Édition du 26 novembre 2024

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Où va la gauche française ?

Edwy Plenel a coutume de le souligner : la France est une « démocratie de basse intensité ». Les gouvernements de droite et de gauche renâclent à l’idée qu’il puisse exister des contre-pouvoirs dans la société. C’est un tropisme français, fruit d’une culture républicaine élitiste et hostile au pluralisme. La fable de la « république une et indivisible » et le particularisme français magiquement érigé en universalisme s’imposant à tous, disqualifient les corps intermédiaires et invisibilisent les minorités.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Publié le 13 janvier 2022

En 2008, Plenel a co-fondé Mediapart, un média qui pratique un journalisme d’investigation comme il n’en existait pas en France au moment de son lancement. La qualité et le sérieux de ses enquêtes sont aujourd’hui indisputés. Le média en ligne, indépendant de tout intérêt capitaliste, constitue aujourd’hui un véritable contre-pouvoir, qui a fait des émules dans la presse indépendante. Mediapart a renouvelé un paysage médiatique français qui privilégie traditionnellement l’expression d’opinions (dominantes) par rapport à l’exposé de faits d’intérêt public.

« Souffrance démocratique »

Observateur de la scène politique française, Edwy Plenel vient de publier un ouvrage intitulé À Gauche de l’impossible (Paris, Éditions de la Découverte, 2021). Il s’agit d’un recueil d’articles publiés ces dix dernières années, qui comprend une introduction intitulée « Face à la catastrophe ». Son auteur définit sans détour la situation actuelle : la démocratie française est dans un très mauvais état.

Plenel est le chroniqueur de la « transformation de la France en démocratie autoritaire au nom d’une idéologie identitaire » (p. 9). « Où va la France ? », demande-t-il dans la partie centrale du livre. Ce titre de partie fait écho à un opuscule de Léon Trotsky qui rassemble des articles consacrés à la situation politique en France entre 1934 et 1938. Trotsky y a disséqué les renoncements de la gauche, l’effondrement du Front populaire et l’essor de forces autoritaires et antidémocratiques qui ont mené au désastre de 1940. De la même manière, Plenel analyse l’effondrement du quinquennat Hollande : l’affaire Cahuzac, la banalisation à gauche du racisme d’un Manuel Valls ou encore la question de la déchéance de la nationalité, qu’il qualifie « d’ultime rupture » du hollandisme avec les valeurs de gauche (p. 157).

La déliquescence de la démocratie française, négligée et rudoyée à droite comme à gauche, est le fil rouge de ce livre. Edwy Plenel parle à cet égard de « souffrance démocratique » (p. 173). Rarement une démocratie n’a connu un tel écart entre l’énoncé de ses valeurs nationales (liberté, égalité, fraternité) et ce que ses institutions pratiquent au quotidien : politiques portant atteinte aux libertés publiques, corruption ou racisme (sous couvert de liberté d’expression ou de « lutte contre le séparatisme »).

La présidence Macron fait l’objet de critiques implacables, souvent méritées, mais dont l’auteur ne rappelle pas assez qu’elle s’inscrit dans la « normalité » des institutions de la 5e république, cette « démocratie de basse intensité » : une élection présidentielle plébiscitaire et une présidence sans contre-pouvoirs, des partis et des syndicats faibles, une abstention électorale galopante, la mise à l’index continuelle des jeunes, des racisés et des étrangers (dont les migrants), des médias-croupions, et une gauche incapable d’être populaire (dans le double sens d’être appréciée du public et aussi d’être proche de la population). Tout cela a précédé Macron qui n’a certes rien fait pour corriger cette trajectoire antidémocratique et autoritaire.

Edwy Plenel voit dans les mouvements sociaux actuels (la jeunesse environnementaliste de Sivens, le mouvement antiraciste autour d’Adama Traoré et les violences policières, les gilets jaunes ou #MeToo), le signe d’un renouveau démocratique : « La réponse ne viendra pas d’en haut, d’avant-gardes autoproclamées, d’experts prétendus ou de gouvernants discrédités. Elle viendra du mouvement de la société elle-même, de ses mobilisations comme l’ont illustré ces dernières années en France le surgissement de mouvements sociaux inédits (…) » (p. 14)

Plenel a raison, mais on pourrait toutefois arguer que la gauche se tient largement à l’écart de ceux-ci, ce qui réduit largement l’impact de ces combats récents. Quant aux gilets jaunes, le mouvement est beaucoup trop hétérogène et ambigu sur le plan politique pour qu’on puisse y voir l’expression d’une gauche sociale et antiraciste en devenir.

Catastrophe à gauche

Contrairement à ce qu’indique le titre de l’ouvrage, ce recueil d’articles n’a pas fondamentalement pour objet la gauche. Cette dernière apparaît néanmoins en toile de fond, tel un fantôme errant. Le directeur de Mediapart estime que « [s]i la gauche est aujourd’hui bien en peine, fragile, minoritaire et divisée, c’est parce que, depuis les années 1980, elle s’est détachée de la société qui la légitimait pour s’identifier à l’État dont elle revendiquait la gestion. » (p. 14) Plenel précise que la gauche ne doit pas rejeter l’idée même de gouverner, synonyme d’impuissance politique, mais qu’elle ne doit pas non plus gouverner contre les intérêts de son électorat (le salariat) ou de ses valeurs (les causes communes intersectionnelles, écologistes, antiracistes ou féministes).

« À gauche de l’impossible », le titre du livre, est une expression empruntée à Walter Benjamin. Le philosophe allemand qualifiait ainsi Kurt Tucholsky, le « journaliste le plus lucide de la république de Weimar », qui se suicida à Göteborg en 1935. Tucholsky, comme Benjamin, furent les témoins impuissants du délitement des démocraties, du reniement des élites politiques, du sabotage général des valeurs démocratiques et de l’anéantissement de la gauche.

Edwy Plenel cite Tucholsky : « J’ai appris qu’il vaut mieux dire qu’il n’y a rien, plutôt que de se leurrer, soi et les autres. » (p. 17) Alors que des sondages indiquent que les intentions de vote pour deux candidats d’extrême droite dépassent 30%, et que le total des intentions de vote à gauche avoisine 25%, on peut effectivement craindre une catastrophe : la France pourrait élire prochainement un président d’extrême droite. C’est arrivé aux États-Unis et au Brésil, pourquoi pas en France ?

Avec la lucidité d’un Tucholsky, on peut aussi estimer que lorsqu’on parle de la gauche partisane aujourd’hui, « il n’y a rien », en tout cas pas grand-chose. Il faut en effet en être conscient pour ne pas se leurrer. La catastrophe s’est déjà abattue sur cette gauche. Aucun tribun ne « passera dans un trou de souris » en avril 2022, aucune « figure morale » ne rassemblera une gauche exsangue, et aucune Primaire populaire de dernière minute ne règlera le problème non plus. La gauche ne pâtit pas de la multiplicité de candidatures (cela a toujours existé), mais de l’absence d’un parti populaire agrégeant ses diverses sensibilités. À l’issue du quinquennat Macron, la gauche française est en effet plus inaudible, plus sectaire et plus impopulaire qu’elle ne l’était en 2017.

Depuis la chute du Parti socialiste, la gauche partisane n’est plus que l’addition de micro-partis au faible ancrage social. On le voit partout en Europe : la gauche qui gagne est celle qui parvient à réunir les différents courants du réformisme, dans ses versions modérée et radicale. Le PS a longtemps rempli cette fonction. En Grèce, lorsque le PASOK a été sévèrement sanctionné par les électeurs, Syriza est devenue la nouvelle force sociale-démocrate agrégeant autour d’elle différentes sensibilités de gauche. En France, aucun parti n’a remplacé le PS dans ce rôle. (Incidemment, je trouve extraordinaire qu’aucun ouvrage de science politique n’ait été consacré depuis cinq ans aux raisons multiples et complexes de la désagrégation du PS ou aux transferts de voix à gauche depuis 2017. Pour comprendre où va la gauche aujourd’hui, il faudrait pourtant partir de là)

Edwy Plenel recense les caractéristiques essentielles de la gauche : elle est d’abord « le refus de ce qui est » (p. 28), elle s’est « toujours renouvelée par le bas » (p. 29), et son « moteur est l’égalité » (p. 30). Il est difficile de ne pas être en accord avec ces propos, mais il faudrait, lucidement encore, comparer ces résolutions principielles aux faits.

La gauche française s’est accommodée et continue de s’accommoder d’injustices flagrantes : une large part de la social-démocratie s’est auto-sabordée (et a gravement endommagé la gauche en général) en mettant en œuvre des politiques économiques néolibérales. Ce fut le cas du quinquennat Hollande, mais c’était déjà le cas des précédentes expériences socialistes au pouvoir. Ayant renoncé à la social-démocratie la plus tempérée, cette gauche a embrassé un républicanisme « universaliste » autoritaire et raciste : ces socialistes (« macronisés » ou pas) ont repris le couplet sur l’islamophobie comme « liberté de critiquer une religion » et ont soutenu la mise à l’index des musulmans, soupçonnés par le gouvernement de « séparatisme ».

La gauche « radicale » n’est pas en reste : négligeant le combat antiraciste, elle perd ainsi le soutien de la classe ouvrière racisée des banlieues. Au nom d’un marxisme de pacotille, elle a théorisé la fermeture des frontières aux migrants qui «  viennent manger le pain des travailleurs français  ». Au nom d’un campisme antiaméricain, elle défend les dictatures chinoise, syrienne, russe ou vénézuélienne. Et cette gauche « radicale » reste sourde et aveugle face à l’éléphant qui occupe la pièce principale de sa maison : l’antisémitisme de nombre de ses dirigeants et militants.

Largement indifférente aux libertés publiques (car non-matérialistes et « bourgeoises »), cette gauche a pourtant déraillé lors de la pandémie du Covid en hurlant à la « dictature sanitaire » face au passe sanitaire, au lieu de mener résolument campagne en faveur de la vaccination de toutes et tous. Des intellectuels de gauche ont connu d’éphémères succès de librairie en nourrissant les théories du complot relatifs à la vaccination ou au passe sanitaire.

Pour ce qui est du « renouvellement par le bas », il faudra encore attendre. La gauche française s’est toujours renouvelée par le haut et par cooptation. Six ans à peine après son apparition météorique dans le paysage politique, il faudra faire le bilan du « populisme de gauche » (dont on ne parle déjà plus). Celui-ci a définitivement brouillé les repères entre la droite et la gauche, désamorcé toute critique sociale en termes de front de classes, pour ne retenir que l’incantatoire et réactionnaire notion de « peuple », fonds de commerce des populistes de droite et d’extrême droite. En corollaire du « populisme de gauche », il faudra également faire le bilan du confusionnisme idéologique de dirigeants de gauche qui ont tenté de trianguler (à leurs dépens) des thématiques réactionnaires et sécuritaires, ou qui ont crû pertinent de converser avec des personnalités ou des revues d’extrême droite.

La pandémie actuelle n’a fait qu’accentuer une tendance déjà à l’œuvre avant 2020 : la gauche militante est essentiellement devenue la gauche 2.0 : celle des indignations permanentes sur les réseaux sociaux, des mises en scène narcissiques et des réactions grégaires. Le militantisme est à réinventer à gauche. Une chose est sûre, les réseaux sociaux, largement ignorés par la population, ne peuvent demeurer ou devenir le théâtre principal de celles et ceux qui s’engagent en politique.

C’est le sens du stimulant ouvrage d’Edwy Plenel : la gauche ne pourra se relever et redevenir populaire que si elle devient, enfin, démocratique, c’est-à-dire collégiale, plurielle, égalitaire et ouverte aux débats d’idées. C’est la condition sine qua non pour qu’elle puisse proposer un récit qui tranche avec les réactions, les fascismes et les racismes de notre époque.

Edwy Plenel : À gauche de l’impossible

La découverte, Paris 2021, 416 pages, 20 euros

Philippe Marlière

Twitter : @PhMarliere

https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/301221/ou-va-la-gauche-francaise

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