Édition du 3 décembre 2024

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Libre-échange

L’accord de « libre dumping » UE/USA : un faux AMI pire que le vrai

Tout le monde ne se souvient pas forcément de l’AMI, accord multilatéral sur l’investissement, négocié secrètement par 29 pays de l’OCDE entre 1995 et avril 1997. Proposant une libéralisation accrue des échanges, il entraîna de vives protestations et fut retiré en octobre 1998. Le projet actuel dit de « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement » (PTCI) est bien pire.

L’administration Obama pousse très fortement à cet accord, sous la pression des multinationales US actuellement à la peine. Elles ont essuyé un cruel échec en Amérique du Sud, un autre échec avec l’ACTA http://tinyurl.com/k663blt , mais remporté une victoire contre les peuples avec l’ALENA http://tinyurl.com/n2lmfpk . Ce projet est désormais leur grande affaire. Du côté européen, les libéraux qui dominent la Commission et la plupart des chefs d’État, y compris sociaux-démocrates, chantent les louanges d’un tel projet. Au nom de quoi ? Au nom de la croissance ! Toutes les « libéralisations » et dérégulations, toutes les suppressions des protections sociales ou écologiques, se font au nom de la croissance, alors que la seule croissance visée est en réalité celle des profits des transnationales, via une exploitation plus « libre » des humains et de la nature. C’est fantastique : cela fait plus de vingt ans qu’ils dérégulent tout ce qu’ils peuvent, et cela fait vingt ans que la croissance diminue en tendance pour devenir quasi-nulle.

Un premier constat doit être fait : l’effet Dracula (il meurt si on l’expose à la lumière) a commencé à opérer, et ce n’est pas fini. Ce combat a toutes chances de voir converger nombre de syndicats et d’associations écologistes, citoyennes, altermondialistes, mais aussi le monde de la culture, celui de la petite et moyenne paysannerie, et bien d’autres qui ont compris que l’objectif n’est pas la coopération des peuples et le bien commun mais la loi de la jungle mondialisée et le profit privé.

Le projet actuel de PTCI figure dans un « projet de mandat » de l’UE en date du 12 mars, à l’intention du Conseil européen. Il devait rester secret, mais il a fuité dès avril. Voir ce lien pour le texte intégral, traduit en français par un site militant. http://tinyurl.com/kbryxod

Extrait : « L’accord devrait prévoir la libéralisation progressive et réciproque du commerce et de l’investissement en biens et services, ainsi que des règles sur les questions liées au commerce et à l’investissement, avec un accent particulier sur l’élimination des obstacles réglementaires inutiles. L’accord sera très ambitieux, allant au-delà des engagements actuels de l’OMC. »

LES « BARRIÈRES COMMERCIALES » (1) : LES DROITS DE DOUANE

Les « barrières » à lever concernent des droits de douane (DD) et surtout des règles et normes du commerce et de l’investissement, considérées par les néolibéraux comme les « obstacles » majeurs.

Commençons par les DD. EN MOYENNE, ils sont faibles : 5,2 % pour l’UE, 3,5 % aux USA. Mais la moyenne est l’arbre qui cache la forêt des écarts. Ainsi, pour les seuls produits industriels, les DD sont en moyenne un peu inférieurs aux USA (2,2 % contre 3,3 %), mais par exemple ils sont proches de zéro aux USA pour les matériels de transport, dont l’automobile, alors qu’ils atteignent 7,8 % pour l’UE. La pénalisation de ce secteur européen serait forte.

L’AGRICULTURE SERAIT TRÈS FORTEMENT FRAPPÉE. Les DD sont nettement plus élevés en Europe dans un grand nombre de secteurs essentiels (viande, produits laitiers, minoterie, sucres et sucreries…). L’agro-économiste Jacques Berthelot écrit ceci, dans un texte à lire intégralement (« La folie furieuse de vouloir intégrer l’agriculture dans un accord de libre-échange transatlantique UEEU ») http://tinyurl.com/oot3574:

« Les propositions du mandat de négociation « d’éliminer tous les droits sur le commerce bilatéral » entraîneraient UN SEISME ECONOMIQUE, SOCIAL, ENVIRONNEMENTAL ET POLITIQUE SANS PRECEDENT. C’est une perspective suicidaire, totalement opposée au développement durable que le mandat prétend se fixer comme objectif, un mensonge évident pour mieux faire passer le seul objectif réel d’ouverture totale des marchés dans le seul intérêt des multinationales et des marchés financiers. » Mais, ajoute-t-il, démonstration à l’appui, « les perspectives d’un tel accord, et déjà de l’ouverture des négociations, seraient désastreuses pour les pays en développement (PED), surtout pour les pays ACP (Afrique/ Caraïbes/ Pacifique) ».

LES « BARRIÈRES COMMERCIALES » (2) : LES NORMES ET RÉGULATIONS

C’est le risque majeur, car les normes et règles qui encadrent la production, le commerce et l’investissement dans un pays (ou un groupe de pays lorsqu’il y a des normes communes) sont un bon reflet de ce qu’une collectivité et/ou ses dirigeants considèrent comme juste et bon sur le plan social, écologique et économique. Un reflet des biens communs qu’ils estiment devoir « protéger » des appétits lucratifs. Abaisser ou supprimer des normes qui freinent le « libre » commerce et le « libre » investissement revient le plus souvent à réduire des garanties et des exigences de qualités : du travail et de l’emploi, des services et de l’intérêt général, des produits alimentaires ou industriels, etc.

Pour l’agriculture, il existe en Europe des normes d’un niveau le plus souvent supérieur à celles qui existent aux Etats-Unis. « L’accord exposerait les Européens à laisser entrer les pires productions de l’agro-business états-unien : boeuf aux hormones, volailles lavées au chlore, OGM, animaux nourris aux farines animales. Sans parler du fait que les USA ont des systèmes peu contraignants de traçabilité. Et qu’ils ne connaissent pas les « indications géographiques protégées… Adieu les AOC et tout l’immense et patient travail de valorisation des produits qui vont avec » (Mélenchon).

Et les services (près de 80 % de l’emploi en France) ? Il faut distinguer les services publics et les autres. J’évoquerai plus loin la culture, la finance et les assurances. LES SERVICES PUBLICS SONT DIRECTEMENT VISÉS : « l’accord concernera les monopoles publics, les entreprises publiques et les entreprises à droits spécifiques ou exclusifs ». L’accord vise ainsi « l’ouverture des marchés publics à tous les niveaux administratifs, national, régional et local ». Et il devra lutter contre l’impact négatif de barrières comme les « critères de localisation ». Impossible de promouvoir par exemple les services de proximité, dont ceux des associations, dans la fourniture des collectivités locales. L’enseignement et la santé ? Ce sont de grands marchés à étendre, dans un contexte dominé, aux Etats-Unis, par la puissance des hôpitaux et de l’enseignement privés à but lucratif.

DES NORMES UE/US TRÈS FAVORABLES AUX FIRMES US

Le problème est bien résumé par Mélenchon : « contrairement à ce qu’affirme la Commission… les États-Unis et l’Europe n’ont pas "des normes d’une rigueur analogue en matière d’emploi et de protection de l’environnement". LES ETATS-UNIS SONT AUJOURD’HUI EN DEHORS DES PRINCIPAUX CADRES DU DROIT INTERNATIONAL EN MATIERE ECOLOGIQUE, SOCIALE ET CULTURELLE. Ils ne souscrivent pas à plusieurs conventions importantes de l’OIT sur le droit du travail. Ils n’appliquent pas le protocole de Kyoto contre le réchauffement climatique. Ils refusent la convention pour la biodiversité et les conventions de l’Unesco sur la diversité culturelle. Autant d’engagements souscrits par les pays européens… Un marché commun libéralisé avec les États-Unis tirerait donc toute l’Europe vers le bas… L’exemple vient du Bangladesh. Les trusts européens se sont accordé pour discuter des normes à appliquer, selon eux, à l’avenir… Les trusts yankees ne veulent entendre parler ni de ces discussions ni de normes d’aucune sorte. »

Gérard Filoche complète ainsi : « En apparence, il s’agit de deux blocs économiques d’importance équivalente. La réalité est cependant bien différente, la confrontation opposerait un porte-avion et un chalutier. Les États-Unis sont un géant économique, politique et diplomatique, l’Union européenne est un géant économique mais un nain politique… Les Etats-Unis n’hésitent pas à verser toutes les aides publiques nécessaires au soutien de leurs « champions industriels ». Les articles 107 à 109 du traité de Lisbonne interdisent aux États membres de l’UE de verser des aides publiques aux entreprises… Les marchés publics des Etats-Unis sont réservés à 25 % à leurs PME. Un accord de « libre-échange » avec l’UE n’engagerait que l’Etat fédéral, pas les marchés publics des 50 Etats américains. La Commission européenne, de son côté, supprime à marche forcée toute restriction d’accès aux marchés publics des États-membres de l’Union européenne…

Les salariés des États-Unis ont subi les effets de l’Alena, l’accord de libre-échange entre les États- Unis, le Canada et le Mexique. Ce ne sont pas les salaires et les conditions de vie des salariés mexicains qui ont été tirés vers le haut mais ceux des salariés des États-Unis et du Canada qui ont été tirés vers le bas. Les salariés de l’Europe des 15 n’ont pas vu leurs salaires et leurs conditions de travail tirés vers le haut lorsque l’Union européenne a ouvert grand ses portes aux pays de l’Europe centrale et orientale (les PECO) sans approfondissement démocratique et social préalable. Au contraire… L’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’UE soumettrait les salaires et les conditions de travail des salariés européens et américains à une double pression vers le bas : celle du Mexique d’un côté, celle des PECO de l’autre. » Fin de citation.

Même le rapport de Claude Revel, conseillère du commerce extérieur auprès de la Ministre du Commerce extérieur Nicole Bricq, affirme : « L’accord UE États-Unis à venir sera un accord fondamental par sa portée juridique ; les enjeux en termes de régulation à venir sont énormes. LE RAPPORT DE FORCES EST FAVORABLE AUX ETATS-UNIS ». Ce qui ne l’empêche pas ensuite d’écrire qu’il faut « prendre acte et tirer parti de la tendance vers la délégation de la règle au privé » et de considérer favorablement le fait « que se développe un marché des professionnels de la norme privée ». Comme dans le cas des agences de notation, sauf qu’ici ce sont toutes nos normes de production et de consommations qui leur seraient confiées !

PRODUCTIVISME ET LIBRE DUMPING : ADIEU LA « TRANSITION »

Le projet table sur les exportations comme grand facteur de relance. Il s’oppose donc à toute politique de relocalisation, pourtant écologiquement nécessaire. Il considère même une telle politique comme l’un des « fardeaux réglementaires ». En augmentant le trafic aérien et maritime de marchandises à travers l’Atlantique, la hausse des exportations fera encore grimper les émissions de gaz à effet de serre. La Commission a estimé que cette hausse était à prévoir, mais qu’elle serait limitée : entre 4 et 11 000 tonnes de CO2 par an. On peut en douter. Mais, même limitée, cette hausse va rendre encore plus inatteignables les objectifs officiels de réduction des émissions.

« En raison des différences de normes, cet accord sera une incitation au pire productivisme au détriment de la qualité sociale et écologique des produits. Par exemple dans la construction, les normes françaises HQE sont beaucoup plus contraignantes que les normes américaines LEED. Idem en matière de limitation de la pollution automobile ou en matière de production d’énergie. Les constructeurs automobiles français ont d’ailleurs exprimé des réserves sur l’accord. » (Mélenchon)

Pour José Bové : « Ce n’est pas un accord de libre-échange que les multinationales veulent, mais la possibilité de pouvoir attaquer des lois prises par les États qui réduiraient leur profitabilité. Avec la mise en place d’un accord de ce type, les gouvernements et les assemblées se lient elles-mêmes les mains dans le dos. Avec la mise en place d’un accord de ce type, c’est la loi sur la fracturation hydraulique qui sera attaquée et les moratoires sur les OGM qui seront traînés en justice devant un tribunal international hébergé par la Banque Mondiale ».

L’INVESTISSEMENT ET LA FINANCE

En matière d’investissement, le mandat vise à atteindre le « plus haut niveau de libéralisation existant dans les accords de libre-échange ». Des mesures spécifiques de « protection des investisseurs » [ce sont les seuls qu’il faut protéger] devront être négociées, incluant [POINT CRUCIAL] un « régime de règlement des différends entre les États et les investisseurs »…C’était la logique de l’AMI. Mais cette fois, on va plus loin. Car le projet se prononce pour une « LIBERALISATION TOTALE DES PAIEMENTS COURANTS ET DES MOUVEMENTS DE CAPITAUX ». Manifestement, les « investisseurs » des places financières anglo-saxonnes les moins réglementées et les plus spéculatives ont tenu la plume. « Les géants du crédit hypothécaire états-unien pourront ainsi vendre leurs crédits pourris en Europe aux mêmes conditions que dans leur pays d’origine ». (Mélenchon). Autre exemple (Filoche) : « La confrontation entre le secteur des assurances des États-Unis et de notre pays aurait toutes les chances de mettre à mal nos mutuelles et les contrats qui ne peuvent pas (pour bénéficier d’avantages fiscaux substantiels) faire payer les souscripteurs en raison de leur état de santé. »

UNE EXCEPTION (CULTURELLE) QUI CONFIRME LA RÈGLE

Nos champions politiques français en font des tonnes sur l’exception culturelle. Leur idée est de présenter comme une énorme victoire le fait de la préserver, afin de faire passer le reste, soit plus de 95 % des dommages humains sociaux et écologiques prévisibles.

Bien entendu, les mobilisations du monde de la culture sont très importantes, comme elles l’ont été pour contrer l’AMI. MAIS ON DEVRAIT CONSIDERER LE CAS DE LA CULTURE et de ses « protections » légitimes (qualité, spécificités nationales et locales, création, diffusion, statuts des personnes, aides publiques, etc.) COMME LE CAS GENERAL. Partout, bien qu’avec des pondérations diverses, il y a des biens communs, donc un besoin de règles écologiques et sociales pour les « protéger ». Les normes de pollution ou d’émissions des véhicules, les normes écologiques des bâtiments, les normes sanitaires, les normes de travail décent et de protection sociale, d’égalité entre les femmes et les hommes dans de nombreux domaines, sont des biens communs au même titre que la « biodiversité » culturelle à préserver. En passant, une lecture féministe de ce projet serait bien utile, car dans de tels cas, ce sont TOUJOURS les femmes qui trinquent le plus.

Ce combat est celui des biens communs contre les profits privés d’une infime minorité. Il est vrai qu’en face, « ils ne lâchent rien ». Mais, sur ce coup, il y a de l’espoir. Encore faut-il de larges alliances, en France et en Europe, pour que Dracula s’évanouisse.

Ajout du 15 mai : Les ministres européens du commerce viennent de mandater la Commission européenne pour négocier le PTCI. Comme prévu, l’exception culturelle se trouve pour l’instant exclue des négociations, avec possibilité de rouvrir le dossier. Les choses sérieuses commencent.

Sources  : j’ai utilisé dans ce texte des analyses, accessibles en ligne de : Mélenchon (octobre 2012 http://tinyurl.com/k8wdmzf et mai 2013 http://tinyurl.com/oe2hq49 ), Bové http://tinyurl.com/ldvfkl7 , Jadot http://tinyurl.com/n359e37 , Filoche et Chavigné http://www.filoche.net/ , Attac, Azam dans Politis (30 mai), Thierry Brun dans Politis http://www.politis.fr/Marche-transatlantique-UE-Etats,22537.html, un super texte de Berthelot sur l’agriculture, repris sur le site de EELV http://tinyurl.com/oot3574 , les Amis de la Terre http://tinyurl.com/plm2vah , la Confédération paysanne http://tinyurl.com/oljpqyc , les sites Médiapart http://tinyurl.com/ll5qvtr , rue89 http://tinyurl.com/qg8v6gp , des syndicats… et quelques autres, plus les textes disponibles eux-mêmes. La position détaillée de la confédération européenne des syndicats http://www.etuc.org/a/11230 est fort intéressante en dépit de son manque de fermeté à mon goût, mais si l’on prend en compte l’ensemble des conditions qu’elle pose pour qu’un tel accord puisse être signé, cela équivaut à refuser à peu près tout ce que vise le projet Obama/Barroso.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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