Édition du 12 mars 2024

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Écosocialisme

Sans rupture avec le capitalisme, il n’y aura pas de transition écologique

Avec la catastrophe qui touche le vivant, c’est à de « véritables dilemmes civilisationnels » que l’humanité est confrontée. Dans cet article, Manuel Gari décrit précisément la prédation et le pillage nés d’un capitalisme pétrolier et s’interroge : peut-on vraiment imaginer changer le modèle énergétique en laissant intacte la structure même du capital ? Peut-on vraiment concevoir un abandon de l’utilisation des combustibles fossiles en préservant la propriété privée des oligopoles ? Évidemment la réponse est « non » et Manuel Gari analyse les conditions d’une planification démocratique, certes, titanesques mais seules envisageables, pour échapper au désastre.

Tiré de Contretemps
24 novembre 2022

Par Manuel Gari

Les personnes rationnelles qui ne sont pas attachées aux dividendes des compagnies d’électricité, de gaz et de pétrole peuvent convenir tout d’abord que la transition écologique est urgente et nécessaire pour l’avenir de la vie sur la planète et que la condition pour déclencher le processus est d’assurer la transition énergétique d’un modèle carboné et gaspilleur à un autre fondé sur les piliers des diminutions et de l’efficacité [moins et plus efficace], des énergies renouvelables propres et de l’utilisation décroissante des ressources et de l’énergie. Deuxièmement, nous pouvons convenir que la question de l’énergie est stratégique. Enfin, ce n’est pas une hyperbole de qualifier le mode de production actuel de capitalisme pétrolier. Nous vivons dans des sociétés et des économies reposant sur le carbone.

L’essor et la diffusion du capitalisme industriel seraient inexplicables sans l’utilisation de la vapeur, l’exploitation du charbon et la découverte et l’utilisation du pétrole ainsi que du gaz. L’industrie et l’agriculture, au même titre que les transports et la vie quotidienne, ont connu une révolution, notamment lorsque les applications de l’électricité se sont multipliées et répandues. La production généralisée de biens et leur commercialisation sur les marchés internationaux ont été directement tributaires de l’évolution de la carbonation de l’économie. Dans ce modèle de production et de transport, la mondialisation capitaliste a trouvé un accélérateur exceptionnel.

Le modèle énergétique est le paradigme de l’ensemble du modèle de production créé par le capitalisme. Tous deux sont le portrait craché d’un Pantagruel digne de son père Gargantua, insatiable et déchaîné, nécessitant d’énormes quantités de ressources/matières premières/énergie comme intrants afin d’alimenter un processus de production risqué et hautement inefficace : ses productions sont constituées de biens et de services – dont certains sont parfaitement superflus ou nuisibles – mais aussi d’un grand volume de déchets, d’émissions et de rejets qui sont en grande partie toxiques et dangereux en raison de leur impact sur les différentes formes de vie et parce qu’ils ne peuvent être métabolisés par la nature. Ce sont les caractéristiques du modèle de production linéaire qui ne boucle pas les cycles. Par rapport à la question qui nous occupe, compte tenu de l’intensité énergétique requise par ses techniques et procédures ainsi que de sa faible efficacité en termes matériels, le modèle fait preuve d’une grande voracité énergétique, étant donné qu’il y a un gaspillage suicidaire tant dans la production que dans la consommation.

Les énergies 100% renouvelables sont-elles la solution aux problèmes énergétiques sans réduire la demande ? Est-il possible de les développer à temps pour éviter la catastrophe climatique ? Quelle quantité d’énergie sale est nécessaire pour construire une énergie propre ? Y a-t-il assez de matériaux ? Peut-on changer le modèle énergétique sans exproprier les oligopoles ? Une reconversion éco-énergétique est-elle compatible avec un système économique fondé sur la réalisation du profit privé ? Est-il compatible de maintenir le niveau actuel d’intensité énergétique avec une société en harmonie avec la nature ? Il ne s’agit pas de questions rhétoriques mais de véritables dilemmes civilisationnels qui se situent à la croisée des chemins.

Ils font partie des antinomies, des paradoxes et des contradictions actuelles du système social et économique du capitalisme mondialisé sous ses différentes latitudes et versions, qui ont non seulement en commun un mode de production impliquant des relations sociales basées sur l’inégalité dans l’appropriation du produit du travail, mais aussi un modèle productif (la façon de faire les choses) prédateur, polluant et inefficace du point de vue des ressources et de l’équilibre de la biosphère. Il n’est pas exagéré de dire que l’histoire du modèle énergétique carboné est l’histoire du profit, du pillage et de la guerre au XIXe siècle, mais surtout au XXe siècle et aujourd’hui.

L’économie politique de l’énergie

L’ordre énergétique mondial s’est articulé autour d’une alliance complexe entre les firmes transnationales et les gouvernements des pays impérialistes avec les dirigeants des territoires disposant de réserves de pétrole, de gaz ou de charbon.

Un modèle économique a été organisé sur la base du caractère fini des gisements et de leur répartition territoriale aléatoire et inégale. En d’autres termes, sur la base de la gestion d’une nouvelle forme de rente ricardienne [1] idéologiquement justifiée par l’histoire de la rareté. C’est ce qui explique que, bien qu’il existe des fractions du capital qui recherchent les niches commerciales des énergies renouvelables, tout en conservant le contrôle privé du processus d’ensemble, le pari énergétique stratégique du capitalisme continue de reposer sur les combustibles fossiles.

Le grand capital est défavorable à la baisse des prix des énergies renouvelables à moyen terme et à la réduction de la séquence d’extraction, de transport, de transformation des combustibles fossiles et de distribution, car chaque phase est une source de profit qui serait remise en question par la chaîne de valeur plus courte des énergies renouvelables. Notamment celle de la production et distribution d’électricité qui permet aux populations, aux communautés et aux individus de gérer directement l’énergie dont ils ont besoin pour leurs besoins fondamentaux.

L’option hégémonique du capitalisme est une fuite en avant suicidaire : poursuivre une production énergétique de plus en plus coûteuse et de moins en moins rentable et la mise en œuvre de méthodes néfastes comme le fracking pour accélérer l’extraction – par fracturation hydraulique – des énergies fossiles qui imprègnent les sables. Et, pire encore, la prospection irresponsable de l’Arctique, profitant du dégel des glaces dû au réchauffement climatique.

Les fluctuations de la concurrence entre les principaux Etats impliqués et la guerre des prix, ainsi que de nombreuses guerres des XXe et XXIe siècles, ont pour origine immédiate la lutte pour l’hégémonie énergétique, pour l’appropriation et le contrôle de tous les segments de la chaîne de valeur afin de déterminer la répartition des rentes. Cette question est au cœur de la nature, de l’histoire et de l’évolution de l’impérialisme et des contradictions inter-impérialistes. Et, malheureusement, ils expliquent la raison ultime de la géopolitique (le cas de la guerre de Poutine en Ukraine et la réaction des puissances occidentales en est une bonne illustration) et des interventions militaires des Etats-Unis et d’autres puissances au Moyen-Orient, dont les peuples ont été soumis à des souffrances indicibles, à des guerres sans fin et cruelles, à des migrations massives et à la destruction de leurs villes et de leurs richesses. Au nom des intérêts occidentaux, l’impérialisme a confisqué la souveraineté de ces peuples, les maintenant sous le joug de dictatures, de la pauvreté, de l’insécurité et de l’instabilité permanentes.

Depuis des années, l’Union européenne (UE) fait pression pour la libéralisation et le transfert de la propriété de l’ensemble du système énergétique et électrique entre les mains de capitaux privés. Cela a conduit à l’émergence et à la consolidation de producteurs et de marchés oligopolistiques plutôt que, comme ils prétendaient le faire, à une prolifération d’entreprises, (hypothétiquement) mises en concurrence, afin d’offrir de meilleurs prix et services. Cette structure oligopolistique couvre la chaîne d’importation, d’extraction, de transformation, de production, de transport/transmission et de commercialisation dans l’ensemble de l’UE et dans chaque pays membre. Dans le cas de l’électricité, elle domine les marchés de gros et de détail, détenant la part du lion de la capacité installée et de la quantité totale d’énergie produite, distribuée (avec un grand contrôle sur les réseaux) et vendue. C’est l’un des scénarios les plus complets de collusion entre les pouvoirs économiques et les « élites » politiques, dont la meilleure expression est le fonctionnement éhonté des portes tournantes [« pantouflage ») entre les ministères et les conseils d’administration des ex-membres d’exécutifs. Ce scénario a montré sa grande faiblesse à la suite de la guerre en Ukraine.

Le cas espagnol ne fait pas exception, puisque son système énergétique et électrique est totalement contrôlé et au service de l’oligopole (Voir Garí, García Breva, María-Tomé et Morales, 2013). L’ensemble du marché de l’électricité est conçu pour préserver leurs intérêts. Les grandes entreprises espagnoles du secteur de l’énergie dans leur ensemble – qu’elles soient liées à la production d’électricité ou non – ont connu un fort processus d’internationalisation grâce à leur présence dans de nombreux pays – ce qui les a transformées en transnationales – et une interpénétration avec d’autres entreprises du secteur et avec les différents organismes, opérateurs et marchés du système financier espagnol et international.

Les rouages de l’oligopole de l’énergie

Comme l’affirme le lauréat du prix Pulitzer Daniel Yergin (1992), la puissance actuelle des Etats-Unis a été fondée sur la concentration de l’industrie de l’extraction et du raffinage du pétrole. De même, le secteur de l’énergie s’est immédiatement articulé à l’échelle internationale autour de grandes entreprises qui ont eu tendance à fonctionner comme un oligopole avec, dans la pratique, une emprise monopolistique. Cela a conduit l’industriel Enrico Mattei [2], président de l’ENI (la société nationale italienne d’hydrocarbures), à dénoncer dans les années 1960 que ces sociétés énergétiques de l’époque – qu’il appelait les « Sept Sœurs » [3] – tendaient à la cartellisation en opposition ouverte à la libre concurrence proclamée. En 1944, des années plus tôt, Karl Polanyi (The Great Transformation, édition anglaise, 2001, p. 69) avait indiqué que « la concurrence mène finalement au monopole était une vérité bien comprise à l’époque ».

Trois problèmes y sont généralement liés : le problème du marché des matières premières et de la force de travail ; le problème des nouveaux champs d’investissement en capital ; et enfin le problème du marché. Cette triade nous permet de mieux aborder le fonctionnement de l’économie de marché, y compris l’économie de l’énergie. Elle explique pourquoi le patrimoine et les biens communs sont privatisés, pourquoi des activités qui pourraient être réalisées efficacement et à moindre coût en coopération sont monopolisées, et pourquoi le modèle technique adopté est toujours celui de la grande installation (infrastructure) parce qu’il facilite tout cela.

Pour mieux comprendre le continuum réchauffement/modèle énergétique/système électrique, il ne suffit pas de discuter des technologies à abandonner et des technologies à développer. Il est également nécessaire d’aborder le cadre dans lequel les problèmes et les alternatives apparaissent, et donc de démêler certains éléments de la structure oligopolistique qui contrôle l’ensemble de la chaîne de valeur : extraction du charbon, du pétrole et du gaz ; raffinage et autres transformations ; transport des matières premières, des produits semi-finis et finis à différents stades, production, acheminement et commercialisation de l’électricité.

L’oligopole s’est imposé dans le monde de l’énergie et, en particulier, dans le monde de l’électricité qui, en tant que bien/marchandise, présente des caractéristiques physiques et techniques qui font qu’il est facile, soit qu’il soit contrôlé par la société à travers la propriété publique et sociale, soit qu’il tombe entre les mains de grandes entreprises oligopolistiques qui, dans la pratique, fonctionnent comme des monopoles.

L’électricité joue un rôle stratégique dans de multiples processus productifs, dans les nouveaux développements de l’électronique, de la robotique et des télécommunications et, bien sûr, dans les équipements à usage privé comme les appareils ménagers ou dans l’éclairage public et privé. Il présente une homogénéité en termes physiques, quelle que soit la source utilisée pour sa production. Mais l’électricité ne peut pas être stockée, ce qui exige une planification et une anticipation permanentes pour le futur, ainsi que la mise en place de mécanismes de transport souples pour faire correspondre les besoins et l’offre à différents moments, pour différents usagers et exigences en termes de volumes et d’applications. Par conséquent, certaines parties de la chaîne de valeur poussent vers ce que l’on appelle un monopole naturel [4]. Cela présente des possibilités et des défis pour les alternatives écosocialistes, mais pour le moment, c’est une source de profit privé.

Oligopoles ? Ou sont-ils vraiment des monopoles ?

Dans le cadre de leur lutte pour le contrôle des marchés, les entreprises d’énergie et d’électricité ne fonctionnent pas différemment des autres secteurs oligopolistiques. Les grandes entreprises ont une double approche : d’une part, pousser à l’intégration verticale, qui permet des économies d’échelle et des avantages technologiques, et, d’autre part, éviter autant que possible le fiasco de la concurrence par le biais d’accords entre entreprises sur les prix, le partage du marché, la répartition convenue des parts de marché et d’autres accords interentreprises afin de garantir que l’écart entre les revenus et les coûts des entreprises soit aussi ample que possible et que des bénéfices considérables puissent être réalisés en permanence.

A cet égard, il est donc utile de tenir compte des contributions d’auteurs tels qu’Ernest Mandel, qui considère qu’il existe une fine ligne de séparation entre les entreprises monopolistiques et ce que l’on appelle les oligopoles constitués d’un petit nombre d’entreprises qui dominent un secteur productif. Il rejette la différenciation drastique entre monopole et oligopole car « les discussions sémantiques sont, bien entendu, oiseuses. Mais la prétendue précision terminologique de la science économique académique cache en réalité une impuissance à saisir les problèmes de structure. L’apparition d’« oligopoles » ne signifie pas seulement un simple changement de la situation par degrés (« un peu plus d’imperfection” dans la concurrence). Elle signifie l’avènement d’une ère nouvelle, caractérisée par une modification radicale dans le comportement des chefs des principales industries, ce qui entraîne des modifications non moins radicales en matière de politique intérieure et extérieure. » (Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Ed. Julliard, 1962, t.2, p. 61)

Mandel appuie son affirmation sur le rapport « Monopoly and Free Enterprise » de Stocking and Watkins, gestionnaires et économistes d’entreprises privées, un document qu’il qualifie d’honnête et dont il cite littéralement le passage suivant :

« La fusion d’[anciens] concurrents ne doit pas nécessairement aboutir à l’unification totale, aux monopoles à 100%, pour réduire les pressions compétitives et rapporter des surprofits. Il n’est pas nécessaire que le pouvoir de réduire l’offre et d’augmenter les prix soit absolu pour qu’il devienne intéressant. Ce pouvoir assure des profits [plus élevés], du moment que le nombre des vendeurs est tellement réduit que chacun d’eux reconnaîtra les avantages de suivre une politique non compétitive. » (Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Ed. Julliard, 1962, t.2, pp. 61-62)

De son côté, Michal Kalecki a développé des modèles explicatifs dans lesquels il associe la consolidation des structures monopolistiques à la réalisation de surprofits grâce à des prix imposés supérieurs à ceux qui existeraient sur un marché concurrentiel (Kalecki, 1977). Et Piero Sraffa a analysé la relation entre le degré de concurrence et le cadre institutionnel, plus précisément les barrières existantes, qui rendent possible ou difficile l’augmentation des prix pour obtenir un profit plus élevé par rapport à une situation de concurrence parfaite entre égaux (Sraffa, 1960).

Dans l’évolution vers l’oligopole et le monopole des entreprises, l’Etat n’a pas été indifférent, mais, selon Mandel, « le pouvoir coercitif de l’Etat bourgeois est intervenu de plus en plus directement dans l’économie, à la fois pour assurer l’extraction ininterrompue des profits monopolistiques exceptionnels à l’étranger et pour garantir les meilleures conditions d’accumulation du capital dans le pays ».

Et il conclut : « Cette étape a marqué le début de l’ère du capitalisme tardif » (Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, nouvelle édition Editions de la Passion, 1997).

Alternatives et planification

Les clés pour changer le modèle énergétique sont une combinaison des actions suivantes : laisser les stocks de pétrole, de gaz et de charbon dans le sol ; promouvoir les économies d’énergie ; électrifier les transports et toutes les activités productives consommatrices d’énergie ; changer les sources en remplaçant les combustibles fossiles et nucléaires par des sources renouvelables (solaire, éolienne, géothermique, marémotrice, etc.). Avec un développement spécial de la production distribuée et des systèmes de production, de transport et de distribution d’énergie de propriété publique et sociale dans un modèle qui prend en compte à la fois la dimension de la coordination des ressources pour permettre des synergies et des économies, et celle de la décentralisation pour rapprocher les décisions des personnes et des collectivités dans leurs facettes de producteurs et de consommateurs, afin de promouvoir la souveraineté et la démocratie dans les affaires du « combustible qui chauffe la tribu ».

En bref, il s’agit de réduire radicalement l’usage de l’énergie et qu’elle provienne de sources renouvelables et de propriété collective. L’ampleur du défi que représente le fait de laisser les réserves de combustibles fossiles dans le sol revient à renoncer à 80% des stocks de charbon connus, à 33% du total des stocks de pétrole connus (épuisés ou inexploités) et à 50% des stocks inventoriés (épuisés ou inexploités), ce qui équivaut à renoncer à 80% des rentes fossiles estimées non encore réalisées.

Tout cela nous ramène à une autre question : le cadre dans lequel ce choix écologique peut être fait nécessite une société juste et égalitaire afin d’éviter les guerres pour une denrée rare : l’énergie. Autrement dit, une société capable de susciter un nouveau mode de vie avec des valeurs et une culture alternatives à celle du profit privé ; l’accès aux emplois, aux biens et aux services permettant de calmer le consumérisme compulsif et les déplacements pour le travail ou les loisirs, ce qui implique une réorganisation profonde du territoire au service de la population, par opposition à la spéculation, et assurer un accès universel aux biens culturels qui n’exigent pas nécessairement la mobilité ; et si cet accès doit être donné, il doit l’être par des moyens qui minimisent l’empreinte carbone.

En tout état de cause, le futur modèle énergétique ne peut et ne doit pas maintenir un niveau d’approvisionnement tel qu’il serve de moteur à une croissance économique sans fin comme le modèle actuel. C’est pourquoi la proposition du New Green Deal, qui tente de servir deux maîtres – la décarbonation et le profit du capital –, est naïve et incohérente, car le défi de la transition énergétique ne peut être relevé sans toucher aux fondements du fonctionnement et de la domination du capital, de la propriété privée des ressources et des moyens (d’extraction, de transformation, de transport, etc.) et, donc, rester dans un cadre institutionnel étatique au service du capital, un cadre qui n’est pas neutre et ne sert pas d’autre but que celui pour lequel il a été créé.

Tant l’abandon de l’utilisation des combustibles fossiles que le déploiement d’un nouveau modèle nécessitent de gros investissements de la part des pouvoirs publics, car les capitaux privés ne s’en chargeront pas [voir à ce propos l’article de Cédric Durand publié sur ce site le 2 mai 2022]. Mais aussi l’expropriation des moyens et des actifs des groupes oligopolistiques exige une détermination politique herculéenne face aux pouvoirs financiers, à la mobilité de la finance mondialisée et à d’autres initiatives de toutes sortes, sans exclure la violence, moyen que les pouvoirs du capital déclencheront. Tout cela ne nous exonère pas de mettre à l’épreuve notre engagement en faveur des énergies renouvelables. Pour concevoir un mix énergétique de sources renouvelables capable de répondre aux besoins d’une société industrielle durable, dans le cas où il faudrait surmonter le handicap des réserves limitées de lithium, de nickel et de néodyme [métal du groupe des terres rares], le problème se poserait dans un autre domaine, celui de l’économie et de la politique, car

« cela ne serait possible qu’avec une réorientation énorme de l’effort d’investissement (disons-le clairement : un effort incompatible avec l’organisation des priorités d’investissement privé sous le capitalisme), et nous atteindrions une situation de production d’énergie stationnaire (essentiellement de l’électricité), une situation incompatible avec la poursuite de la croissance socio-économique exponentielle des dernières décennies » (Riechmann, 2018).

A quoi il faut ajouter, comme le calcule Antonio Turiel, que dans le cas espagnol remplacer les quelque six exajoules [1 exajoule vaut 1018 joules] d’énergie primaire utilisés annuellement en Espagne par des sources renouvelables impliquerait d’installer un térawatt [1012 watts, milliers de milliards de watts] d’électricité. Les besoins en capitaux de cette transformation s’élèveraient donc à 4,12 trillions de dollars : trois fois le PIB de l’Espagne. Extrapolées à l’échelle mondiale, ces estimations sont dévastatrices pour l’optimisme technologique promu par les élites du capitalisme. Elles sont dévastatrices pour ceux qui se contentent de mesures conformes aux exigences du marché telles que les modifications de la fiscalité pour influencer les prix et les comportements des consommateurs, car le temps est compté et ces mesures ont un effet limité et à long terme. Elles sont dévastatrices aussi pour ceux qui prônent un nouveau pacte social vert, ignorant le fait que la contrepartie – soit le capital – n’y est pas du tout intéressée. En bref, il s’agit d’estimations dévastatrices pour ceux qui veulent réaliser une transition énergétique incolore et indolore, sans conflit, c’est-à-dire un conflit qui renvoie aux formes que prend aujourd’hui la « vieille » lutte des classes.

Si le raisonnement économique introduit la nécessité de décider démocratiquement des fins et des moyens face à la dictature des marchés, l’articulation de cette volonté populaire conduit à une réévaluation de la planification. Si une nouvelle économie face au pillage capitaliste de la nature – pillage qui repose sur une approche selon laquelle les ressources de la nature sont de simples matières premières ou des marchandises illimitées – part de la finitude des ressources non renouvelables et de la nécessité de respecter les cycles des ressources renouvelables, la question de la planification joue à nouveau un rôle central que les néolibéraux ont tenté d’effacer de la réflexion des gouvernements, des milieux universitaires, si ce n’est des esprits. Si cela est vrai pour tous les aspects de l’échange société-nature, et donc pour tous les processus de production, c’est encore plus clairement vrai pour le modèle énergétique.

La question de la planification démocratique de l’énergie est un outil majeur de la stratégie de changement de modèle. Et, en raison de ses caractéristiques, s’il est un secteur dans lequel la planification est essentielle – même dans une économie capitaliste – c’est bien celui de l’électricité. Tant dans le cadre de l’économie de marché que de son opposé « une économie écosocialiste », la prévision à long terme des réseaux et des infrastructures de base est obligatoire. Mais le remplacement de la logique du profit privé au bénéfice de la société exige que cette planification soit étendue à l’ensemble de la chaîne de valeur. La propriété publique et sociale des sources et des applications énergétiques, loin de répéter les vieilles fausses solutions étatistes du « socialisme réellement existant » régi par une planification bureaucratique inefficace [pour autant qu’une planification réelle même bureaucratique ait existé, en dehors de quelques secteurs de base prioritaires – Réd.], devrait, au contraire, être une

« planification socialiste autogérée par les collectivités concernées et articulée à tous les niveaux territoriaux nécessaires […] contrairement à l’étatisme, mais qui ne peut être réduite à des processus décisionnels décentralisés et atomisés, même s’ils sont autogérés localement. Tout cela doit être discuté sur la base d’objectifs et d’expériences concrètes » (Samary, 2019).

Les mesures d’économies, l’endiguement de la consommation, l’électrification et les énergies renouvelables ne peuvent être le principe directeur d’une transition qu’en dehors de la logique du profit privé. Ils ne peuvent être réalisés que par une construction démocratique de la volonté sociale. Pour ce faire, plusieurs mesures doivent être prises : 1° mettre fin au pillage et à la dictature des oligopoles par l’expropriation et la socialisation de leurs actifs matériels et financiers, et 2° promouvoir la souveraineté populaire par la planification démocratique des ressources communes et publiques tout au long de la chaîne de valeur, en restituant le contrôle du « combustible » au peuple et aux collectivités. En l’état actuel des choses, personne n’a dit que la transition énergétique serait facile, mais c’est notre seul espoir.

*

Article publié sur le site de la Fundacion Espacio Publico, le 28 juin 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre

Illustration : Pond in Institute of Forestry and Environmental Sciences, University of Chittagong, photo Moheen Reeyad
Notes

[1] Chez David Ricardo (1772-1823) – qui s’inspire en partie de Malthus sur ce point – l’existence de la rente provient de la conjonction de divers facteurs :a) la terre est une ressource non produite. Elle existe en quantité limitée, elle est surtout appropriée par des propriétaires qui cherchent à en tirer le revenu le plus élevé. b) prenant l’exemple du blé, Ricardo souligne que les terres utilisées sont inégales en termes de fertilité, donc qu’une quantité donnée de travail et de capital aboutissent à des récoltes inégales ; c) les capitalistes agraires, étant donné le prix du blé, peuvent entrer ou sortir de ce secteur (ou de l’agriculture) et investir leur capital ailleurs. (Réd. A l’Encontre)

[2] Enrico Mattei (1906-1962), industriel du secteur du pétrole et, à la fois, homme politique. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, il est chargé par les autorités de démanteler l’Agip (Azienda generale italiana petroli) créée en 1926. En fait, il va restructurer cette société sous la forme d’un trust national : l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), une entité disposant d’un poids économique et politique dans l’Etat italien. L’ENI va passer des accords avec l’URSS et obtient des concessions pétrolières au Moyen-Orient. L’ENI apparaît comme un instrument de lutte contre les « Sept Sœurs ». Enrico Mattei, le démocrate-chrétien dit de gauche, va décéder lors d’un accident d’avion en 1962, accident qui n’était pas accidentel : la bombe se trouvant dans l’avion n’a pas explosé de manière accidentelle. (Réd. A l’Encontre)

[3] Les Sept Sœurs : Anglo-Iranian Oil Company (devenu BP) ; Gulf Oil (devenu Chevron) ; Royal Sutch Shell ; Standard Oil Company of California (SOCAL devenu Chevron) ; Standard Oil Company of New Jersey (Esso, puis Exxon et intégrée à ExxonMobil) ; Standard Oil Company of New York (Socony, puis Mobil, puis ExxonMobil) ; Texaco (elle a fusionné avec Chevron. Il y a là une illustration du processus de centralisation et concentration du capital. La française TotalEnergie fait partie, aujourd’hui, des « supermajors », soit ExxonMobil, Shell, BP, Chevron Texaco, Conoco Philipps, ENI. La physionomie de cette structure oligopolistique s’est transformée, depuis l’affirmation de l’OPEP, avec l’adjonction des firmes comme Gazprom (Russie), Saudi Aramco /Arabie saoudite), National Iranian Oil Company, Petrobras (Brésil), Petronas (Malaisie), PVDSA (en mauvaise situation : Venezuela), China National Petroleum Corporation (à l’offensive en Afique, Asie, Amérique du Sud). (Réd. A l’Encontre)

[4] Dans la théorie économique dominante, le monopole naturel s’impose quand la production par plusieurs entreprises d’un bien donné est plus coûteuse que la production de ce bien par une seule entreprise ; les économies d’échelle étant aussi prises en compte. (Réd. A l’Encontre)

Bibliographie citée par M. Gari (les références dans les ouvrages en langue française ou anglaise sont indiquées entre parenthèses dans le texte, par le traducteur)

• Garí, M., García Breva, J., María-Tomé, B. et Morales, J. (2013) Qué hacemos para cambiar un modelo irracional por otra forma sostenible y democrática de cultura energética ». Akal, Madrid.• Kalecki, M. (1977) Ensayos escogidos sobre dinámica de la economía capitalista 1933-1970, Fondo de Cultura Económica.• Riechmann, J. (2018). ¿Derrotó el Smartphone al movimiento ecologista ? Por una crítica del mesianismo tecnológico. Libros La Catarata, Madrid.• Samary, C. (2019). “El mundo debe cambiar de base”. Vientosur.info, 5 diciembre 2019.• Sraffa, P. (1960). Producción de mercancías por medio de mercancías, Oikos-Tau, Barcelona.

Manuel Gari

Manuel Gari est membre de Podemos et du courant Anticapitalistas, Espagne

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