Édition du 16 avril 2024

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Avant de tuer les femmes vous devez les violer- Rwanda, rapports de sexe et génocide des Tutsi

L’ennemi « femme » apparaît toujours différent de l’ennemi-tout-court

De la préface de Christine Delphy, publiée avec l’aimable autorisation de l’auteure et des Editions Syllepse (preface-de-christine-delphy-a-louvrage-de-sandrine-ricci-avant-de-tuer-les-femmes-vous-devez-les-violer-rwanda-rapports-de-sexe-et-genocide-des-tutsi/), j’extrais deux passages :

 « la guerre est « genrée », comme la paix »
 « Au lieu d’isoler le « viol de guerre », il faut au contraire le replacer dans la série mondiale des viols, et plus largement encore, dans la série des agressions sexuées – dues au sexe (ou genre) de l’agressée – et qui ne sont pas forcément sexuelles. »

Christine Delphy indique que Sandrine Ricci fait le lien entre « le calvaire d’une femme précise »…. « et toute la gamme des violences subies par la partie « femmes » de la population mondiale ». Il importe en effet de ne jamais oublier, lorsqu’on analyse des rapports sociaux, ce continuum de violences exercées par les hommes sur les femmes…

Dans le premier chapitre « Voyage au bout de la nuit », Sandrine Ricci rappelle que « Dans la masse des productions intellectuelles sur ces événements, peu s’intéressent à l’expérience spécifique des femmes, peu adoptent une analyse des rapports sociaux de sexe pour les comprendre ». Elle parle de violences reflétant des rapports sociaux « qui n’apparaissent pas et ne disparaissent pas avec les guerres », de continuum de « violences sexuées, sexistes et sexuelles ». L’auteure souligne « le caractère planifié et rationnel » du génocide et des tortures sexuelles. Il ne s’agit pas de flambées de violences disparates, individuelles, ni de « folie » conférant de « l’irrationalité au réel ».

Elle souligne aussi la place de la parole des survivantes, dans la production de sens, « Dans ce livre, j’aborde particulièrement la stratégie qui consiste à « témoigner », qu’elle procède du partage entre semblables au sein d’un groupe de femmes ou d’un mandat mémoriel pouvant conduire à un témoignage juridique ». En référence à Colette Guillaumin, elle souligne que « dès lors que la voix des minorités s’exprime, elle bouleverse l’ordre du monde ».

Ecouter les paroles et nommer. Nommer le génocide des Tutsi et non un génocide rwandais. Nommer les cibles des génocidaires. Parler des viols et des massacres et les inscrire dans le temps. Parler d’avant car le génocide ne surgit pas du néant, et d’après car « il faut peut-être se garder de conclure » que l’idéologie sous-jacente au génocide, « a disparu avec la fin officielle des hostilités ».

Sandrine Ricci analyse en détail les « Histoire(s) d’un génocide annoncé », les fabrications raciales de l’ethnologie coloniale, la racialisation des rapports sociaux, les idéologies et les motivations des génocidaires… S’appuyant sur de multiples analyses des génocides ou de la violence, elle pointe une série d’éléments, dont le refus de la psychologisation des faits sociaux ou de la déresponsabilisation des auteur-e-s des crimes, l’oubli de l’ordre inégalitaire des sociétés, « Cet ordre hiérarchique profondément inégalitaire s’immisçait jusque dans l’intime et la constitution mentale des gens », le rôle occulté de la bourgeoisie hutu et de ses choix délibérés. Elle souligne les lectures racistes et colonialistes comme celles des représentations d’un « génocide rural à la machette » et revient sur les mythes créés par les colonisateurs…

Elle parle de la complicité des pays occidentaux dont la France, des lectures révisionnistes symétrisant les responsabilités et les crimes (le double génocide inventé par certain-e-s), l’occultation de la spécificité du génocide des Tutsi.

J’ai particulièrement été intéressé par le chapitre « Diabolisation et sexualisation des femmes ennemies : le rôle de la propagande haineuse ».

« Ce deuxième chapitre porte sur la construction sexuée de l’Ennemi, c’est-à-dire la violence qui frappe de manière spécifique les femmes, en vertu de rôles différents attribués aux hommes et aux femmes sur la base de leur sexe/genre ».

Sandrine Ricci souligne l’intérêt d’adopter une perspective féministe. « Penser les femmes et les hommes en tant que classes repose sur l’idée d’une oppression commune des femmes fondée sur leur exploitation matérielle et économique par la classe des hommes, les dominants. Cette approche introduit l’idée d’un rapport hiérarchique dans et par lequel se définissent les catégories de sexe, et autour duquel s’organise l’ensemble de la société. ». L’auteure parle, entre autres, du sexage, de la réification des femmes, des rôles assignés, de la place de la reproduction dans la construction de l’ethnicité, des appels à la haine, la déshumanisation de l’Autre. « En les réduisant à leurs fonctions de génitrices pour reproduire la « race », en les violant, simples courroies de transmission du lignage, bref, en les assimilant à leur « nature », les bourreaux profanent la culture des femmes et les projettent hors de leur humanité ». Sandrine Ricci ne contourne pas les femmes génocidaires et montre les apports des analyses féministes pour saisir cette dimension. « Les récits des femmes-bourreaux doivent pourtant faire l’objet d’analyses féministes pour saisir la teneur de leur participation criminelle, pour comprendre leur stigmatisation sociale et leur diabolisation dans les médias, mais aussi pour analyser le processus d’intériorisation de valeurs glorifiant conjointement virilité et violence ».

L’auteure revient sur les déclarations de l’ONU, de la conférence de Beijing sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. « La conceptualisation de la violence contre les femmes en tant que violation des droits humains et sa reconnaissance en tant que telle au sein du système international des droits humains a représenté une avancée notable. ». Reste cependant que « Considérées peu ou prou comme des dommages collatéraux, les violences commises contre les femmes en temps de paix comme en situation de conflit armé souffrent largement de reconnaissance sociale et juridique ».

Sandrine Ricci poursuit avec « Concevoir la guerre contre les femmes : du génocide au féminicide ». Elle montre que les femmes sont des « cibles particulières », que la destruction d’une communauté passe par « l’anéantissement de sa capacité de reproduction », revient sur la notion de continuum de violences, elle explicite la notion de féminicide, « la notion de féminicide se rapporte aux violences patriarcales et aux crimes haineux commis contre les femmes en tant qu’être sexué femme/de genre féminin ». Le féminicide se supperpose, en quelque sorte, au génocide. Si les violences sexuelles, lors des conflits, ne sont pas une chose nouvelle, elles restent déniées, minimisées, euphémisées, invisibilisées. Ces violences sont à la fois « un crime politique et un outil de contrôle social ». Contre les visions psychologisantes des violences, il faut en effet souligner ces deux dimensions de crime politique et d’outil de contrôle social. D’autant que ce contrôle social est le plus souvent légitimé par les institutions, les références à la tradition, les injonctions dites « coutumières » ou « religieuses »… Les violences contre les femmes ont un effet cumulatif, elles touchent directement et indirectement toutes les femmes, elles forment une chape de plomb limitant leur autonomie. « la violence sexuée, sexiste et sexuelle traduit des rapports de genre et est une réalité pour l’ensemble des personnes identifiées comme femmes ». Ces agressions sont une manifestation du pouvoir sur les femmes, du contrôle social des femmes. L’auteure analyse les « viols de guerre », les formes d’esclavages sexuels, les contraintes au mariage, les transmissions intentionnelles du sida, etc… et souligne leur « caractère prémédité ».

Sandrine Ricci propose une typologie des violences sexuelles en contexte de conflit armé : viol biologique au service du nettoyage ethnique et du génocide, violence sexuelle comme arme de terreur et d’humiliation, viol ou menace de viol pour faire fuir les populations, « traditionnel » viol-butin, violences sexuelles comme monnaie d’échange…

 « Le viol n’est pas un accident de parcours ou un dommage collatéral du conflit armé. Son utilisation généralisée en situation de guerre reflète la terreur spécifique qu’il inspire aux femmes, le pouvoir spécifique qu’il confère au violeur sur sa victime, le mépris spécifique dont il témoigne à l’endroit des victimes ».

 « Tant que la lutte contre les multiples formes de violences patriarcales, sexuées, sexistes et sexuelles, ne constituera pas une priorité d’action pour les États et l’égalité de droits comme de fait entre les femmes et les hommes, une réalité en temps de paix, comment entrevoir la fin de la guerre contre les femmes en situation de conflit armé ? »

Les récits des survivantes donnent à voir « le temps du traumatisme », les horreurs. Sandrine Ricci indique :« En résonance avec les trois précédents chapitres, l’objectif est de documenter la nature et les conséquences des violences que les rescapées ont subies dans le contexte du génocide, lequel occupe sans surprise une place centrale de butoir dans leur existence et dans leur perception de soi ». S’il est toujours éprouvant de lire de tels témoignages, il est cependant incontournable d’écouter et d’entendre pour approcher sensiblement le sens des événements. Les récits sont marqués par un télescopage des temps, des modes d’exposition ou de réponse, « Mes interlocutrices opèrent des allers et retours constants entre ces trois périodes, dans un mouvement qui télescope le passé, le présent et le futur. Plusieurs récits alternent aussi des moments réflexifs, descriptifs et affectifs qui s’enchevêtrent nécessairement ». Hier, un monde englouti, relu et recoloré par le « décalage » d’avec l’horreur, les souvenirs des événements avant 1994, les effets d’une « forme de résignation induite par l’intériorisation de cette déshumanisation progressive », les représentations ethnicisées, la pauvreté endémique et les inégalités sociales, les ségrégations, « Le récit de la ségrégation, synonyme de quotas scolaires et professionnels, illustre de façon éloquente l’insidieux processus de minorisation et de stigmatisation collective des Tutsi », les génocidaires, les meurtres, les viols…

L’auteure insiste sur « la division sexuelle du génocide », suite-prolongement des assignations des femmes aux tâches domestiques, des constructions sociales de la maternité, des réquisitions de la force de travail et des corps des femmes…

« L’appropriation des femmes (par les hommes et les communautés) s’articule autour de deux principaux axes, l’un, d’ordre matériel, constituant la face concrète du rapport de pouvoir entre les sexes, et l’autre, d’ordre idéologique, qui constitue la forme mentale de ce rapport et se traduit dans les discours sur les femmes et leur « nature ». L’appropriation matérielle des femmes s’associe à une prise de possession de leur corps, de leur individualité, qui va au-delà de l’accaparement de leur force de travail. Cette main mise s’étend à l’espace et au temps, eu égard aux normes sociales exigeant des femmes qu’elles s’occupent du corps du dominant, ce qui inclut une disponibilité permanente pour le soin des membres de la famille, mais aussi une forme ou l’autre d’obligation sexuelle ».

La haine. La mort. Après.

L’auteure cite Charlotte Delbo « Je suis morte à Auschwitz, mais personne ne le sait ». La mort, les viols, les contaminations par le sida, la solitude, « Tout le monde est mort, je suis seule », les traumatismes, la « culpabilité » de survivre, l’adoption des enfants survivants…

Le Rwanda après. Le combat des femmes pour l’égalité. « Un premier objectif fondamental pour le mouvement des femmes qui s’est (re)constitué, fut de lutter pour la reconnaissance, par la Loi organique sur le génocide, du viol comme arme du génocide et comme crime de première catégorie, c’est-à-dire passible d’emprisonnement à perpétuité, voire de condamnation à mort ». La condamnation à mort ne me semble pas être revendicable.

Comme l’indique l’auteure, au delà des avancées en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, il convient de ne pas laisser dans l’ombre « le rôle de la justice et de la réparation dans l’anticipation d’un monde et d’un avenir meilleurs ».

Sandrine Ricci discute aussi de la politique de réconciliation, des juridictions Gacaca, des sentiments d’injustice, des problèmes de pauvreté et de justice sociale inséparables de la « réconciliation », des confessions et des demandes de pardon, de la libération des génocidaires, de l’absence de remords et d’empathie, de l’impunité et de l’insécurité induite… « Pour mes interlocutrices, la réconciliation s’assortit donc de conditions de vie extrêmement difficiles et n’a pas les prérequis nécessaires, notamment la liberté de parole, dans un climat social marqué par l’omerta, l’hypocrisie et le contrôle étatique de même que, faut-il le rappeler, par d’importantes tensions entre les ex-génocidaires et les personnes rescapées. A fortiori lorsqu’elles craignent pour leur vie, nombre de rescapées ne peuvent affronter la libération des prisonniers et la persistance d’une forme d’impunité.

L’auteure parle aussi des situations en exil, du devoir de mémoire, du témoignage comme résistance à l’horreur. « Au lendemain de la désintégration et à l’ère de la réconciliation, témoigner constitue une stratégie de première importance dans le processus de reconstruction de soi et du sens dans lequel sont engagées les survivantes du génocide ».

Comment dire l’horreur ? A qui le dire ?

Sandrine Ricci souligne la place des groupes de femmes, de la communication, du partage, « dire pour vaincre le sentiment du chaos ». Il faut rendre « l’inimaginable imaginable ». Surgit immanquablement alors la question du « pourquoi ».

Témoigner. Ecouter. Entendre.

« Dans les années suivant le génocide, une mission importante des groupes de femmes consiste à développer des outils pour encourager les femmes à témoigner devant un groupe de pairs, pour se défaire du traumatisme, mais aussi à témoigner en justice, au tribunal ou dans les Gacaca ».

L’auteure évoque le monde des rescapé-e-s, l’esseulement, la nécessaire historicisation de sa propre existence… « Au regard des violences sexuelles de masse qu’elles ont subies, ces survivantes font face aux immenses conséquences physiques, matérielles et morales du génocide au sein d’une nation qui a résolument inscrit la réconciliation à son agenda. En ce sens, les femmes rescapées du génocide des Tutsi font certainement les frais d’impératifs politiques et économiques incompatibles avec les exigences du processus de reconstruction d’un « nous » et d’un soi pulvérisés par la haine, qui sont aussi celles d’un peuple que l’Occident a laissé mourir ».

Sandrine Ricci termine sur « (Ré)introduire de la rationalité », revient sur un certains points d’exposition en regards des objectifs fixés, je m’en tiens à quelques extraits :

 « C’est pourquoi je me suis fixée comme objectifs, avec la recherche dont témoigne ce livre, non seulement d’étudier les expériences des femmes rescapées du génocide des Tutsi et d’analyser le phénomène des violences sexuelles en contexte de conflit armé, mais encore, de contribuer, par le biais de cette production de savoirs, à dénoncer l’appropriation du corps des femmes comme champ de bataille, en temps de guerre comme en temps de paix »

 « J’espère avoir mis en lumière le caractère organisé du génocide qui vise des objectifs bien précis (conquête du pouvoir, appropriation de richesses, etc.) pour l’atteinte desquels les gouvernements successifs ont attisé et instrumentalisé les inégalités sociales, les transformant en conflit « ethnique ». »

 « Règle générale, le message ethniste s’est jumelé à des représentations sexistes et misogynes pour cibler les femmes tutsi, désignées comme différentes et comme incarnation du mal, cristallisant conjointement la haine ethnique et la haine des femmes ».

 « … contrairement aux idées reçues, le viol doit être compris non pas comme un acte de gratification sexuelle, mais comme l’exercice d’un pouvoir rendu possible par des rapports sociaux de sexe fondés sur l’appropriation des femmes ».

« Cela illustre la persistance des inégalités systémiques qui constituent précisément les fondements idéologiques des violences sexuelles contre les femmes commises massivement durant le génocide des Tutsi au Rwanda. »

Contre les différents révisionnismes, les relectures discupabilisantes des responsabilités de nos gouvernements, contre les dénis des dimensions genrées de la guerre, contre l’impasse faite sur les féminicides, un livre qui montre les liens entre rapports sociaux de sexe et génocide des Tutsi.

Didier Epsztajn

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