Édition du 26 mars 2024

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Arts culture et société

Les évangéliques à la conquête du monde

Un documentaire en trois parties retrace le développement, l’expansion et la politisation d’un fondamentalisme chrétien. Entretien avec Philippe Gonzalez, sociologue des religions et co-auteur de cette enquête sur la « machine politico-religieuse » qu’est l’évangélisme.

Tiré de Gauche anticapitaliste
6 mai 2023

Par Guillaume Matthey

Pasteur·e·s évangéliques à la Maison-Blanche, insurgé·e·s du Capitole qui prient dans la Chambre des représentants, campagne de Bolsonaro dans les églises, mobilisations contre le droit à l’avortement ou contre la « théorie du genre »… À contre-courant des sociétés qui se sécularisent, le fondamentalisme évangélique est non seulement en ascension dans le monde entier, des États-Unis à la Corée du Sud en passant par le Brésil et le Nigéria, mais aussi au front pour tous les combats réactionnaires et identitaires. Le documentaire Les évangéliques à la conquête du monde donne des clés de compréhension d’un phénomène au croisement du politique et du religieux et qui gagne du terrain depuis de nombreuses années.

L’évangélisme plonge ses racines dans l’Europe de la Réforme. Pourtant, les États-Unis ont permis son développement à l’échelle mondiale. Dans quels groupes sociaux et dans quels contextes ce mouvement s’est-il développé ?

Au début du 20e siècle, un fossé très clair existe entre les campagnes conservatrices, structurées autour d’un idéal religieux qui constitue le fondement moral de la communauté locale, et les villes qui sont davantage pluralistes, car perméables à l’immigration.

Après la Deuxième Guerre mondiale, le fondamentalisme, qui se lance à la conquête de la société étasunienne, se structure autour d’un combat civilisationnel. Notre documentaire montre notamment que c’est à ce moment que le président Eisenhower va faire inscrire la devise «  In God We Trust » (en Dieu nous croyons) sur les billets de banque, et cela sur le conseil du prédicateur superstar Billy Graham.

Si le mouvement se politise fortement dès les années 1970, rappelons qu’aux États-Unis, l’utilisation d’un protestantisme conservateur, notamment revivaliste, est une des modalités pour s’opposer aux revendications sociales et prolétaires dès le 19e siècle. Je pense en particulier aux grèves dans le chemin de fer ou à Chicago où vous avez eu des crises assez importantes à la fin du 19e siècle et où les élites bourgeoises allaient chercher les prédicateurs d’orientation évangélique pour « régler » la question sociale.

Elles espéraient alors que les revendications du prolétariat allaient disparaître grâce à la conversion des masses ouvrières qui, en embrassant un protestantisme piétiste, allaient progressivement adopter une éthique du travail et s’embourgeoiser. Vous en avez un excellent exemple, plus contemporain, dans le documentaire Roger and Me de Michael Moore sur la ville de Flint.

L’État du Michigan au milieu du 20e siècle, c’est à peu près l’équivalent de l’Allemagne en termes de fabriques automobiles. Arrivent les violents effets du néolibéralisme avec son cortège de délocalisations et licenciements. Que font les municipalités dans lesquelles on ferme ces énormes usines ? Elles invitent des évangélistes à tenir des campagnes d’évangélisation ou des croisades, afin de convertir les ouvriers au chômage (le maire de la ville paie 20 000 $ le télévangéliste Robert Schuller pour un prêche dans un stade ndlr). C’est une scène absolument surréaliste pour un public européen, mais c’est une stratégie très ancienne là-bas.

Il y a donc une articulation entre luttes sociales et identitaires ?

Le cas des évangéliques me semble très intéressant parce qu’il met en tension une lecture en termes de classes sociales. Une série d’intellectuel·le·s étasunien·ne·s, dont le sociologue Seymour Lipset ou l’historien Richard Hofstadter, vont s’interroger dans les années 60 sur l’émergence d’une droite radicale aux États-Unis et vont complexifier le modèle des classes sociales en ajoutant celui des groupes sociaux qui n’est pas tout à fait similaire.

Ils font une distinction entre une politique avec un horizon économique – qui renvoie à des conditions de travail, aux enjeux que posent les effets sociaux du capitalisme – et des politiques qu’ils appellent « de statut » dans lesquelles un groupe social va mobiliser un ensemble de symboles qui disent sa présence dans une société et son hégémonie par rapport à la définition de la culture dominante. À classe sociale similaire (petite bourgeoisie moyenne ou moyenne supérieure), il existe des marqueurs très différents par rapport à la question de l’identification confessionnelle.

Dans le cas des États-Unis, le conservatisme protestant se définit après la Deuxième Guerre mondiale comme un « fondamentalisme », puis comme un « néo-­évangélisme », avant que « néo » tombe. Ce phénomène doit être compris comme la réponse d’un groupe social jusqu’alors hégémonique dans la société américaine : les WASP (des anglo-saxons blancs et protestants) qui tentent, dès le tournant du 19e au 20e siècle, de réaffirmer leur contrôle de la société américaine contre les immigrant·e·s – Catholiques venant du Sud de l’Europe et Juif·ve·s, perçu·e·s comme démocrates, évidemment, et n’étant pas porteur de la véritable identité des États-Unis.

L’enjeu concerne les marqueurs qui signifient la possession de la culture, dans un rejet du caractère pluriel de la société. La composante de classe est secondaire, quand bien même il y a une corrélation. Cette lutte continue à se rejouer, par exemple lors de la campagne pour dresser les Tables de la Loi à l’entrée des tribunaux de différents États dans les années 2000, que nous montrons dans le documentaire. Cette croisade autour des Dix Commandements sert une réaffirmation identitaire d’un protestantisme qui se pense comme le ciment culturel de la nation, et donc vise à privilégier un certain groupe social.

Qu’en est-il du Brésil où la part des évangéliques s’est considérablement développée ? Dans votre documentaire vous dites qu’ils sont passés de 9 % en 1990 à 30 % aujourd’hui.

Deux éléments me semblent importants dans le cas du Brésil. Premièrement, on a effectivement une présence de ces Églises dans des contextes dans lesquels l’État s’est retiré. Le vide laissé par les contre-réformes du néolibéralisme politique va favoriser ces communautés religieuses : elles sont concrètement des lieux de solidarité, des lieux qui favorisent l’apprentissage d’un ethos d’« entrepreneuriat de soi », de recouvrement de dignité. Ce qui n’empêche pas certaines limites à cette capacité parce que vous avez des Églises, y compris dans des favelas, qui ont réussi à se développer dans des couches de classe moyenne inférieure, mais en ascension sociale très claire, et ont acquis une telle envergure que certaines personnes ne peuvent plus entrer dans l’église parce qu’elles sont trop pauvres ou toxicodépendantes. Donc on voit se reconstituer là aussi des espaces d’ascension sociale et de sélection relativement importants.

Deuxièmement, on voit une dynamique de substitution des solidarités sociales analogue à celle des États-Unis. Pour donner un exemple : George W. Bush, conseillé par des théo-conservateurs, réduit la marge de manœuvre des institutions publiques prenant en charge la solidarité sociale en même temps qu’il accorde une large place aux Églises. Une politique gagnante pour le parti républicain parce qu’il peut se réapproprier les lieux de solidarité sociale avec des acteurs acquis à des valeurs conservatrices du point de vue moral et politique. Au Brésil on a un phénomène de cet ordre-là, qui a d’ailleurs déjà été initié sous la dictature. Vous avez une conjonction dans une lutte contre la théologie de la libération qui mobilisait des couches populaires autour d’un projet religieux mais de gauche, avec une forte critique sociale. D’une part le Vatican, avec Jean-Paul II, qui a beaucoup fait pour détruire cette théologie sur le terrain ; d’autre part l’évangélisme qui a été présenté comme une option religieuse qui pouvait intéresser les masses mais qui ne comprenait pas cette dimension de critique sociale, et qui au contraire localisait la réponse aux problèmes sociaux dans l’individualisme et le développement de soi.

Ces deux éléments font que vous avez à la fois des classes populaires qui sont en ascension sociale grâce au dispositif extrêmement puissant qui est celui des Églises, mais qui en même temps fonctionne main dans la main avec l’idéologie et les rapports sociaux du capitalisme.

Certes, vous avez au Brésil des évangéliques qui sont de gauche, comme le pasteur Henrique Vieira, membre du PSOL, qu’on voit dans le documentaire dénoncer le fascisme de Bolsonaro lors d’une manifestation. Mais le gros de l’appareil est à droite, orienté sur des valeurs ayant de fortes affinités avec le capitalisme. Vous avez aussi l’élément de la « théologie de la prospérité », qui est une promesse de vaincre la maladie, mais aussi de s’enrichir, vue comme autant de manifestations de la bénédiction divine.

Attention cependant à ne pas négliger les incidences positives : si, par exemples, vous êtes une femme battue par un mari alcoolique, qu’il y a une conversion familiale et que le mari cesse de toucher à la bouteille, se met à lire la Bible et à répondre en mari responsable à l’endroit des enfants, vous avez un véritable gain du point de vue de la vie quotidienne. Mais tout cela est réinscrit dans un modèle très marqué par le business et le show-business (déploiements scéniques massifs, télévangélistes superstars, etc.). Des acteurs extrêmement puissants sont à la tête de ces Églises qui fonctionnent comme des entreprises pour un certain nombre d’entre elles au Brésil. Ils sont alors capables d’investir dans le monde des médias, de négocier des votes auprès de candidats politiques, de créer leur propre parti politique et ensuite de passer des alliances avec des lobbies comme le lobby agroalimentaire ou celui des armes. Et là on obtient ce qu’on appelle le « groupe parlementaire évangélique », qui représente 30 % des chambres, ainsi que le très puissant lobby qu’on appelle les « 3B » pour Bullet, Bible et Beef (balles, bible et bœuf).

Finalement, au Brésil il n’y a pas l’équivalent de ce rapport d’hégémonie culturelle historique qu’entretiennent les WASP à l’égard de la fondation des États-Unis. En revanche on a une revendication du poids démographique, c’est-à-dire d’être la nation la plus évangélique du monde et donc d’avoir voix chapitre, de compter comme une force politique très conséquente – et même plus, la tentation hégémonique n’était jamais loin, comme on a pu le voir avec la tentative du caucus évangélique, au parlement fédéral, d’aller à l’encontre de la protection des minorités LGBTQ+. Et tout ça est relié aussi à l’aune d’un certain nombre de promesses, disons « messianiques », qui relisent le destin de la nation à la lumière d’un « appel » que Dieu aurait adressé au Brésil.

Vous montrez dans le documentaire qu’autant la Réforme que les premiers courants évangéliques ne sont pas fondamentalistes. Pouvez-vous revenir sur trois moments qui me semblent importants pour comprendre pourquoi l’évangélisme a pris cette voie : ses origines, son développement aux États-Unis, et la Conférence de Lausanne ?

Le documentaire part des anabaptistes au 16e siècle à Zurich un courant appelé « réforme radicale ». Politiquement, ils ont un projet de société basé sur la séparation de l’Église et de l’État, et cela afin protéger l’Église. Cette idée est reprise un siècle plus tard par le baptiste Roger Williams aux États-Unis. Ce courant est marqué par un rapport extrêmement attentif au pluralisme, car développé par des minorités religieuses alors persécutées. C’est donc chez des minorités religieuses que naissent les idées de tolérance et de séparation entre l’Église et l’État, avant que les philosophes des Lumières ne s’y intéressent. Des minorités qui ont lutté pour leurs droits et ceux d’autres minorités. Mais cet élément-là entre fortement en tension avec une autre composante de l’identité évangélique : il s’agit de garantir l’homogénéité d’une communauté, son « identité » en faisant reposer la culture sur un marqueur religieux, lui-même est fondé sur Dieu, ce qui implique que les valeurs ne sont pas négociables.

Ce mouvement est puissant dans sa manière de nouer l’identité collective et l’identité locale. L’enjeu décisif consiste ici à protéger la famille et la communauté locale contre l’influence d’une société qui se pluralise. Si au départ, le fondamentalisme est un combat d’intellectuel·le·s, il se transforme très rapidement en un combat culturel. La dispute porte à ce moment-là sur la théorie de l’évolution. Plus tard ce sera contre l’immigration et le pluralisme des villes. Aujourd’hui, dans les mêmes lieux, les enjeux sont le droit à l’avortement, la « théorie critique de la race » et les enjeux sur le genre. Dans ces mêmes États étasuniens, des lobbys de la droite chrétienne sont engagés dans un activisme juridique visant à interdire l’enseignement relatif au racisme systémique ou le fait d’évoquer des questions de transidentité.

Ensuite, si on accorde autant de temps aux États-Unis dans la narration du documentaire c’est à cause du poids de l’évangélisme étasunien. Si je dis à un moment dans le documentaire que « les États-Unis ont été un marché suffisamment puissant pour irriguer l’ensemble du monde », c’est que la population évangélique y est depuis longtemps fortement implantée. C’est dans le sud du pays que se trouve le gros des troupes évangéliques, une région marquée par la déségrégation du milieu des années 60, et auparavant par la guerre de Sécession. Entre les années 1920 et les années 1940 le Ku Klux Klan compte entre 2 et 3 millions d’adhérent·e·s. Ce ne sont pas des Catholiques ou des Juif·ve·s, mais bien des Protestant·e·s, en particulier dans le sud des États-Unis. Il y a donc un lien direct, une grande proximité et porosité entre les évangéliques dans le sud et le Ku Klux Klan.

Cependant, au 19e siècle, le protestantisme y est polarisé sur le type de réponse à donner à la question sociale. À Chicago par exemple, il y a l’expérience des « settlements » autour de Jane Adams, une réformatrice sociale, et des femmes bourgeoises progressistes qui allaient s’établir dans les quartiers ouvriers et qui créaient des institutions avec et pour les classes ouvrières. C’est l’« évangile social », certes bourgeois, mais progressiste, qui s’efforce de mener des enquêtes avec et pour les populations ouvrières pour transformer leurs conditions de vie. Un protestantisme qui s’exprime dans une lutte sociale et qui va donner naissance et marquer les premières enquêtes de la sociologie. Face à lui, un protestantisme piétiste pour lequel il s’agit d’accepter le Christ, d’adopter une éthique du travail individualiste et protestante qui inculque que « si vous travaillez bien vous serez bénis » !

Fort du succès de sa croisade en Corée du Sud, qui attire plus de 3 millions de personnes et permet la conversion de dizaines de milliers de Coréen·ne·s, Billy Graham organise en 1974 à Lausanne un Congrès international pour l’évangélisation mondiale. S’y retrouvent 2700 représentant·e·s évangéliques de 150 nations de tous les continents. Beaucoup sont des fondamentalistes réactionnaires, mais il y a aussi des théologien·ne·s du Sud (notamment le latino-américain René Padilla) dont les idées sont proches de la théologie de la libération. Pourquoi ce Congrès a-t-il été organisé à Lausanne et pas Genève par exemple ? Parce qu’à Genève, à ce moment-là, vous avez le Conseil Œcuménique des Églises qui s’inscrit complètement dans un tiers-mondisme pour lequel la mission chrétienne est d’amener de la coopération et du développement localement, mais pas de convertir les gens. Lausanne en est le contrepoint : amener de la charité, des hôpitaux etc., mais avec pour horizon l’évangélisation. Entre Lausanne et Genève se joue l’enjeu de la priorité de la mission : répondre à la question sociale ou répondre à la question du salut ? Et on retrouve exactement l’opposition que j’évoquais à propos de Chicago au 19e siècle entre une un protestantisme progressiste qui s’empare des questions sociales et les prédicateurs appelés pour évangéliser les masses prolétaires, les amener au salut afin de régler la question sociale.

« Tough times don’t last, but tough people do (…) Just because you’ve got problems is no excuse to be unhappy » (Les temps difficiles ne durent pas, mais les personnes coriaces oui. Avoir des problèmes n’est pas une excuse pour être malheureux·se), lançait le télévangéliste Robert Schuller aux licencié·e·s de General Motors à Flint. Pourquoi selon vous l’évangélisme a-t-il tant investi le champ politique ?

D’abord, ce qu’il faut comprendre c’est que l’étiquette « évangélique » est un outil pour produire de l’œcuménisme (c’est-à-dire de l’unité) au sein de protestantismes d’orientation plutôt conservatrice mais qui ont aussi une tradition de séparation entre l’Église et l’État. Ensuite, cela est profondément lié aux États-Unis puisque c’est le pays qui a historiquement conçu le fondamentalisme. Une grande partie de la théologie vient de là-bas.

D’autre part, c’est aux USA que s’opère le déplacement du conflit politique et de la question sociale vers des guerres culturelles et des marqueurs identitaires. Comment se fait-il qu’il y ait une conjonction d’une partie des républicain·e·s et d’un certain nombre de ces valeurs dans les années 1970 ? Dans le 2e volet du documentaire, nous nous arrêtons en particulier sur la question du droit à l’avortement qui est centrale et montrons la genèse de cet enjeu, sa fabrication idéologique et politique.

Jusqu’à la fin des années septante, les acteurs centraux de l’évangélisme ne sont pas préoccupés par la question de l’avortement. L’investir, c’est une manière à la fois d’occulter la question de la ségrégation et de se constituer en acteur politique pour des « évangéliques fondamentalisés » (l’expression est de l’historien George Marsden).

En somme, vous avez une tentative de fondamentalisation, au niveau mondial, de l’évangélisme autour de certaines causes (avortement, homosexualité, …) qui sont vues comme définissant l’identité évangélique et par extension chrétienne. Preuve que cette polarisation fonctionne : ces thématiques ont été reprises par de nombreux partis, en Europe et en Suisse, parce qu’elle leur semble consubstantielle à leur identité chrétienne.

En Europe vous n’avez pas la même base pour les évangéliques. La plupart d’entre elles·eux ont conscience d’être une minorité et un bon nombre s’accommodent très bien du fait de vivre en communauté et sont tout à fait pluralistes, même s’ils peuvent avoir une orientation conservatrice en matière de mœurs. Néanmoins, des lobbies essaient de fédérer une identité évangélique, en France comme en Suisse, et ils la fédèrent notamment en donnant des instructions relatives à certaines valeurs vues comme « bibliques », et donc non-négociables (avortement, l’homosexualité, transidentité…).

En Suisse, au cours des 15 dernières années, quels partis nous ont demandé de voter sur l’islam, sur l’avortement ou sur les enjeux LGBT, pour empêcher par exemple que la norme pénale antiraciste soit étendue à des cas d’homophobie ? L’UDF d’abord, et l’UDC ensuite. L’initiative « l’avortement est une affaire privée » a été lancée par Valérie Kasteler-Budde, présidente de la section genevoise du parti évangélique au milieu des années 2010.

D’ailleurs, la réception de notre documentaire en offre un bon exemple. En France il y a une très forte réaction du côté du milieu de des médias catholiques. Aucun article ne mentionne l’avortement, sujet trop sensible. Dans cette réception, je vois se recréer une alliance entre les catholiques conservateurs·trices et les évangéliques, qu’ils·elles nomment « l’œcuménisme des tranchées » : Ils reconnaissent des désaccords sur un certain nombre de points théologiques, en revanche ils sont d’accord sur le combat civilisationnel, sur les valeurs et sur le fait que c’est un ordre théologique qui doit être au fondement de la société et de son organisation politique.

Tout cela rejoint la question du nationalisme chrétien : une reconfessionnalisation de l’histoire nationale et une revendication de propriété de la nation par ces groupes religieux. Par exemple en Suisse où certain·e·s développent un discours sur le fait que le Pacte fédéral de 1291 a été conclu avec Dieu, ou encore que notre Constitution fédérale s’ouvre avec la mention « au nom de Dieu ».

De même, la question israélo-­palestinienne est interprétée par certains acteurs fondamentalistes évangéliques et juifs autour d’un schème temporel millénariste : le retour de tous·tes les Juif·ve·s en Terre sainte hâtera la fin des temps, le jugement dernier et leur montée au ciel. Ces idées circulent sur le plan mondial et contribuent à un alignement des droites conservatrices, nationalistes voire avec l’extrême droite. C’est ce que nous essayons de montrer avec l’alliance entre les évangéliques, en Israël, et des Juif·ve·s qui restent juif·ve·s et n’ont pas l’intention de se convertir.

Il y a une convergence sur la question du nationalisme et de la propriété de l’identité. L’évangélisme est un lieu où cette identité religieuse est aujourd’hui puissamment travaillée, avec des tentatives de résistance de l’intérieur. Mais d’autres christianismes sont travaillés par les mêmes courants avec des catholicismes identitaires, en France notamment, mais aussi des orthodoxies identitaires à l’est de l’Europe. Ce phénomène dépasse les confessions chrétiennes, avec des formes d’exportation y compris dans l’islam. Le créationnisme turc, qui est relativement récent, est directement inspiré du créationnisme américain évangélique. Il y a des points de contacts et on peut dire à quel moment ces acteurs se sont réunis pour traduire, dans un argumentaire musulman, des éléments élaborés au sein de d’un fondamentalisme étasunien.

Pouvez-vous développer sur ces batailles culturelles comme outil politique pour les courants évangéliques ?

C’est ce que vous voyez avec des expressions comme « civilisation judéo-chrétienne » ou « anthropologie ». Leur conception de l’« anthropologie » renvoie à l’idée d’un invariant dans l’ordre de la création : le mariage c’est « un homme et une femme » ; la famille c’est « un papa et une maman » avec leurs enfants. Quant à « judéo-chrétien », c’est une revendication de propriété : la définition des valeurs de la société appartiendrait à ce petit groupe-là.

En réalité, c’est une dynamique très ancienne, puisque le fondamentalisme protestant est le prolongement d’un mouvement hégémonique qui remonte au 17e siècle, dans lequel il y avait une équivalence entre le « puritain » et le citoyen, sans aucune place pour les protestants d’une autre confession. Autre exemple ancien : dans les années 1920 aux USA il y a un débat autour de l’enseignement de la théorie de l’évolution à l’école. L’argument des fondamentalistes est le suivant « nous sommes des parents au sein d’une collectivité, nos impôts financent l’enseignement public, nous ne voyons pas pourquoi on enseignerait des valeurs étrangères à celles de la collectivité. Si nous sommes chrétiens, les valeurs qui sont enseignées doivent être chrétiennes ». C’est vraiment la logique propriétaire à l’encontre de l’idée de composer – et donc débattre – dans une société plurielle. Et c’est cette logique-là qui se trouve réactivée, notamment dès les années 1970 au travers de batailles culturelles.

Et pour terminer, pourquoi avoir fait ce documentaire ?

Parce qu’on est venu me chercher, que c’est une manière de raconter une histoire qui est complexe, pour faire entendre ce qui s’écrit de plus intéressant à ce jour aux États-Unis sur ces questions-là. Parce que c’est une part de l’histoire qui n’est pas connue ici. Pour montrer aussi une communauté religieuse qui est traversée par des tendances très contradictoires et qui pose des enjeux importants à la démocratie. Et puis, c’est un film que nous avons essayé d’adresser autant à des gens de l’extérieur que des gens de l’intérieur, pour générer une forme de débat et déplacer l’enjeu des discussions. Il ne s’agit pas de stigmatiser. Et pour les évangéliques en Europe, c’est leur faire prendre conscience des conséquences de certaines de leurs croyances, qu’une part de leur identité hérite quand même de ce qui s’est passé aux États-Unis. Raconter cette histoire, c’est offrir les moyens de l’objectiver, d’ouvrir un débat sur le rôle du religieux dans la société et permettre d’autre réappropriations, plus respectueuses à l’endroit du pluralisme de la société.

Les évangéliques à la conquête du monde, documentaire (2023) disponible sur arte.tv jusqu’au 9 juin.

Article initialement publié sur solidarites.ch le 21.04.2023

Propos recueillis par Guillaume Matthey

Crédit photo : Cason Asher, https://unsplash.com/fr/@cason

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