Édition du 26 mars 2024

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De Tunisie à Haïti : des dictateurs trop peu inquiétés

Cela fait maintenant six ans que la Convention des Nations unies contre la corruption est entrée en vigueur. Elle a fait de la restitution des biens mal acquis aux pays spoliés un principe fondamental du droit international.

Pourtant, une infime partie des centaines de milliards de dollars volés par des dirigeants corrompus de par le monde a été restituée.

Il va de soi que les grands textes internationaux, comme la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels, doivent être respectés par tous les pays les ayant ratifiés. Pourtant, force est de constater de grandes disparités entre les traitements réservés à des dirigeants comme Zine el-Abidine Ben Ali, Jean-Claude Duvalier, Thomas Sankara ou Patrice Lumumba. Les deux premiers sont des dictateurs reconnus, coupables de détournements de fonds, de corruption et de répression sanglante.

Contraint de quitter le pouvoir par une révolte populaire qu’il avait échoué à mater, Ben Ali a fui la Tunisie en s’accaparant une tonne et demie d’or. Aujourd’hui, les multiples atteintes contre la liberté du peuple tunisien et la démocratie depuis son accession au pouvoir en 1987 font la une de l’actualité. En 1986, également suite à une révolte du peuple haïtien, Duvalier fils n’a eu d’autre choix que de fuir son pays, Haïti1, après plus de trois décennies de dictature imposées par sa famille.

Avec l’accord des autorités françaises, il a trouvé refuge dans une magnifique demeure qu’il avait acquise sous le rude climat de la Côte d’Azur française. Le montant de sa fortune estimée était supérieur à la dette extérieure de son pays. Il n’a pourtant jamais obtenu la validation de sa demande d’asile, qui a été rejetée en 1992 par le Conseil d’État, faisant de lui un « sans papiers » qui n’a jamais été inquiété par les forces de l’ordre françaises. Il vient de rentrer dans son pays où la justice haïtienne s’intéresse à lui. La justice française ne l’a jamais trop inquiété…

Le profil des deux autres est fort différent : Lumumba et Sankara sont des exemples historiques de dirigeants progressistes, luttant farouchement en faveur de leur peuple, contre les intérêts des classes dominantes, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur du pays. Le jour de l’indépendance de son pays, l’ex-Congo belge, le 30 juin 1960, Lumumba prononce un discours passionné devant le roi des Belges qui ne le lui pardonnera pas : « Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. » Onze jours plus tard, avec le soutien des puissances occidentales, la province du Katanga fait sécession : la déstabilisation de Lumumba commence. Elle se terminera par son exécution avec la complicité active de militaires belges, le 17 janvier 1961, voici donc quarante ans.

Pour sa part, Thomas Sankara2, président du Burkina Faso, s’est également fait remarquer par un discours remarquable à Addis Abeba le 29 juillet 1987 : « La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également. […] Nous ne pouvons pas accepter leur morale. Nous ne pouvons pas accepter que l’on nous parle de dignité. Nous ne pouvons pas accepter que l’on nous parle du mérite de ceux qui paient et de perte de confiance vis-à-vis de ceux qui ne paieraient pas.

Nous devons au contraire dire que c’est normal aujourd’hui que l’on préfère reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. […] Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette. Non pas dans un esprit belliqueux, belliciste. Ceci, pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence ! Par contre, avec le soutien de tous, dont j’ai grand besoin, nous pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer nous pourrons consacrer nos maigres ressources à notre développement. »

Effectivement, il n’était pas à la conférence suivante : le 15 octobre 1987, avec la complicité des autorités françaises, des hommes de main de Blaise Compaoré l’exécutaient. Depuis 1987, Blaise Compaoré est président du Burkina Faso et symbolise à merveilles les relations mafieuses entre la France et l’Afrique. Comme Duvalier avant 1986, comme Ben Ali avant le 14 janvier 2011, Compaoré est soutenu par la France. Il a d’ailleurs été reçu discrètement à Paris les 17 et 18 janvier dernier. Dans nombre de pays dont les peuples subissent une dictature évidente (Tunisie hier, tant d’autres aujourd’hui encore), les dirigeants européens, notamment français, se réjouissent de l’action de ces pouvoirs autoritaires qui servent leurs intérêts en piétinant les droits de leur peuple.

Cela fait maintenant six ans que la Convention des Nations unies contre la corruption est entrée en vigueur. Elle a fait de la restitution des biens mal acquis aux pays spoliés un principe fondamental du droit international. Pourtant, une infime partie des centaines de milliards de dollars volés par des dirigeants corrompus de par le monde a été restituée. Des institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale3 ont, dans l’histoire récente, financé nombre de dictatures à travers le monde, de l’Afrique du Sud de l’apartheid au Chili du général Pinochet, en passant par l’Indonésie de Suharto ou le Zaïre de Mobutu. Elles ont ainsi participé directement à la légitimation de fortunes gigantesques, basées sur le pillage des ressources naturelles. En imposant la libéralisation des capitaux et l’ouverture des économies, elles ont facilité le transfert de sommes importantes depuis le Sud vers des paradis fiscaux et judiciaires.

Dans ce jeu dangereux, il ne suffit pas de pointer du doigt quelques dirigeants du Sud : il faut dénoncer la complaisance occidentale des grands dirigeants et des milieux financiers qui bloquent toute enquête sérieuse sur le sujet. Car si aujourd’hui des dictateurs profitent de leurs crimes en toute impunité, c’est parce que la volonté politique pour faire exercer la justice n’existe pas.

Les pays prétendument démocratiques ne doivent pas soutenir, ni même tolérer, des gouvernements dictatoriaux et corrompus. Pourtant les exemples de telles compromissions ne manquent pas, notamment au sein des anciennes colonies françaises. Pendant ce temps, les peuples remboursent une dette qui est le symbole visible de la soumission de leur pays aux intérêts des grandes puissances capitalistes et des sociétés multinationales. Il est grand temps de poser les bases d’une logique politique, économique et financière radicalement différente, centrée sur le respect des droits fondamentaux. Il est grand temps que ceux qui ont conduit le monde dans l’impasse actuelle rendent des comptes en justice.


Damien Millet est porte-parole, Sophie Perchellet est vice-présidente du CADTM France (www.cadtm.org).

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