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Europe

Entrevue avec Lilia Shevtsova

Élections de la Douma ou République pétrolière...

Élections de la Douma ou République pétrolière | tiré de mediapart | source : NEWSADER le 23 septembre 2016.

La politologue Lilia Shevtsova a donné un interview à Newsader à propos des élections de la Douma. Une question lui a été posée : doit-on s’attendre dans un avenir proche à des manifestations de masse en Russie et un conflit interne du type syrien pourrait-il s’y enflammer ? L’Occident craint ce scénario d’effondrement de l’empire russo-soviétique obsolète. En quoi son drame consiste-t-il ?

NA : Lilia, dans un de vos derniers commentaires, vous avez dit que ces dernières élections parlementaires marquent la dernière étape de désintégration du pouvoir. Dans notre précédent interview, vous envisagiez plusieurs options de changement de régime, mais vous indiquiez que la société russe et l’opposition n’étaient pas prêtes à prendre part à des manifestations de protestation. Cela signifie-t-il que le pouvoir actuel prendra fin par un coup d’État du palais qui ne devrait provoquer qu’un changement de décor tout en conservant ce système autocratique vétuste ?

L.SH :. Lors de notre précédente rencontre, nous avions examiné les raisons du déclin du système autocratique russe. D’une part, le système a épuisé ses ressources et ne peut plus répondre aux défis internes et externes. D’autre part, il conserve un arsenal complet de moyens et d’instruments qui lui permettent de poursuivre, quoiqu’en boitant, sa route pour une période indéterminée. Il peut encore ébranler le monde. Pour combien de temps ? Personne ne peut encore le dire.

Les élections à la Douma confirment le phénomène autocratique de survie et son drame intérieur. Qu’est-ce que ce drame ? Vues de l’extérieur, ces élections ont été une victoire totale pour le Kremlin. Le parti « Russie unie » a obtenu une majorité inattendue. À présent, il possède une majorité constitutionnelle qui permet au Kremlin, avec 343 sièges, de réécrire la Constitution russe ou du moins ce qu’il en reste. Les partis satellites, c’est-à-dire ceux de « l’opposition systémique », jouent maintenant le rôle de danseurs de sauvegarde en arrière-plan (Parti communiste, parti de Girinovsky, Russie juste...).

Mais cette victoire possède une double face très inquiétante pour le « parti du pouvoir ». Selon des experts indépendants, en particulier Dmitry Oreshkin et Sergey Shpilkin, seulement environ 15 % des électeurs ont voté pour « Russie-unie ». 45 % des votes sont frauduleux. Qu’est-ce que cela signifie ? La grande majorité de l’électorat, bien qu’elle ne proteste pas publiquement contre le gouvernement, a pris néanmoins ses distances et n’est pas prête à le soutenir ouvertement. Ceci n’est pas une majorité silencieuse, mais avant tout une majorité mécontente, maussade et irritable. La victoire de « Russie unie » est en fait une délégitimation de la Douma par la population. Le pouvoir ne peut l’ignorer.

Il y a un autre facteur, qui est évident pour le Kremlin. Il s’agit de la transformation de la Douma en « marmite bouillant avec le couvercle fermé ». Ce phénomène est inéluctablement provoqué par l’absence de canaux permettant de modérer la population dont le mécontentement ne cesse de croître. En raison de cet isolement, la colère n’a qu’une issue : au travers de la rue.

Ceci est le drame de l’autocratie en phase finale. À long terme, le système peut expérimenter des mécanismes de manipulation politique. Cependant, tous ces maniements ne sont destinés qu’à cimenter le système et à colmater ses brèches, amplifiant ainsi la menace de son effondrement. La loi des « circonstances imprévisibles » est toujours vivante.

NA : Alors, comment s’achèveront les tentatives de conservation de ce système dysfonctionnel ?

L.SH  :. Il y a beaucoup de variantes. La majorité des experts font des prédictions associées à leur activité professionnelle. Fondamentalement, elles projettent des scénarios notoires de fin de pouvoir personnel. Ces analogies sont très instructives, bien sûr, surtout pour constater combien est unique l’édifice russe. Ce système n’a jamais eu son pareil dans le monde. Il s’agit d’un Empire désuet : d’une part, architecte de l’ordre mondial et superpuissance nucléaire qui en même temps s’est transformé en « République pétrolière » par analogie avec les « Républiques bananières » africaines.

En outre, la civilisation russe, en grande partie, survit grâce à la politique étrangère et à son statut de superpuissance en palliatif de toutes les politiques nationales intérieures qui ont échoué. Récemment, elle a épuisé ses capacités pour mettre à profit son adversaire occidental. Ce fut une façon originale de prolonger son existence. Bien sûr, toutes les tentatives faites pour prédire l’évolution future de cette chimère se terminent en général mal, mais il n’y a tout simplement pas d’analogie et d’exemple identique au monde.

NA : Quel sera le rôle des élections présidentielles (en 2018) pour l’évolution de la situation en Russie ?

L.SH  :. Si les tendances actuelles se poursuivent, nous pouvons nous attendre à ce que le système se poursuive après les élections présidentielles. Mais le Kremlin devra adapter le régime aux nouvelles circonstances. Ses ressources seront limitées et des explosions de colère seront latentes. Voici un nouveau dilemme insoluble. D’une part, le gouvernement sera contraint, même malgré son esprit pragmatique, d’accentuer ses forces prétoriennes répressives. D’autre part, le gouvernement ne peut pas leur faire confiance, car elles sont totalement corrompues. Sa ressource sera de poursuivre la destruction de l’économie et de l’infrastructure sociales.

Le Kremlin ne peut pas libéraliser la situation, car il a constamment devant les yeux le souvenir de la pérestroïka de Gorbatchev, qui aurait provoqué l’effondrement de l’URSS. Une nouvelle pérestroïka aura les mêmes conséquences pour la Russie.

Toutefois, ayant une limite de manœuvre contingentée, le Kremlin a la possibilité de changer le régime en 2024, ou plus tôt en fonction de la gravité de la situation. Le changement peut se produire par tractations ou sous contrainte au travers d’un renouvellement de l’élite et de sa rhétorique. Ce serait une autre façon de prolonger la vie de l’autocratie par une neutralisation temporaire du mécontentement et la création de nouveaux espoirs illusoires. Ce souffle sera encore plus éphémère que l’actuel, compte tenu de la diminution des ressources de l’autocratie.

Je ne pense pas qu’il convient en ce moment de se concentrer sur la menace d’un effondrement imminent. Tout le monde le craint, l’élite et le peuple. L’Occident aussi. Cela explique sa politique de sanctions. Son but est de limiter l’agressivité de Moscou, et non pas de porter atteinte à l’ensemble de l’édifice. Sinon, que devons-nous faire avec cette puissance nucléaire qui s’effondre pour la deuxième fois au cours d’une même époque historique ? Mais la crainte de l’effondrement met en évidence l’incompréhension de la logique et de la stabilité de la structure. Il n’y a aucun doute : elle est perdue. Mais les propos constants sur l’inéluctabilité de l’effondrement détournent l’attention de la recherche des façons dont le système pourrait se transformer et des tactiques qu’il pourrait mettre en œuvre pour survivre.

L’évolution des événements au cours de la dernière présidence de Poutine dépendra de plusieurs facteurs :

 patience de la population,
 gravité de la crise dans les grandes villes,
 humeur de la classe politique devenue rentière et qui a intégré le mode de vie occidentale,
 politique de l’Occident qui conserve une marge de manœuvre au Kremlin.

NA : Un scénario syrien avec un conflit intérieur qui pourrait durer des mois ou des années est-il possible en Russie ? Il faut garder à l’esprit que les troupes gouvernementales représentées par la « Garde nationale » sont destinées à sauvegarder le régime.

L.SH  :. Je pense que le scénario syrien pour la Russie est impossible, car en Syrie, la guerre a surtout un caractère religieux. Elle implique beaucoup d’acteurs étrangers qui soutiennent des camps différents. La guerre civile est-elle possible en Russie ? L’aggravation des inégalités et de l’injustice est un slogan naturel pour opposer le gouvernement à la société. La présence de forces répressives militarisées rend possible un tel scénario dans le cas de soulèvement de la rue.

Mais il y a d’autres facteurs qui rendent plausible un scénario de conflit interne sans effusion de sang. Parmi eux, la volonté de l’élite d’éviter un carnage afin de préserver la possibilité de dialoguer avec l’Occident, la corruption des forces répressives qui convertiront leur influence en euros et en dollars, le flou de la structure sociale qui réduit la possibilité de révolutions de masse type XX siècle. Cependant, comme je le disais, la Russie est un pays unique qui étonne constamment et emprunte des voies imprévisibles.

On ne sait pas qu’elle sera l’influence de certains facteurs sur la trajectoire future de l’autocratie russe. Il s’agit de la mondialisation, et de la manière dont l’Occident sortira de sa crise systémique. Cette dernière devrait mettre à l’ordre du jour le changement de ses élites.

Une chose est claire : par ses manipulations, le Kremlin se distance de la société qui va suivre son propre chemin. Elle ne compte plus sur l’État. Cet écart augmentera et sera désastreux pour le système qui survit en parasitant l’énergie sociale.

Lilia Shevtsova
Politologue russe et chercheur au prestigieux institut américain « Brookings ».

Paru dans NEWSADER le 23 septembre 2016.

http://newsader.com/specialist/liliya-shevcova-o-vyborakh-v-gosdumu-ben/

NA

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