Édition du 26 mars 2024

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La révolution arabe

Libye - Une révolution populaire dont le sens s’approfondit

Un éditorial récemment paru dans SocialistWorker.org avait pour titre « Qui a réellement gagné en Lybie ? » (voir sur notre site, NdlR). Cet article laissait entendre que ce serait l’OTAN qui aurait gagné la révolution en Lybie et non pas le peuple.

Ici à Tripoli, cela nous semble un jugement un peu précipité. Pour comprendre la situation sur place, il faut revenir sur une série de points :

1. Nous assistons à une révolution populaire dont le sens s’est approfondi. Ce ne sont pas les rebelles de l’extérieur qui ont libéré Tripoli. C’est plutôt à l’intérieur que le soulèvement populaire a démarré, le 20 août 2011, dans une série de quartiers de la ville. Le lendemain, avant midi, l’appareil de sécurité de l’Etat était démantelé dans plusieurs quartiers et finissait de tomber dans d’autres. Le soir du 21 août, les premières brigades de rebelles entraient dans la ville et trouvaient des renforts parmi la population locale.

Dans tous les cas de figure, la force motrice de la révolution a été la participation des masses, que ce soit lors des tout premiers soulèvements à Benghazi et à Zintan (ville de l’ouest du pays), ou dans les environs de Tripoli.

Au jour d’aujourd’hui, les rues de Tripoli son gérées par des gens ordinaires. Chaque quartier a un comité populaire qui arme les habitants. Ils contrôlent les entrées et les sorties des quartiers, ils vérifient les véhicules, et, en l’absence de la police (qui commence seulement à revenir), ils agissent de facto comme élément d’autorité dans l’espace public.

Comme me le disait un ami, « Tout est sans dessus dessous ». Les habitants ont repris à la classe dominante la plus grande partie des centres vitaux, des bureaux de la sécurité au palais de Kadhafi. Ont peut maintenant passer son après midi à déambuler dans les villas de Kadhafi ou à chiner au milieu des dossiers des bureaux des services secrets. Les habitants ont réquisitionné quelques unes des maisons et des prisons de Kadhafi pour en faire des musées ou d’autres bâtiments de ce genre. La gigantesque piscine de Aïsha Kadhafi, construite avec l’argent qui aurait du appartenir à tous les libyens, est maintenant une piscine publique. Dans les quartiers, un grand nombre de propriétaires pro-kadhafi ont été chassés et leurs hôtels et restaurants sont maintenant gérés par le peuple. Ce sont les mêmes reprises de pouvoir et réalisations que celles qui ont eu lien en Egypte après la révolution.

2. La direction de la Révolution est actuellement en litige entre un certain nombre de forces en présence : 1) la direction révolutionnaire à Tripoli qui a dirigé le mouvement depuis le premier jour en février et qui a eu quelques contacts directs avec l’OTAN ; 2) Les révolutionnaires de Tripoli qui avaient leur base à l’extérieur, à Benghazi, en Tunisie ou plus loin et qui sont revenus ; 3) le courant islamiste, dirigés par des dignitaires religieux ; 4) la base de Benghazi, le Conseil National de Transition soutenu pas les USA, et en particulier son comité exécutif ; 5) les forces militaires de Tripoli, elles-mêmes divisées en deux fractions, une sous le commandement de l’ex-islamiste Abdel Hakim Belhaj, et l’autre sous le contrôle des ex-hommes de Kadhafi. Belhaj avait été emprisonné et torturé comme résultat de la collaboration entre Kadhafi et les Etats-Unis et bénéficie du soutien de la population dans l’est de la Libye, qui s’attend à ce qu’il soit soutenu par le Qatar ; 6) quelques 40 Katibas – brigades - rebelles d’un peu partout dans le pays.

La plupart des ces katibas ont leur campement de base dans la ville d’origine de leur tribu et sont indépendantes financièrement. Dans la plupart des cas elles bénéficient du soutien financier d’hommes d’affaires aisés en dehors du pays. Jusqu’à maintenant, les katibas ont réussi à ne se soumettre à aucune autorité des groupes décrits plus haut. La brigade Misrata, par exemple, s’est imposée dans quelques quartiers de Tripoli, ce qui a causé des tensions avec les habitants locaux.

Nous n’avons aucune idée sur qui l’emportera parmi les forces en présence. Le soutien des Etats-Unis au Conseil National de Transition, assez faible, limite en outre la sympathie populaire à son égard. Des manifestations contre lui ont déjà eu lieu dans certaines villes, dont Benghazi. A la mi-septembre, le Conseil National de Transition était encore en compétition pour le contrôle du pays avec un large éventail de groupes rebelles et de factions politiques.

En même temps, en dépit de ses bonnes relations avec l’Ouest, la direction du Conseil National de Transition s’est vu obligée de prendre position contre la présence de forces de sécurités de l’ONU sur le territoire du pays. Cela montre l’existence réelle de la pression populaire.

3. La nature fractionnaire des forces rebelles est une conséquence directe des lois de Kadhafi. Grâce à l’argent du pétrole, celui-ci a pu garder le pouvoir sans devoir développer le même genre d’institutions politiques existantes dans les autres pays.

Il n’y a pas de parti dominant en Libye, il existe une toute petite bureaucratie et une armée faible et divisée. A la place, on avait un pouvoir largement informel dans les mains de Kadhafi, appliqué au travers de réseaux clientélistes tribaux et familiers. La base de la classe dominante était très étroite ; certaines tribus, les membres de la famille Kadhafi et une constellation d’agences de sécurité qui bénéficiaient des bienfaits du pétrole.

Même lors du tournant néolibéral de 1999, l’ouverture de l’économie n’a profité qu’à une petite couche de la classe dominante. C’est pour ces raisons que, contrairement à ce qui s’est passé durant les révolutions égyptienne et tunisienne ou en Syrie (mais un peu comme cela s’est vu au Yémen), une partie importante de cette classe dominante a rompu avec le régime et rejoint les rangs de la révolution. Mais les ex-généraux, ministres, hommes d’affaires qui composent cette section de la bourgeoisie se sont entièrement reposés sur la poussé populaire.

Ce soulèvement lui-même trouve ses racines dans la politique de Kadhafi. L’économie est très peu diversifiée. Après quatre décennies de dictature, le pétrole reste la principale activité économique du pays. Au-delà de quelques projets de développement, la plus grande partie des dépenses de l’Etat servait à maintenir le réseau clientéliste et les relations étrangères.

Le résultat est que la classe ouvrière est moins importante que dans les pays voisins comme l’Egypte et la Tunisie (le secteur pétrolier lui-même est très dépendant du travail et de l’expertise faite à l’étranger, et la plupart des biens de consommation libyens sont importés.)

En même temps, la vie sous le régime de Kadhafi devenait intenable. Les salaires étaient pratiquement gelés à leur niveau de 1980, même lorsque le prix des loyers et des denrées alimentaires ont explosées ; certains subsides de l’Etat ont été éliminés par la néo-libéralisation ; les conséquences négatives des sanctions soutenues par les Nations Unies dans les années 90 a rendu nécessaire l’accroissement du secteur pétrolier ; et l’Etat est resté aussi répressif que possible.

Ce sont ces éléments qui ont mené à la révolution. Mais à la différence de l’Egypte et de la Tunisie, sans une classe ouvrière forte (ni numériquement, ni politiquement), sans la présence de partis politiques et sans réelle société civile, la combat est devenu une lutte armée. Sous la direction d’un partie de l’ancienne classe dominante, mais de manière hasardeuse, des jeunes rebelles ont rejoint des groupes révolutionnaires, selon les affinités par tribu et par ville d’origine, ou avec n’importe quel homme d’affaire qui pouvait leur acheter des armes et des véhicules. Leur niveau politique était assez bas et un racisme vicieux a entaché la victoire des rebelles.

4. En dépit de l’origine populaire de la révolution, il n’y a pas un grand pourcentage de chances de voir une aile gauche émerger, en raison de la faiblesse des structures politiques en Libye. Cependant ce pourcentage de chance était encore plus réduit sous le régime et la révolution a donné à la société libyenne un nouvel espace pour le développer.

Cela n’arrivera pas rapidement, il faudra une restructuration de l’économie, une croissance de la classe ouvrière, etc., mais pour la première fois dans l’histoire, la Libye à la possibilité de le faire. Rien que pour cette raison, la révolution doit être soutenue. De plus, la victoire a donné un nouveau souffle aux soulèvements dans le monde arabe, en particulier en Syrie et au Yémen.

Il est toujours possible que les forces qui émaneront continuent à appliquer la méthode Kadhafi. Il est bien trop tôt pour dire qui sera finalement le gagnant de la révolution libyenne, mais nous savons déjà qui tentera d’en influencer l’issue.

Les Etats-Unis et leurs alliés continuent à vouloir subordonner les révolutions à leurs intérêts. Ils ne sont pas intéressés à mettre en place des démocraties authentiques, mais plutôt des démocraties limitées, gérables et soumises à leurs besoins. Les activistes aux Etats-Unis ont pour tâche d’affronter cette réalité et de permettre à la révolution libyenne d’avoir l’espace pour s’agrandir.

Publié par Socialist Worker.org http://socialistworker.org/2011/09/20/a-popular-revolution

Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

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