Édition du 3 décembre 2024

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Québec

Les dimensions islamophobes et discriminatoires de la loi 21 mises en lumière par une étude

Comme bon nombre d’organisations de la société civile engagées dans diverses luttes pour la justice sociale et contre les discriminations, le Centre justice et foi a pris connaissance de l’étude de l’Association d’études canadiennes et de la firme de sondages Léger intitulée La loi 21 : discours, perceptions et impacts diffusée le 10 août 2022.

Une étude qui vient hélas valider empiriquement ce que nous appréhendions dès le dépôt de ce projet de loi le 28 mars 2019, et que nous ont confirmé plusieurs personnes issues de minorités religieuses, c’est-à-dire une croissance sans précédent des agressions verbales et physiques à leur endroit, accompagnées d’un sentiment d’aliénation et d’insécurité toujours croissant depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur la laïcité de l’État. N’oublions surtout pas que le développement des préjugés et des discriminations sous leurs diverses formes est inversement proportionnel à la vitalité de notre citoyenneté démocratique. Il importe de ne pas perdre de vue que la citoyenneté n’est pas automatiquement démocratique ou égalitaire. L’égalité n’est pas naturelle, il faut souvent la faire advenir en bousculant les logiques de fonctionnement « naturelles » de nos institutions. Ce qui nous enjoint de penser une communauté politique fondée sur des conceptions de l’égalité et de la démocratie aux antipodes des modèles en vogue et consensuels.

Cette étude ne se contente pas de confirmer empiriquement et statistiquement ces échos émanant du terrain : elle permet aussi et surtout de déconstruire une bonne partie de l’argumentaire mis de l’avant par le gouvernement de la Coalition avenir Québec pour justifier l’interdiction du port de signes religieux dans la fonction publique, qui cible particulièrement les femmes musulmanes portant un hidjab. Cette étude démontre clairement que la prétendue neutralité religieuse de la loi 21 est un leurre : loin d’avoir favorisé la paix sociale et le vivre-ensemble, cette loi a plutôt conforté ses partisans dans leurs préjugés envers les minorités religieuses et les signes religieux non chrétiens. Les expressions de cette discrimination, dont une hausse des gestes haineux ou racistes envers les membres de ces minorités, semblent se justifier par l’idée que les minorités religieuses, mais aussi les personnes de la majorité défavorables à la Loi, manquent de « loyauté » envers le Québec. Cela a objectivement pour effet de normaliser le caractère identitaire et islamophobe de cette « laïcité falsifiée », pour reprendre ici la formule du sociologue Jean Baubérot, et de transformer les membres des minorités religieuses opposés à cette loi en citoyens de seconde zone. Le sentiment d’appartenance à la société québécoise de ces personnes est d’ailleurs plus que jamais mis à mal selon l’étude, un phénomène préoccupant pour l’avenir commun.

Ce sondage déconstruit également l’idée associant lalaïcité et l’égalité des genres – une idée déjà vigoureusement critiquée par des historiennes féministes telles que Micheline Dumont et Joan Scott. L’étude démontre que l’appui à la loi 21 est statistiquement plus faible chez les femmes que chez les hommes. Les femmes sont d’ailleurs plus nombreuses que les hommes à reconnaître les effets sexistes et discriminatoires de la Loi sur la laïcité de l’État sur les femmes issues de minorités religieuses. Et à être opposées au licenciement de personnes portant des signes religieux dans le cadre de leurs fonctions au sein des institutions publiques.

En cela, cette étude permet aussi de déconstruire l’idée voulant que la loi 21 soit une pièce législative « modérée » À l’évidence, de vastes secteurs de la collectivité québécoise, dont un grand nombre de femmes et de groupes féministes, jugent excessives les dispositions de cette loi, lesquelles privent un grand nombre de nos concitoyennes et concitoyens des droits fondamentaux qui étaient jusque-là enchâssés dans les Chartes québécoise et canadienne des droits et libertés. La Charte québécoise a été modifiée sous bâillon et sans véritable débat parlementaire. Quant à la Charte canadienne, ses articles protégeant la liberté de religion ont été rendus inopérants en ayant recours à la clause dérogatoire, laquelle décourage aussi les recours judiciaires des minorités religieuses lésées par cette loi discriminatoire et soustrait le gouvernement de l’obligation de rendre de comptes au sujet de ces discriminations.

Le vivre-ensemble menacé

Cette étude met aussi en lumière les défis nombreux qui pèsent sur le vivre-ensemble au Québec. L’immense majorité des partisans convaincus de la loi 21 confessait n’avoir presque aucun contact avec des personnes de confessions juive (17,4%) et musulmane (50,50 %). Non seulement est-ce le cas, mais elle a aussi une vision éminemment négative de ces groupes religieux faisant partie intégrante de notre histoire, un enracinement dans la durée qu’attestent entre autres des lieux de sépulture. Cette perception négative de l’islam, du judaïsme et du sikhisme est nettement moins prononcée chez les personnes issues des plus jeunes générations (les Québécois-es de 18 à 44 ans), celles-là même qui ont grandi dans un Québec pluraliste sur le plan culturel et religieux. Ces dernières ont d’ailleurs été initiées aux réalités de l’altérité religieuse et philosophique par le biais du cours d’Éthique et culture religieuse que le gouvernement caquiste a aboli de manière unilatérale.

Ce faisant, il ne nous semble pas abusif de dire que la loi 21 induit une conception dévoyée de la laïcité qui prend objectivement pour cible le port de symboles religieux par certaines catégories (surtout racisées) de personnes œuvrant dans différentes institutions publiques, des femmes musulmanes dans l’immense majorité des cas. La laïcité se trouve ainsi réduite et cantonnée aux enjeux de visibilité du religieux, ce qui en amoindrit substantiellement la portée en faisant fi de nombreux autres enjeux non réductibles à la seule question des signes religieux. De plus, le principe très limitatif de neutralité qu’induit la mécanique de cette loi n’est nullement corrélé au respect des droits fondamentaux comme la liberté de conscience et de religion. Le cas de Fatemeh Anvari, cette enseignante musulmane portant le hidjab qui a été sommée de quitter sa classe de Chelsea, en Outaouais, illustre très bien ces dynamiques : cristallisation sur les signes religieux, mesures de rétorsion contre les personnes dissentes, mépris pour leur liberté de conscience et de religion

Avec cette loi, la charge de la neutralité, pilier de la laïcité, se trouve désormais déplacée des institutions publiques de l’État vers les individus et leurs façons de se comporter. Les personnes sont en quelque sorte sommées de performer la neutralité, d’incarner celle-ci. Les débats québécois des dernières années ont d’ailleurs introduit l’idée voulant que cette laïcité (identitaire et falsifiée) soit désormais le pilier, voire le principe fondateur de l’identité nationale, dans laquelle tout serait désormais soluble. La laïcité doit ainsi ultimement servir à l’assimilation de certaines catégories sociales jugées indésirables (en trop) et cantonnées aux marges de la communauté politique et de la citoyenneté commune.

La vision dominante de la sécularisation en cause dans ces débats est d’ailleurs trop peu interrogée. D’une part on associe automatiquement le sécularisme à la démocratie ou au progrès social, omettant du même souffle l’histoire colonialiste et impérialiste de l’idéologie séculariste, porteuse d’une volonté de domination de la religion, dans lequel l’État moderne s’arroge le droit de déterminer ce qu’est ou devrait être la religion, et en assignant à celle-ci « des subjectivités, des cadres éthiques et des pratiques quotidiennes » au diapason de ce désir de remodelage du religieux. Ce qui est à mille lieux de l’idée même de séparation entre l’État et les religions. Il en résulte aussi une vision réductrice de la laïcité, ramenée au seul enjeu de la « visibilisation » de l’altérité religieuse dans l’espace public. Particulièrement celle des femmes musulmanes et racisées, déjà soumises à des discriminations de toutes sortes et sommées d’incarner ce sécularisme, en tâchant de faire en sorte que leur comportement soit conforme à la « raison séculière » ou encore aux « valeurs » de la nation. Cela induit ainsi une sorte d’injonction à la sécularisation entendue selon une acception surtout postchrétienne. Il est important de se demander s’il n’y a pas ici un mode de vie hégémonique qui se trouve défendu en tant que but politique.

Les catholiques, un rapport trouble au pluralisme ?

Ce sondage révèle également l’appui important des répondants catholiques (70,3%) à la Loi sur la laïcité de l’État. C’est là une donnée troublante pour une organisation comme le Centre justice et foi qui milite depuis des années en faveur d’une laïcité de non-domination et pleinement démocratique, attentive à la place du religieux dans la sphère et le débat publics. La trajectoire du christianisme au Québec, particulièrement du catholicisme, a certes été marquée par le passage rapide d’une religion dominante à une sécularisation généralisée. Même si cette dernière a permis la nécessaire contestation de l’hégémonie culturelle, politique et identitaire de l’Église catholique, elle semble avoir entraîné une réaction envers les autres traditions religieuses qui empêchent aujourd’hui les catholiques de lire à nouveaux frais les modes d’expression du religieux minoritaire dans l’espace public. Et d’y apporter une réponse politique d’ouverture cohérente avec l’accueil de l’autre, comme y invitent d’ailleurs diverses déclarations ecclésiales célébrant la culture du dialogue et du pluralisme religieux.

Le rapport aux signes religieux devra lui aussi être clarifié chez les Québécoises et Québécois issus de la tradition catholique romaine. Qu’un grand nombre de religieux, de religieuses et de laïques se soient librement départis de leurs signes religieux dans les années 1960 et 1970 ne saurait être hissé au rang de norme universelle et universaliste. D’abord parce qu’il n’en est rien, nombre de personnes et de communautés catholiques arborant encore aujourd’hui ces signes religieux dans l’espace public. Ensuite, parce qu’’il n’y a nulle comparaison possible entre ce catholicisme jadis hégémonique et la situation des minorités religieuses au Québec, dont aucune ne jouit du pouvoir, ni du capital de sympathie dont continuent de bénéficier le christianisme et ses signes religieux. Ce que confirme aussi cette étude : les partisans convaincus de la loi 21 reconnaissent avoir des contacts fréquents (74%) avec des personnes de foi catholique (25.6%), dont la religion (28%) et les signes religieux (26.8%) font l’objet d’appréciations nettement moins négatives que ceux des personnes juives (36.6%), sikhes (52%) et musulmanes (57%) portant des signes religieux.

En 2019, le Centre justice et foi invitait « les Québécoises et les Québécois à renouer avec les généreuses intuitions et intentions à l’origine du projet collectif québécois et avec une identité ouverte, capable de se redéfinir continuellement afin de construire un Québec à la fois unique et pluriel capable de « rêver en couleurs » et de déployer ses audaces et ses projets de société avec toutes ses concitoyennes et ses concitoyens, quelles que soient leurs origines ou leurs convictions religieuses et spirituelles ».

S’il est une leçon à tirer de cette étude, c’est que l’identité ouverte, la citoyenneté partagée et le vivre-ensemble sont mis en péril par la Loi sur la laïcité québécoise. Un changement de cap s’impose.

Centre justice et foi, Montréal, le 22 août 2022

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