Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Solidarité avec la Grèce

Lettre ouverte à Yanis Varoufakis : Le plan B, c’est la démocratie

(tiré du site du CADTM)

Cher Yanis Varoufakis,

Pendant cinq mois, vous avez incarné l’espoir de beaucoup de citoyens européens. Vous avez fait souffler un vent de rigueur intellectuelle et de franchise dans le cercle des hommes gris de l’Eurogroupe. Vous avez tenté avec ténacité de respecter le mandat des électeurs grecs : interrompre les politiques d’austérité tout en restant dans la zone euro.

Mais fin juin, renforcés par l’isolement de la Grèce et la faiblesse des mouvements de solidarité en Europe, les morts-vivants de l’Eurogroupe puis le Conseil vous ont adressé un ultimatum : vous soumettre ou sortir de l’euro. La victoire du « non » au référendum du 5 juillet renforçait votre légitimité pour refuser le véritable diktat des créanciers. Vous avez indiqué le 13 juillet |1| avoir proposé au soir du référendum à Alexis Tsipras « un triptyque d’actions » pour éviter la soumission : « émettre des IOUs » (des reconnaissances de dettes en euros, c’est-à-dire une monnaie fiscale complémentaire), « appliquer une décote sur les obligations grecques » détenues par la BCE depuis 2012, pour réduire d’autant la dette, et « prendre le contrôle de la Banque de Grèce des mains de la BCE ». Mais Alexis Tsipras a refusé ce plan et accepté votre démission. Le 20 juillet, au Parlement grec, vous avez voté contre « l’accord » du 13 juillet en indiquant le point décisif : « quand la société commencera à ressentir dans ses tripes l’étau des résultats de la nouvelle austérité désastreuse, quand les jeunes et les moins jeunes prendront les rues ou resteront, désespérés, chez eux, confrontés à ces effets - ces gens dont jusqu’à présent nous portions la voix, qui les représentera dorénavant dans l’arène politique ? ». L’unité de Syriza, cet outil patiemment forgé par la gauche grecque, est précieuse. Il semble que c’est la raison pour laquelle vous n’avez pas mené publiquement le débat sur vos propositions alternatives : « « y avait-il une alternative ? », nous a demandé le Premier ministre mercredi dernier. J’estime que, oui, il y en avait. Mais je n’en dirai pas plus. Ce n’est pas le moment d’y revenir. L’important est qu’au soir du référendum, le Premier ministre a estimé qu’il n’existait pas d’alternative ».

Pourtant ce choix d’Alexis Tsipras de capituler, et plus encore, de mettre en œuvre lui-même les exigences des créanciers, est tragique. Comme vous, on ne peut qu’être effrayé par les conséquences politiques du 13 juillet : la gauche radicale, portée au pouvoir pour et confirmée par référendum dans sa légitimité à rompre avec l’austérité, est apparue non seulement comme incapable de refuser un plan d’austérité et de destruction de la démocratie, mais disposée à le réaliser elle-même. À supposer même qu’aucune alternative ne soit disponible à court terme, le retour à l’opposition, que vous avez souhaité, aurait permis de préserver l’avenir.

Mais s’il y avait la possibilité d’un plan B, comme vous le pensez, alors l’erreur est encore plus tragique. Ce débat décisif monte aujourd’hui dans la gauche européenne. La Plate-forme de gauche de Syriza a proposé le 24 mai un projet prévoyant la suspension du paiement de la dette et la nationalisation des banques. Éric Toussaint a suggéré le 13 juillet un ensemble plus complet de mesures |2|, prenant acte du fait désormais avéré aux yeux de tous que rompre avec l’austérité implique une politique unilatérale de nécessité et urgence qui sera évidemment assimilée à de la désobéissance par les dirigeants européens actuels, bien qu’elle n’enfreigne pas nécessairement les traités existants |3|.

Contrairement à ce qu’affirment des figures aussi respectables qu’Étienne Balibar, Sandro Mezzadra et Frieder Otto Wolf |4|, de telles propositions alternatives ne sauraient être qualifiées de « conceptions autoritaires et inapplicables du ’contrôle’ de la politique monétaire et de la circulation des capitaux) ». De même, quand le grand sociologue altermondialiste Boaventura de Sousa Santos affirme que “si un pays se montrait désobéissant, il serait expulsé et le chaos l’engloutira inévitablement” |5|, on peut lui opposer qu’au vu du contenu de l’accord du 13 juillet, le chaos est assuré si le pays s’y conforme. Pablo Iglesias, leader de Podemos, ne voit pas non plus d’alternative, l’accord du 13 juillet « est la seule chose que l’on puisse faire », « c’est la vérité du pouvoir » |6|.

Mais s’il n’y a pas d’alternative, si un pays européen ne peut rompre avec l’austérité sans sombrer dans le chaos – et il ne fait guère de doute que l’Espagne, l’Italie ou la France se heurteraient à des obstacles aussi considérables que la Grèce |7| -, le piège néolibéral est sans faille. Si aucun pays pris isolément ne peut faire un pas de côté et prendre une autre voie pour montrer la route, la seule possibilité est d’entretenir par le verbe l’espoir d’une « autre Europe » en attendant une crise politique pan-européenne et/ou un effondrement systémique de la zone euro qui mettrait tous les pays à la même enseigne.

Depuis des années, avec d’autres, nous nous opposons tout comme vous à ceux qui prônent la sortie de l’euro comme préalable à toute politique alternative. Sortir de l’euro présente des coûts économiques et politiques importants pour le pays concerné. Surtout, présenter « l’Allemagne » comme la principale fautive, et le retour au périmètre national comme le préalable à toute solution, est une lourde erreur qui néglige l’écrasante responsabilité de nos élites dans la situation de nos pays tout en alimentant l’ethos nationaliste.

En revanche, nous croyons tout comme vous qu’il existe des politiques économiques et monétaires alternatives crédibles, susceptibles d’être menées de façon unilatérale, politiques sans doute audacieuses mais parfaitement raisonnables, et qui, dans certaines circonstances comme le 13 juillet, valent mieux que la certitude du désastre économique et politique. Nous croyons tout comme vous que la Grèce, dans la situation de nécessité et urgence dans laquelle elle se trouve, aurait pu - et peut encore - décréter unilatéralement un moratoire sur sa dette, créer une monnaie complémentaire, réquisitionner sa Banque centrale et nationaliser ses banques, instaurer une fiscalité enfin effective sur les catégories aisées (rappelons que les salariés et les retraités grecs, soumis à la TVA sur leurs consommations et au prélèvement à la source de leur impôt sur le revenu, ne peuvent frauder).

Certes, ces mesures comportent des risques, surtout si elles sont improvisées à la hâte : panique bancaire, fuite devant la monnaie complémentaire, exode accru des capitaux... Mais ces risques seront d’autant plus faibles que l’adhésion populaire sera forte. Le succès du référendum de juin et l’impopularité de l’accord du 13 juillet montrent qu’une base sociale large existe potentiellement en Grèce pour soutenir une politique fondée sur la dignité et la justice, des valeurs que les créanciers ont foulées aux pieds. Cette politique pourrait redonner de l’espoir aux peuples européens et renforcer leurs solidarités jusqu’ici insuffisantes.

De telles mesures unilatérales amèneront probablement les créanciers à vouloir expulser la Grèce de la zone euro, encore que cela réduirait beaucoup leurs chances d’être remboursés in fine. De plus, ils manquent d’une base juridique pour le faire, et une telle sanction aggraverait leurs contradictions internes au plan géopolitique. Surtout la mise au pilori d’un pays qui tente courageusement de sortir du gouffre et de résoudre sa crise humanitaire pourrait avoir un coût politique important pour les hommes gris. Le débat ainsi suscité renforcera la construction de cet espace public européen sans lequel l’indispensable refondation restera un vœu pieux. Car une chose est de tourner le dos à l’Europe en la décrétant responsable de tous les problèmes ; une autre est de démontrer par l’action qu’on ne peut respecter la volonté des électeurs et préserver les intérêts des classes populaires qu’en rompant avec les diktats des hommes gris qui ont pris possession de l’Union européenne.

Par votre pédagogie et votre ténacité durant ces mois de négociation, vous et Alexis Tsipras étiez très proches de réussir cette démonstration. Cher Yanis Varoufakis, vous rendriez un éminent service à la Grèce et à l’Europe en reprenant, de façon ouverte et publique, le combat pour le plan B, le combat pour la démocratie en Grèce et dans l’Union européenne.

Voir en ligne : http://blogs.mediapart.fr/blog/thomas-coutrot/260715/lettre-ouverte-yanis-varoufakis-le-plan-b-c-est-la-democratie-0

Thomas Coutrot

Coprésident d’Attac-France

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