Édition du 26 mars 2024

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Gaz de schiste

L’extraction des huiles et gaz de schiste, illustration de la démesure thermo-industrielle

En plein vote du Grenelle 2, la décision par Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’écologie et de l’énergie, d’autoriser la prospection en vue de l’exploitation de gaz et d’huile de schiste sur le territoire français illustre l’addiction de l’économie aux énergies fossiles.

Les inconvénients de l’exploitation des gaz et huiles de schiste ont déjà été expérimentés aux Etats-Unis, nouvelle frontière de ces ressources fossiles. Les shale gas y sont produits depuis les années 1820. Depuis lors, de nouvelles techniques permettent d’en produire plus, grâce aux puits horizontaux et à la fracturation hydraulique. Celle-ci consiste à injecter des quantités considérables d’eau et de produits divers grâce à des norias de camions injecteurs - jusqu’à 40 camions-citernes - se relayant sur les sites.

Problème : cette eau mélangée à des produits solvants peut contaminer les aquifères utilisés par l’homme. C’est ce qui s’est produit en Pennsylvanie, qui contient de gigantesques formations de schistes gaziers : puits contaminés en 2008-2009, et une eau devenue impropre à la consommation en deux endroits. Un puits a même explosé en juin 2009, répandant du gaz et de l’eau contaminée pendant 16 heures. Ce qui a conduit l’Etat de New York à déposer une demande de moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste en avril 2010.

Les gaz de schistes sont difficiles à extraire car encore emprisonnés dans leur roche mère (le schiste), contrairement au pétrole conventionnel, qu’un simple forage vertical suffit à faire remonter en surface. Quant aux schistes bitumineux, ou huiles de schiste, leur transformation en pétrole n’a pas été géologiquement achevée en raison des basses températures du réservoir souterrain. Ce pétrole-là est peu mobile, pâteux et difficile d’accès.

Fracturation de l’espace et du temps

Ces conditions géologiques rendent l’extraction très consommatrice d’énergie. Il faut fracturer la roche pour la rendre poreuse. Cette fracturation artificielle dite fracturation hydraulique consiste en l’injection d’eau mélangée à du sable, pour empêcher les fractures de se refermer, sous très haute pression, à 600 bars. Un karcher géant et surpuissant. Les adjuvants chimiques (entre 0,5 et 2%) permettent à l’eau de s’infiltrer plus facilement dans les roches et d’éviter que les fractures ne se cimentent. La composition de ces adjuvants chimiques est rarement connue. L’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) a demandé en septembre 2010 aux neuf plus grands opérateurs du secteur de lui envoyer des informations sur les additifs qui composent le fluide de fracturation du sous-sol.

Une partie du liquide (environ un quart) remonte en surface, où il est récupéré, stocké dans des bassins de rétention à ciel ouvert avant d’être traité, ou bien réinjecté dans des réservoirs géologiques naturels, à plus de trois kilomètres de profondeur, comme c’est le cas au Texas, dans le champ de Barnett, l’un des principaux sites d’exploitation de gaz de schiste aux Etats-Unis.

En France, trois permis d’exploration du gaz de schiste et trois permis d’exploration de l’huile de schiste ont été accordés, d’après la ministre de l’écologie Nathalie Kosciusko-Morizet. Le Bassin parisien, la région Rhône-Alpes, la Provence et le Languedoc-Roussillon sont concernés. En Seine-et-Marne, 80% du territoire recèle de ces schistes. Ce département présente une géologie avantageuse d’un point de vue fossile. Dogger (170 millions d’années), Lias (200 millions d’années) et Trias (240 millions d’années) : c’est de ces époques géologiques très lointaines que date la formation des marnes riches en matières organiques, enfouies à plusieurs kilomètres de profondeur. A l’issue de ces millions d’années, les sédiments ont atteint des pressions et des températures propices à leur transformation en huile et en gaz de schiste.

Dans ces strates souterraines profondes se localisent aussi les nappes aquifères. Ces nappes d’eau se sont constituées dans des formations dites secondaires, de l’époque du Jurassique et du Crétacé (150 à 66 millions d’années). Dans le Languedoc, ces réservoirs d’eau souterraine constituent la première ressource en eau potable régionale. Cette ressource est déjà largement exploitée pour l’alimentation de 50% de la population du territoire concerné (dont Montpellier, Nîmes, Millau) et représente un potentiel de premier ordre pour les prochaines décennies, comme l’indiquent les études prospectives de l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse.

Dans une note d’information sur les gaz de schiste, une équipe d’hydrogéologues de l’université de Montpellier affirme que « le mode de recharge de ces aquifères et leur structure interne favorisent les déplacements de polluants éventuels et la quasi absence d’auto-épuration : recharge souvent concentrée, sols peu épais, vitesses de déplacements dans les drains karstiques élevées… Ainsi leur vulnérabilité aux pollutions est reconnue comme élevée et très spécifique ». La présence d’éléments chimiques particuliers dans les eaux de certaines sources témoignent de connexions hydrauliques entre des couches profondes et les aquifères superficiels, notent les hydrogéologues. La source Perrier-Vergèze appréciera.

La Seine-et-Marne, cas d’école de la société thermo-industrielle

En Seine-et-Marne, où plusieurs collectifs se mobilisent, on s’inquiète de ce nouvel « eldorado » pétrolier. Dans ce département où les nappes phréatiques sont déjà chroniquement basses, la préfecture a placé une partie du département en sécheresse renforcée depuis deux ans. Chaque fracturation hydraulique va nécessiter d’injecter entre 10 000 et 30 000 mètres cubes d’eau extraite par forage, alors que le sous-sol ressemble déjà à un gruyère.

Dans les zones de Meaux, Melun et de Château-Thierry, les habitants s’interrogent sur les impacts écologiques des prospections et l’opacité de la chaîne de décision. Quatre sociétés ont déposé des demandes de permis d’exploration, celui de Château-Thierry (firmes Toreador Energy France et Hess Oil France) ayant été mis à exécution avant la suspension annoncée par Nathalie Kosciusko-Morizet. Entre Disneyland, l’usine d’oxyde d’éthylène classée Seveso au cœur de l’agglomération de Meaux et un site pressenti pour le captage et stockage du CO2 à Claye-Souilly, la zone est déjà fortement sollicitée par l’urbanisation et l’industrie.

La Seine et Marne est un cas d’école de la société thermo-industrielle arrivée au bout du cycle du pétrole à bon marché. Ce cycle aura duré 200 ans, époque que les géologues et historiens des techniques, à la suite du chimiste Paul Crutzen, nomment l’anthropocène. L’atmosphère contient désormais près de 800 milliards de tonnes de dioxyde de carbone, soit deux fois plus de carbone qu’elle n’en contenait au cours de la dernière grande glaciation, et un tiers de plus que lors des précédentes ères interglaciaires. Cet excédent de CO2 ne provient pas des cycles naturels. Il résulte du fait que, en moins de deux siècles, les sociétés industrielles ont brûlé des stocks gigantesques de charbon et de pétrole, ces fossiles qui ont mis plusieurs centaines de milliers d’années à se constituer.

Puisant sans relâche dans les matières premières offertes par la nature, les sociétés industrielles sont devenues des puissances telluriques, capables de forer au plus profond de la Terre, de bouleverser l’ordonnancement de la biosphère, de provoquer un réchauffement global d’une rapidité sans précédent. La fuite en avant ne fera que reculer l’échéance de quelques années, au prix de pollutions et d’interventions lourdes dans la couche terrestre. La durée de vie d’un puits d’huile ou de gaz de schiste ne dépasse pas la dizaine d’années.

Et quand bien même on en forerait des centaines, ces extractions ne satisferaient que quelques pourcents de la demande française. Emblématique d’une logique d’addiction et de court terme dont quelques firmes cherchent à profiter, ces technologies spéculent sur la hausse probable du prix du baril. Comme l’affirme une élue municipale de Montceaux-lès-Meaux lors d’une réunion publique en Seine-et-Marne le 5 février , « à 100 $ le baril, ils sont prêts à détruire les plaines de la Brie ».

« Oui, il y a une rupture dans notre modèle économique (…), oui, cette mutation est bel et bien irréversible, et il y aura bien un avant et un après Grenelle, qu’on le veuille ou non, qu’on l’accepte ou non, qu’on le souhaite ou non. C’est une réalité historique incontournable. C’est à cela que l’on reconnaît une démocratie moderne, même si c’est difficile, car toute métamorphose est toujours une révolution dans nos pensées et dans nos manières d’être et d’agir », déclarait Jean-Louis Borloo lors de l’examen du Grenelle 2 à l’Assemblée nationale, le 4 mai 2010, avant d’autoriser l’exploration des huiles de schiste en Seine-et-Marne.

* Paru sur Actu Environnement :
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Agnès Sinaï

Actu Environnement

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