emploi et par la dualisation du marché du travail et de la montée du néo-libéralisme. Dans certaines économies développées, les menaces du repli individualiste accompagné du démantèlement de l’État social ont eu pour effet non pas d’atténuer les inégalités sociales, mais bien plutôt de les accroître. Depuis la « crise stagflationniste » des années 1974-1975, les politiques keynésiennes ont été remplacées par le programme néo-libéral. Or, ce programme se construit autour de deux grands axes : le monétarisme, le libre marché d’une part, la destruction du syndicalisme et la remise en cause de l’État social d’autre part. Aujourd’hui, dans de nombreux secteurs, les acquis sociaux sont remis en cause. Plus significativement encore, les notions classiques de droits sociaux, de redistribution institutionnalisée, d’universalité des droits sont peu à peu remplacées par des notions telles que responsabilité individuelle, ciblage de la protection sociale, prise en compte individuelle et contrôle des augmentations salariales en déca de l’indice des prix à la consommation. La crise de la société salariale accompagnée d’une redéfinition des mesures de redistribution de la richesse a pour effet d’affecter négativement les revenus d’un nombre important de personnes salariées syndiquées ou non. 

Pour conclure

Dans une société de type capitaliste, le travail constitue toujours le noyau central de l’insertion économique et, faut-il le rappeler, le syndicalisme est l’instrument que se sont donné les personnes salariées pour défendre et protéger leurs conditions de travail et de rémunération. Devant un mouvement syndical qui parvient à peine, face au plus gros employeur (ici nous parlons de l’État-patron), à protéger le pouvoir d’achat de ses membres, il risque de surgir tôt ou tard, chez des syndiquéEs, une question qui jadis faisait l’objet d’un monologue d’un célèbre humoriste : « Les unions quossa donne » ? En cette période de renouvellement des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic constatons qu’il en est très peu question de ces négociations dans l’actualité. Au fait, en cette veille du dépôt du prochain budget du ministre des Finances du Québec, où en sont rendues ces négociations ? C’est à suivre…

Yvan Perrier

22 février 2020

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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