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Afrique

Tunisie. Le « saïedisme » ou populisme autoritaire de Kaïs Saïed

Hatem Nafti publie le 27 octobre 2022 aux éditions Riveneuve un essai intitulé Tunisie. Vers un populisme autoritaire ? Il y fait la synthèse des derniers développements qu’a connus le pays depuis les élections législatives et présidentielle de 2019. Il mobilise à la fois des outils théoriques et des exemples politiques pour tenter de mettre en lumière les caractéristiques de la gouvernance du nouveau maître de Carthage. Extraits.

Tiré d’Orient XXI.

Hatem Nafti Tunisie. Vers un populisme autoritaire ?
Préface de Pierre Haski
Éditions Riveneuve, 27 octobre 2022
277 pages
22,50 euros

Paru aussi en Tunisie aux éditions Nirvana

Après l’élection de Kaïs Saïed en 2019, la scène académique [tunisienne] a connu un débat sur l’affiliation schmittienne [en référence à Carl Schmitt] de Kaïs Saïed. Le juriste antilibéral et conservateur allemand (1888-1985), critique de la République de Weimar (1918-1933), s’est rapproché des nazis pour en devenir l’un des théoriciens. Ce passé sulfureux en a fait pendant des décennies un paria. Mais, au tournant des années 1970, ses écrits sont redevenus à la mode et ont influencé des penseurs d’extrême droite comme le Français Alain de Benoist, théoricien de la Nouvelle Droite (Storme, 2022). L’influence atteindra les cercles de la gauche radicale à travers Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.

Le professeur de sciences politiques Mohamed Cherif Ferjani a publié un article sur le Huffington Post Maghreb (1) dans lequel il analysait les similitudes entre la pensée du juriste allemand et les positions du nouveau président sur l’antiparlementarisme, la promotion de la démocratie plébiscitaire et le rapport entre le guide et le peuple. À cette question, deux politologues de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique, Mohamed Sahbi Khalfaoui et Hamadi Redissi, répondent par la négative. […] Les chercheurs renvoient Saïed au simple populisme et insistent sur l’absence de décisionnisme chez le juriste tunisien.

Le débat est relancé après le 25 juillet 2021. Il porte désormais sur l’état d’exception. Plusieurs spécialistes se basent sur une phrase du livre Théologie politique pour établir un lien entre le coup de force de Kaïs Saïed et le penseur allemand qui écrit : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (2). […] Dans ce qui va suivre, nous allons analyser les idées et les actions du président à travers le prisme schmittien en gardant en tête que des évolutions futures peuvent être radicalement opposées à la gouvernance actuelle.

Inverser la pyramide

Mais qu’est-ce que le décisionnisme ? Mohamed Sahbi Khalfaoui le définit ainsi : « Il s’agit d’une théorie juridico-politique considérant que l’ordre juridique est le fruit d’une décision politique et que celle-ci peut outrepasser n’importe quelle règle préétablie tant qu’elle est prise par une autorité légitime. » (3). Depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a modifié considérablement l’ordre juridique en cours de manière unilatérale. Son interprétation particulière de l’article 80 de la Constitution (4), la publication du décret 117 (5), ou encore le remodelage d’instances constitutionnelles élues se sont faits de manière unilatérale et en prenant des libertés avec la Loi fondamentale. Parfois, l’exécution a précédé le texte juridique, tel a été le cas pour la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature. Nous pouvons donc parler de décisionnisme.

[…] Il existe des parallèles entre la situation de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et la Tunisie post-benaliste. Le régime de Weimar a mis en place un régime parlementaire dans lequel le président de la République, élu au suffrage universel, dispose de quelques prérogatives importantes comme le recours à des dispositions exceptionnelles (article 48). Il nomme le chancelier qui doit avoir la confiance du Reichstag. Cette configuration rappelle la situation tunisienne. Antilibéral, Schmitt a produit un nombre important d’écrits contre la République de Weimar, usant d’arguments qu’on retrouvera chez Saïed. […] Le 25 juillet 2021 est qualifié de moment schmittien en ce qu’il suspend les barrières juridiques imposées au président, ouvre le champ à une dictature souveraine et fait de l’exécuteur de la norme un législateur.

[…] Le décret 117 du 22 septembre 2021 a fait couler beaucoup d’encre. En mettant un simple décret au-dessus de la Constitution, l’enseignant Kaïs Saïed a violé un principe qu’il enseigne à ses élèves de première année de droit, celui de la pyramide de Kelsen. Selon le juriste autrichien, « l’ordre juridique n’est pas un système de normes juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou couches de normes juridiques ». Prétextant l’état d’exception, Saïed a inversé cette pyramide en donnant à une réglementation (un décret) un niveau hiérarchique plus important que la Loi fondamentale.

[…] On pourrait croire que Saïed oscille entre le décisionnisme de Schmitt et le normativisme de Kelsen. En effet, le juriste allemand ne rejette pas totalement le principe d’une norme validée par celle qui lui est supérieure. Dans Les trois types de pensée juridique, il pousse ce raisonnement à son extrême et se pose la question de qui définit et qui valide la norme qui est au sommet de la hiérarchie. Pour Mohamed Sahbi Khalfaoui, Kaïs Saïed résout cette contradiction apparente en se mettant lui-même à la tête de la pyramide.

Légalité et légitimité

Dans ses discours, Saïed mobilise souvent la distinction schmittienne entre la légalité et la légitimité (6). Il estime, par exemple, que la légitimité révolutionnaire (en référence à la révolution de 2010-2011) doit commander l’ordre juridique nouveau. Depuis son coup de force, il estime que les manifestations du 25 juillet et les sondages qui lui sont favorables lui donnent la légitimité nécessaire pour renverser l’ordre constitutionnel. Ses accusations récurrentes visant les députés ou les magistrats, qui seraient payés pour faire passer des lois ou exécuter des jugements, fissurent la légitimité du corps dans son ensemble (Parlement, Conseil supérieur de la magistrature) et sont un préalable pour valider une décision de dissolution.

L’universitaire Walid Larbi a alerté contre le risque que pourrait entrainer cette distinction dès la crise du remaniement de février 2021 (7). Dans cette affaire, le président a préféré transgresser la constitution en mettant en avant sa conviction de la corruption de certains candidats-ministres. Cette propension du chef à se faire justicier a rappelé à Larbi les postions schmittienne sur le guide (Führer) qui protégerait la loi en l’interprétant selon un prisme métaphysique. Cinq mois avant le coup de force, Larbi mettait en garde contre les abus que pourrait entrainer un populisme mâtiné d’antimodernisme et de légitimisme schmittien.

Une vision conservatrice de la société

Kaïs Saïed n’a jamais fait mystère de son conservatisme sociétal. Dans l’interview-fleuve qu’il a accordée au journal Al charaaʿ al magharibi (8) qui détaille sa vision programmatique et sa matrice idéologique, l’enseignant s’exprime sur les principaux sujets clivants dans ce domaine. Il se prononce pour la peine de mort, contre l’homosexualité et contre l’égalité successorale. S’agissant de l’homosexualité qu’il appelle perversion (choudhoudh), son approche est même complotiste. En effet, il accuse l’Occident de financer les homosexuels pour corrompre la société.

Le refus de l’égalité successorale doit se lire dans une vision plus générale des rapports entre groupes sociaux. Dans l’entretien qu’il accorde à L’Obs entre les deux tours de la présidentielle de 2019, il dit préférer la justice à l’égalité. Pour le cas particulier de l’héritage, il affirme que la question des successions est un élément d’un système régissant les rapports entre les deux sexes, le changer reviendrait selon lui à briser l’ensemble. Estimant que l’égalité formelle n’est pas gage de justice, il se réclame de la pensée du philosophe français Georges Vedel.

Arrivé au pouvoir, il précisera sa pensée, notamment lors du traditionnel discours présidentiel de la Journée nationale de la femme, le 13 août 2020. Pour son premier exercice, Saïed rappelle son opposition à l’égalité successorale invoquant à la fois la « clarté » du texte coranique en matière d’héritage et la dialectique entre égalité et justice. Il s’adonne également à un exercice souvent pratiqué par les conservateurs : opposer les demandes d’égalité « bourgeoises » à la justice sociale. En 2021, il ne donne pas de discours pour le 13 août et va voir des artisanes d’un quartier populaire de la périphérie de la capitale. En 2022, il revient voir ces mêmes femmes pendant que son épouse et la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, sont chargées de donner le classique discours. Ce faisant, Saïed insiste sur la distinction entre femmes bourgeoises et femmes du peuple. Ce clivage est d’autant plus dangereux qu’il ne s’accompagne d’aucune remise en cause des politiques économiques. Depuis son accession au pouvoir et en dépit de quelques discours aux relents sociaux, Kaïs Saïed n’a pas cherché à rompre avec les logiques néolibérales qui fragilisent d’abord les femmes précaires victimes à la fois de la domination patriarcale et de la violence économique. Selon une étude de la FAO menée en 2004, les femmes rurales possèdent seulement 4 % des terres agricoles (ministère de l’Agriculture et des Ressources hydrauliques, 2006). Cela s’explique par les pressions sociales qui obligent trop souvent des femmes à renoncer même à la part « islamique » de l’héritage.

Analysant son discours du 13 août 2020, la philosophe et spécialiste du féminisme décolonial, Soumaya Mestiri, approuve la critique que fait Kaïs Saïed du féminisme d’État porté par Bourguiba. L’universitaire rappelle les limites de ce modèle qui tient au bon vouloir d’un chef prêt à instrumentaliser une égalité formelle et procédurale pour mieux la transgresser au besoin, un élément qu’a rappelé Saïed en invoquant la manière dont le premier président tunisien a répudié sa femme, devenue politiquement gênante. Mais la chercheuse Yasmine Akrimi note dans la nomination de Najla Bouden à la tête du gouvernement — une première dans le monde arabe — une manifestation du féminisme d’État basé sur les femmes-alibi. En effet, en faisant de Bouden une simple exécutrice de sa politique, sans marges de manœuvre, Saïed a bien une vision patriarcale !

Le conservatisme saïedien s’observe également dans la vision verticale qu’il a des rapports de pouvoir. Enseignant de carrière, Saïed a une conception particulière du rapport maître-élève. Nous l’avons ainsi vu à plusieurs reprises faire appel à cette métaphore pour rejeter des critiques qui sont faites à sa politique. C’était notamment le cas quand une agence de notation a menacé de dégrader la note souveraine de la Tunisie ou quand la Commission de Venise a critiqué la loi électorale. L’essayiste Sadri Khiari voit également que le choix par le candidat Saïed de l’expression « campagne explicative » au lieu de « campagne électorale » témoigne d’une verticalité et d’un paternalisme, il en est de même pour la composition des conseils locaux et régionaux prévus dans le projet présidentiel (Khiari, 2022) (9).

Enfin, le conservatisme se retrouve également dans la manière d’appréhender la question économique. Si Saïed évoque souvent la justice sociale, il a une approche charitable envers les classes démunies. C’est donc le souverain, indigné par les conditions des artisanes d’un quartier populaire qui va leur améliorer leurs conditions de travail. La charité permet de déplorer les injustices sans s’attaquer à leurs causes. […] Alors que plusieurs pays créent des taxes sur les profiteurs de crise, Saïed, qui dispose des pleins pouvoirs en matière législative, n’a rien fait pour améliorer un tant soit peu la contribution à la solidarité nationale. L’analyste financière et membre d’Ettakattol, Afef Daoud (10), note le même comportement de Saïed auprès de ses troupes. En distribuant de manière discrétionnaire les postes à ses fidèles, il met en place un système de loterie qui fait penser à chacun qu’il a la possibilité d’occuper une fonction à responsabilités. […]

Quand le califat rencontre le populisme

« La Tunisie est un seul État et n’a qu’un seul président à l’intérieur et à l’étranger ! » Cette phrase a été prononcée le 23 mai 2020 à l’occasion des vœux présidentiels pour la fête de l’Aïd. À l’époque, ce rappel a été perçu comme une réponse au président du Parlement, Rached Ghannouchi, qui utilisait son poste pour créer une sorte de présidence bis, interférant avec la diplomatie officielle dans le dossier libyen.

Mais la portée de cette affirmation dépasse le cadre du conflit de légitimité. Il s’agit d’une conception du pouvoir. Kaïs Saïed conçoit le chef de l’exécutif comme un personnage omnipotent responsable de tout ce qui se passe sur son territoire. Dans son interview avec Al charaa’ al magharibi en juin 2019, il dit prendre Omar ibn Al Khattab (11) pour un modèle d’homme d’État. Saïed rappelle souvent une citation attribuée au deuxième calife : « Si une mule venait à trébucher sur la route de l’Irak, Dieu m’en tiendrait pour responsable ! ». Nous retrouvons cette métaphore équestre dans la neutralisation des contre-pouvoirs après le 25 juillet 2021 et surtout dans la constitution de 2022.

La nouvelle Loi fondamentale a supprimé la plupart des instances constitutionnelles. La seule qui a survécu, l’ISIE (Instance supérieure indépendante pour les élections), est devenue organiquement dépendante du pouvoir exécutif. Au nom de « l’unité de l’État », Saïed s’est à maintes reprises opposé au transfert des compétences de l’exécutif à des instances non élues. L’hostilité envers les instances constitutionnelles est courante chez les populistes (12). Certains des arguments qui sont mis en avant sont recevables. Il faut en effet résoudre la tension entre respect de la souveraineté populaire à travers les institutions électives et la montée en puissance d’instances non élues censées protéger l’intérêt commun, les droits individuels et le respect des conventions internationales. Autant d’éléments qui peuvent donner chez les citoyens un sentiment de dépossession démocratique.

Saïed répond à cette équation en prenant tous les pouvoirs. Il est le représentant du peuple et donc le dépositaire de la volonté populaire. C’est lui le guide (Führer) qui protège le droit et si les magistrats ne se conforment pas à sa volonté, il doit avoir le dernier mot. Nous verrons que même pour les outils de la démocratie par la base, les représentants de l’État central (nommés par le président) ont la haute main sur « le peuple qui veut et qui sait ce qu’il veut » (13). Résumant le décret 117 et « l’État total » qu’il implique, le politologue Hatem M’Rad a cette formule : « Tout ce qui ne relève pas du président Kaïs Saïed à titre principal relève encore du président à titre subsidiaire. » (14). Le glissement vers l’autocratie est hautement probable.

Enfin, l’enseignant de droit ajoute une touche de juridisme à cette conception du pouvoir total. En effet, le président semble convaincu que la norme peut tout résoudre. Les seules réponses que fournit Saïed sont d’ordre normatif. La crise politique serait résolue par un changement de régime, les trois décrets-lois du 20 mars 2022 (lutte contre la contrebande, sociétés communautaires et réconciliation pénale) ont été présentées comme les réponses aux difficultés économiques structurelles. L’inflation législative et les textes qui, parfois, se corrigent eux-mêmes (loi électorale, les deux versions de la Constitution) sont autant d’éléments tendant à montrer la foi du souverain en la vertu réformatrice de la norme.

Hatem Nafti

Notes

1- Mohamed Cherif Ferjani « Kaïs Saïed est-il inspiré par le constitutionnaliste théoricien de la révolution conservatrice Carl Schmitt ? » Le Huffington Post Maghreb, novembre 2019.

2- Carl Schmitt, Théologie politique, 1969.

3- Entretien avec l’auteur réalisé le 28 août 2022.

4- NDLR. C’est en s’appuyant sur cet article que Kaïs Saïed a justifié son coup de force du 25 juillet 2021.

5- NDLR. Décret en vertu duquel le président suspend la Constitution et s’accord les pleins pouvoirs.

6- Carl Schmitt a publié en 1932 un essai intitulé Légalité et légitimité. Il y défend le « coup d’État » de 1932 dans lequel les autorités centrales conservatrices et autoritaires ont mis au pas une Prusse sociale-démocrate au mépris de la constitution. Cet épisode a précipité la fin de la République de Weimar. Le juriste, contempteur de ce régime libéral, estime que c’est le souverain qui décide en dernière instance d’appliquer ou non la Constitution.

7- NDLR. Kaïs Saïed avait alors refusé de présider la cérémonie de prestation de serment de cinq ministres nommés suite à un remaniement décidé par le parti Ennahda et ses alliés.

8- NDLR. Interview publiée le 11 juin 2019, soit quelques mois avant l’élection présidentielle.

9- Sadri Khiari, « Démocratisme et dictature plébiscitaire », Barralman, 3 janvier 2022.

10- Entretien avec l’auteur réalise le 22 août 2022

11- NDT. Compagnon du prophète Mohamed, deuxième calife islamique après Abou Bakr.

12- Voir Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme, Le Seuil, 2020.

13- NDLR. Slogan de Kaïs Saïed.

14- Hatem M’Rad, Les dérives contraires en Tunisie. Autour de Carl Schmitt, Cérès, 2022.

Hatem Nafti

Hatem Nafti est un essayiste franco-tunisien. Dans son dernier livre, De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019), il revient sur le bilan du seul pays des Printemps arabes à s’être durablement engagé sur la voie de la démocratie.

https://paroles-citoyennes.net/spip.php?auteur2084

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