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Environnement

Les feux au Canada peuvent-ils contribuer à un emballement du climat ?

L’intensification des feux dans les forêts boréales pourrait accélérer le changement climatique, voire leur faire franchir un « point de bascule », expliquent des chercheurs à Reporterre.

18 juin 2023 | tiré du site reporterre.net | Photo : © Anne-Sophie Thill / AFP

Ce sont des chiffres qui donnent le vertige. Les feux qui ravagent les forêts canadiennes avec une intensité inédite depuis plusieurs semaines ont brûlé plus de 4,6 millions d’hectares (la superficie de la région Bourgogne-Franche-Comté). Soit davantage que l’ensemble des surfaces canadiennes brûlées en 2021, année jusque-là record au XXIe siècle. Et ce alors que la saison des feux ne fait que démarrer et devrait s’étendre jusqu’en septembre, voire octobre… Résultat : plus de 90 millions de tonnes de carbone envoyées dans l’atmosphère — l’équivalent de ce qu’émet la France en un an.
« Les émissions de carbone directes de ces feux seront probablement supérieures à 50 % des émissions de tous les autres secteurs du Canada », résume Werner Kurz, chercheur principal au Service canadien des forêts.

Faut-il craindre un emballement ? Une multiplication de feux qui détruisent les forêts boréales (nord-américaines et sibériennes), augmentent le relâchement de carbone dans l’atmosphère, accroissent l’effet de serre et accélèrent le réchauffement climatique, lequel augmente à son tour le déclenchement de feux de forêt, etc. ? Assiste-t-on à un cercle vicieux que les climatologues appellent boucles de rétroactions positives ?

Officiellement, non. Car les projections climatiques ne prennent pas en compte les gaz à effet de serre émis par ces feux, qui sont censés n’être qu’un ajout très temporaire à l’atmosphère. « Ce carbone n’est pas considéré comme fossile car il sera à terme à nouveau capté par la végétation. Le problème, c’est qu’une forêt boréale met un siècle à se reconstruire. Ça laisse tout le temps à ce carbone d’agir sur le climat d’ici 2100, qui est l’échelle de temps qui nous préoccupe », souligne toutefois Philippe Ciais, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE).

Le scientifique est coauteur d’une étude parue en mars dans la revue Science qui estimait, pour l’année record 2021, le total des émissions dues aux feux de forêts boréales à 0,48 milliard de tonnes de carbone. « C’est l’équivalent de 5 % des émissions mondiales de carbone ! Mais même les modèles climatiques les plus avancés utilisés par le Giec ne prennent pas en compte les feux extrêmes ni leurs rétroactions. Cela nous pousse à surestimer le budget carbone restant dont nous disposons », dit-il.

Une multiplication plausible des feux

La manière dont ces feux vont grignoter notre budget carbone dépend donc de la récurrence des années similaires à 2021. Si les forêts boréales se mettaient à émettre un demi-milliard de tonnes de carbone une année sur trois ou sur deux, cela aurait des conséquences certaines sur nos scénarios d’émissions. Mais l’accélération du rythme de déclenchement de ces mégafeux est difficile à acter, car l’établissement de statistiques nécessite un recul que nous n’avons pas encore. « Sur ces cinq dernières années, on a eu énormément plus de feux. Il y a vraiment un changement en Sibérie comme au Canada et on peut dire avec beaucoup de certitude que c’est lié au changement climatique. En revanche, il reste compliqué de prédire si cela va s’accélérer à l’avenir », estime Philippe Ciais. « Il est de toute façon toujours trop tôt pour bâtir des statistiques. Mais certaines écoles de pensée dans le milieu scientifique estiment que, même si le lien de causalité n’est pas clairement établi, seul le changement climatique explique cette multiplication des feux boréaux, et que la tendance va inexorablement continuer », note pour sa part Pascal Yiou, spécialisé dans les mathématiques appliquées au climat au LSCE.

« Sur ces cinq dernières années, on a énormément plus de feux »

De fait, le profil des forêts boréales les rend particulièrement vulnérables à la propagation d’incendies. « Ce sont de grandes forêts peu segmentées par les routes. Cela permet aux feux de se propager sur de grandes distances. Au Canada, les épicéas ont des branches très basses et contiennent beaucoup de résine : il suffit de quelques jours secs consécutifs et d’un éclair pour qu’un arbre enflamme les autres de proche en proche », explique Philippe Ciais.

Phénomène aggravant pour le climat : les émissions de carbone continuent même une fois les feux éteints, comme le rappelle Werner Kurz. « Il faut ajouter les émissions indirectes liées au pourrissement des arbres brûlés, ainsi que la perte de captation de carbone que les forêts détruites ne pompent plus. Tous ces facteurs combinés aux émissions directes des feux accroissent la concentration de gaz à effet de serre et accélèrent donc le changement climatique. »

Vers un basculement irréversible ?

L’accélération plausible du nombre et de l’ampleur des feux dans les forêts boréales pourrait contribuer à leur faire franchir un « point de bascule ». Cet autre concept utilisé par les climatologues désigne le moment où un système change d’état, se réorganise de manière irréversible, c’est-à-dire qu’il devient impossible ou très compliqué de revenir en arrière. Par exemple, une fois la glace de mer arctique totalement disparue, le retour aux conditions de températures passées ne suffirait pas à permettre sa régénération. Plusieurs points de bascule climatiques potentiels identifiés par les chercheurs pourraient en outre s’alimenter les uns les autres, dans un jeu de dominos entraînant des catastrophes climatiques en cascade, alertaient plusieurs scientifiques dans la revue Nature en 2019.

Lire aussi : Feux au Canada : pourquoi la forêt boréale brûle si facilement

Parmi ces points de bascule, on retrouve la forêt boréale. Une autre étude publiée dans Science en 2022 alerte sur le possible déclenchement de points de bascule dès que nous dépasserons 1,5 °C de réchauffement mondial par rapport à l’ère préindustrielle. Concernant les forêts boréales, « les modèles suggèrent de possibles points de bascule localement autour de 1,5 °C mais nous évaluons le seuil pour un basculement plus large à 4 °C, bien que nous ayons peu de certitude sur l’estimation de ce seuil », dit David McKay, premier auteur de l’étude.

« Personne, en l’état des connaissances, ne peut prédire le seuil de déclenchement des points de bascule », souligne également Philippe Ciais. À partir du moment où les feux brûlent plus de surface que la forêt ne peut en régénérer en un temps donné, celle-ci entre en état de déséquilibre. D’autres facteurs mentionnés par l’étude de Science, comme la sécheresse et les épidémies d’insectes, se combinent aux feux pour menacer la forêt de dépérissement.

Les forêts canadiennes aménagées ont pour ces raisons cessé d’être des puits de carbone pour devenir émettrices nettes de gaz à effet de serre dès 2002, observait une étude publiée en 2008, dont Werner Kurz est l’auteur principal. Un basculement corroboré cette année par le Rapport d’inventaire national : sources et puits de gaz à effet de serre au Canada. « Si on définit ce phénomène comme point de bascule, alors il a déjà eu lieu, note Werner Kurz. Mais il existe de nombreux autres points de bascule, comme l’incapacité de la forêt à se régénérer qui peut mener à sa transformation en prairie ».

L’incertitude plane sur l’avenir des forêts boréales : David McKay et ses coauteurs ont même différencié la partie sud de ces écosystèmes, menacés de dépérissement, tandis que leur partie nord serait plutôt, elle, sujette à l’expansion, au détriment cette fois de la toundra. Les conséquences de ces basculements sont, elles aussi, sujettes à débat. Les boucles de rétroactions positives accélérant le réchauffement pourraient être contrebalancées par d’autres rétroactions : « La perte de forêt pourrait mener à des changements dans la physique du climat (à travers l’albédo et les perturbations du cycle de l’eau) qui pourraient largement compenser ces amplifications à long terme », explique David McKay.

Au-delà de ces incertitudes et des désaccords, un point fait l’unanimité chez les chercheurs : il est urgent, face à ces risques de perturbations majeures, de lutter contre les feux et de diminuer nos émissions de carbone, cause première de leur intensification.

Vincent Lucchese

Vincent est journaliste d’Usbek & Rica depuis 2016. Il explore le futur de la planète, du climat, de la science, anime le podcast de vulgarisation des mystères du cosmos « 300 milliards d’étoiles » et s’attaque aux complotistes dans nos vidéos « arnaquologie ». Il a auparavant travaillé plusieurs années comme journaliste télé, notamment pour La Quotidienne sur France 5.

https://usbeketrica.com/profil-auteur/vincent-lucchese

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