Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

États-Unis – Irak : un million de morts

Plus d’un million d’Irakiens et d’Irakiennes sont morts suite à la guerre américaine. Il s’agit là d’une phrase test décisive. La réaction de certaines personnes à celle-ci est la suivante : « cela ne peut pas être vrai », parce que les Etats-Unis ne peuvent pas être à l’origine d’une telle chose. Ou parce que des crimes à une telle échelle n’arrivent plus. Ou encore parce que, lorsqu’ils surviennent, ce ne peut être qu’en quelque endroit horrible où les Etats-Unis ne sont pas intervenus pour les empêcher.

Un million de morts permettra de poser la question : « Grand-papa, qu’as-tu fait pour empêcher cela ? » C’est un nombre qui place indiscutablement l’Amérique parmi les « méchants de l’histoire ». Ceux et celles qui ne veulent ou qui sont physiquement dans l’incapacité de réaliser le fait que plus d’un million d’Irakiens et d’Irakiennes sont morts, cela renvoie à une donnée : leurs cerveaux rejettent ce nombre comme un corps étranger.

Noam Chomsky a écrit une fois que « le signe d’une véritable culture totalitaire réside dans le fait que d’importantes vérités n’entrent simplement pas dans le processus cognitif et ne peuvent être dès lors interprétées que sous la forme d’une réaction du type “vas te faire foutre !” ; elles ne peuvent ainsi susciter qu’un torrent parfaitement prévisible d’injures en tant que réponses ».

Cette citation résume assez bien la manière dont les médias ont réagi lorsque le chiffre d’un million a été annoncé par l’institut de sondage britannique Opinion Research Business (ORB) [2]. En fait, l’institut a estimé que 1’220’580 Irakiens et Irakiennes étaient décédés [des conséquences de la guerre], confirmant et mettant à jour une étude distincte effectuée l’année précédente par des chercheurs de la Johns Hopkins University et publiée dans la revue médicale Lancet.

Prenons par exemple le rédacteur en chef adjoint du Cleveland Plain Dealer, Kevin O’Brien. Après avoir reçu un avis aux médias au sujet des conclusions opérées par ORB – qui compte le Parti conservateur britannique et la banque Morgan Stanley parmi ses clients – il a répondu : « Veuillez, je vous prie, me rayer de votre liste d’information par e-mail et épargnez-moi votre propagande évidente. »

« Nous ne tenons pas une comptabilité des cadavres », fut la célèbre réponse que le général Tommy Franks [commandant de l’United States Armed Forces – qui supervise les opérations des forces militaires américaines dans une région comprenant 25 pays, dont le Moyen-Orient – entre 2000 et 2003 ; il dirigea l’intervention américaine en Afghanistan en 2001 puis l’invasion de l’Irak en 2003 ; à la retraite depuis juillet 2003] fit une fois à la question posée par un journaliste lui demandant ce qu’il en était des victimes civiles. Il n’est pas le seul.

Au milieu des sombres réflexions au sujet de la fin de la guerre en Irak, une évaluation spécifique du nombre d’Irakiens et d’Irakiennes qui sont morts [des conséquences de la guerre] a rarement été publiée. Les journalistes ont souvent utilisé le terme de « nombre incalculable » pour faire état des victimes irakiennes, une phrase à la tonalité sombre qui fait songer au même type d’effort journalistique qui serait produit pour décompter le nombre d’écureuils ayant péri dans un incendie de forêt.

Cette ligne rédigée pour l’agence Reuters par la journaliste Mary Miliken est tout à fait typique : « Il s’agissait de se souvenir aujourd’hui du nombre incalculable d’Irakiens et des près de 4500 Américains qui sont morts au cours de la guerre. »

Combien d’Américains sont morts, Mary Miliken ? « 4500 ». Et combien d’Irakiens et d’Irakiennes ? « Oh, beaucoup, vous savez. Un tas. »

La phrase « un nombre incalculable » implique qu’il n’y aurait pas d’évaluations disponibles sur le nombre de victimes irakiennes. Or, outre celles du ORB et de Lancet, que nous avons mentionnées, s’ajoutent les évaluations réalisées par une organisation nommée Iraq Body Count (IBC) [4]. Le décompte établit par celle-ci s’élève à 110’000 décès, fondé sur des comptabilités tenues par les médias et les chiffres du Ministère de la santé. IBC admet que son total est vraisemblablement trop faible parce que les armées occupantes et les forces engagées dans des conflits confessionnels ne sont pas réputées pour fournir une comptabilité méticuleuse. Toutefois, IBC conteste les chiffres élevés produits par ORB et l’Université Johns Hopkins (Lancet).

Si nous laissons les discussions méthodologiques de côté, nous voyons donc que des évaluations sur le nombre des victimes irakiennes sont disponibles. Ils sont « incalculables » uniquement pour des journalistes comme Kevin O’Brien et Mary Miliken.

Le silence qui entoure de tels chiffres, plutôt qu’une conspiration, reflète le fait que certaines informations ne correspondent simplement pas à la mentalité impériale américaine.

Prenons également en considération une autre évaluation macabre, datant d’il y a une décennie : selon le United Nations Children Fund, 500’000 enfants d’Irak sont décédés au cours de la décennie 1990 en raison des sanctions prises par les Nations Unies (lesquelles ont été appliquées vigoureusement par les Etats-Unis) qui interdirent l’entrée dans le pays de médicaments et d’autres produits de première nécessité.

En 2000, le coordinateur des aides humanitaires de l’ONU a démissionné pour protester contre les sanctions [6], deux ans après que son prédécesseur eut fait de même [7]. Ces deux diplomates de carrière firent ensuite usage du terme de « génocide » pour décrire les conséquences de la politique américaine.

Si vous ne connaissez pas ces informations ou si vous les avez oubliées, vous n’êtes pas le seul. Il en est ainsi du « peuple » qui a planifié la guerre en Irak. Il n’est pas possible d’expliquer autrement comment la guerre menée par l’Amérique et la stratégie d’occupation reposaient sur la conviction que les soldats seraient accueillis en libérateurs par les parents d’un demi-million d’enfants victimes de ces sanctions. (Lesquelles, faut-il le rappeler, n’ont pas été imposées au Kurdistan, la seule partie du pays, au nord de l’Irak, qui n’a pas mené une résistance contre l’occupation américaine.)

Ce n’est pas un hasard que les militant·e·s les plus engagé·e·s contre la guerre sont des révolutionnaires, d’une variante ou d’une autre. Nous sommes à même de saisir les stupéfiants méfaits qui ont été réalisés en Irak parce que nous sommes radicaux. Et vice versa.

Les révolutionnaires sont ironiquement confrontés à la sagesse conventionnelle selon laquelle parce qu’ils voudraient établir une société radicalement transformée, ils seraient des fanatiques du principe « la fin justifie les moyens », principe qui impliquerait que peu importe la quantité de sang qui devra être versée dans ce processus de transformation [8].

C’est toutefois la secrétaire d’Etat [« ministre des Affaires étrangères »] d’alors, Madeleine Albright, qui disait que la mort de 500’000 enfants d’Irak était un « prix qui valait la peine » [9]. L’actuel secrétaire à la Défense, Leon Panetta, a utilisé exactement la même phrase récemment au sujet de la seconde invasion et occupation de l’Irak [10].

Voici les propos tenus par les défenseurs fanatiques de l’ordre actuel des choses, contre lesquels chacun devrait être fier de s’opposer de toute la force de son être.

Article publié sur le site SocialistWorker.org en date du 30 janvier.

Notes

[1] The Golden Age Is In Us : http://www.chomsky.info/letters/19900301.htm

[2] http://www.huffingtonpost.com/robert-naiman/uk-poll-consistent-with-1_b_64475.html

[3] http://www.fair.org/index.php?page=3321

[4] http://www.iraqbodycount.org/

[5] http://www.commondreams.org/headlines/072100-03.htm

[6] http://news.bbc.co.uk/2/hi/middle_east/642189.stm

[7] http://www.news.cornell.edu/chronicle/99/9.30.99/Halliday_talk.html

[8] La référence à « la fin justifie les moyens » a été un thème de polémique partant de la droite et d’une partie de la social-démocratie auquel Trotsky a longuement répondu dans son ouvrage Leur morale et la nôtre. Nous en citons un extrait pour clarifier l’allusion faite par l’auteur de cet article : « Le moraliste insiste encore : Serait-ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge, le faux, la trahison, l’assassinat “et cætera” ? Nous lui répondons : ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l’âme une haine inextinguible de l’oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d’entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l’adoration des “chefs”. Par-dessous tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l’égard de la bourgeoisie et l’arrogance à l’égard des travailleurs, c’est-à-dire un des traits les plus profonds de la mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois. »

[9] http://www.youtube.com/watch?v=FbIX1CP9qr4

[10] http://www.defense.gov/news/newsarticle.aspx?id=66515

Danny Lucia

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