Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La révolution arabe en marche

La Libye et la gauche. Principes et incertitudes

Presse-toi à gauche vous offre une analyse de la délicate question des rapports entre la gauche et la révolte en Libye, notamment en ce qui a trait à la position d’appui à Kadhafi soutenue par le président vénézuélien Chavez.

1. Les théories conspirationnistes sont convaincantes parce qu’elles reposent toujours sur une part de vérité : les conspirations existent. La CIA, l’OTAN, le Pentagone, l’UE conspirent de manière permanente pour garantir leurs intérêts dans toutes les régions du monde. La Russie, la Chine, la Turquie, le Pakistan et l’Inde aussi. Et aussi Cuba et le Venezuela. Tout le monde conspire parce que la conspiration est l’un des instruments indissociable des rapports entre les États-nations dans un cadre de luttes impérialistes, anti-impérialistes et inter-impérialistes.

2. Aussi, personne ne peut mettre en doute que l’impérialisme est en train de conspirer en ce moment même contre tous les mouvements populaires et contre tout ce qu’ils représentent. Mais les conspirations impérialistes conspirent également dans le but de rendre les révolutionnaires paranoïaques, autrement dit, pour qu’ils finissent par croire en l’idée non révolutionnaire que leur ennemi est omnipotent. La différence entre la théorie de la conspiration et la théorie de la révolution réside précisément dans le fait que cette dernière considère que si l’impérialisme conspire constament, c’est parce qu’il ne contrôle pas toutes les choses, toutes les forces et que ce que nous appellons le « peuple » maintient toujours un potentiel « résiduel » d’indépendance et de résistance face aux conspirations.

Ce potentiel résiduel, y compris en tant que conscience déformée ou imprécise, a à voir avec la réalité sociale elle-même ; la pauvreté, la douleur, la frustration, la répression. Mohamed Bouazizi ne s’est pas immolé le 17 décembre à Sidi Bouzid manipulé par la CIA, mais bien parce qu’il avait été humilié par un allié de cette dernière. Les théories de la conspiration sont hégéliennes : le cours de l’impérialisme coïncide naturellement avec celui de la réalité. Les révolutionnaires sont plutôt leibniziens : l’impérialisme doit constamment faire l’effort de soumettre l’horloge du monde à sa volonté. Au paranoïaque, on pourrait dire : « Tu as parfaitement raison, l’impérialisme manipule et contrôle tout : tu en est la preuve vivante ».

3. Les États-Unis, l’UE et l’OTAN auraient préféré que rien ne soit arrivé dans le monde arabe. C’est ce que démontrent les premières déclarations de soutien aux dictateurs amis et leurs manœuvres pour les maintenir en place. C’est également le cas en Libye, où ils auraient préféré maintenir le statu quo, contrairement à ce qu’affirment aujourd’hui certains amis analystes à la mémoire courte. Il suffit de consulter les archives récentes pour confirmer le fait que c’est le silence qui a prédominé dans un premier temps, ensuite les déclarations ambiguës suivies de tièdes condamnations pour seulement arriver au concert d’« indignation » morale actuel.

Les puissances néo-coloniales conspirent pour que rien ne change et, lorsqu’elles ne peuvent éviter l’effondrement, elles conspirent pour tenter d’utiliser les changements en leur faveur. Les choses auraient été bien plus difficile pour elles, y compris en Libye, si dès le début toutes les forces de gauche avaient déclaré sans réserve leur soutien aux révolutions et aux peuples arabes, à leur soif de démocratie, de liberté et d’indépendance anticoloniale.

Ceux qui s’y refusent encore ne se placent pas seulement à une distance sidérale de ce qui vit réellement dans la rue arabe, ils permettent également ainsi à ceux qui tirent contre la foule en Irak, bombardent le Pakistan ou l’Afghanistan et collaborent à la destruction de la Palestine, puissent à nouveau se présenter — l’hypocrisie fonctionne toujours quand on dispose des moyens de communication et de destruction nécessaires — comme les paladins des droits de l’Homme et de la démocratie.

4. Il est évident que l’OTAN veut mettre sa patte sur la Libye maintenant qu’une révolution est en marche et se transforme en guerre civile. Kadhafi, contrairement aux autres canailles renversées, n’est pas totalement fiable ; il est capricieux, instable, ne se laisse pas manipuler facilement et, déjà sérieusement menacé et en tous les cas écarté comme interlocuteur, il faut en profiter pour établir une solide base militaire entre la Tunisie et l’Égypte, deux pays à haut risque, et contrôler directement les ressources pétrolières.

Pourtant, l’opinion générale qui prévaut dans la gauche et dans la population arabe est qu’il n’y aura pas d’invasion terrestre. Nous sommes en train de parler de l’une des régions les plus anti-impérialistes du monde, dans laquelle la Palestine et l’Irak sont toujours présentes comme preuve concrète de l’hypocrisie criminelle des puissances occidentales. Si les États-Unis veulent « démocratiser » le Moyen-Orient et le Maghreb à leur manière, ce serait une grande stupidité de leur part de courir un tel risque. La musculation guerrière et les sanctions, ensemble avec la division ainsi suscitée dans le camp anti-impérialiste, provoquent d’ores et déjà des effets favorables à leurs intérêts. Sans écarter aucune possibilité, il ne semble pas, cependant, qu’il leur conviendrait en ce moment d’aller plus loin.

5. Ce que démontre les menaces actuelles de l’OTAN et des États-Unis, en tous les cas, ce n’est pas que l’Occident ne contrôle pas Kadhafi, mais bien qu’ils ne contrôle pas l’opposition à celui-ci. Les États-Unis n’ont pas envahi l’Irak parce que Saddam Hussein était fort, mais bien parce qu’il était faible, à la fois politiquement et militairement. À l’époque, de fortes pressions se produisaient à l’intérieur même du régime — et des négociations étaient en cours avec l’opposition de gauche en exil — pour qu’une réforme interne mène à une démocratisation. C’est justement cela que les États-Unis ne pouvaient permettre. Les États-Unis craignent les peuples et le but de l’impérialisme étatsunien est toujours d’empêcher que les peuples achèvent seuls leurs dictateurs et prennent leur destin en mains. C’est ce que nous sommes en train de voir aujourd’hui : au plus la chute de Kadhafi se rapproche, au plus augmentent les menaces. Au plus le risque de voir le peuple arabe en finir avec Kadhafi, au plus l’intervention de l’OTAN se fait probable.

6. Les menaces d’invasion sont toujours une carte sûre pour l’impérialisme. L’OTAN envahit des pays ou menace simplement de les envahir en poursuivant toujours deux buts : empêcher les luttes populaires et forcer les anti-impérialistes à se contorsionner et à soutenir des dictateurs qui ne s’ajustent pas du tout avec nos intérêts et nos principes. La manipulation médiatique coopère pleinement ici avec succès.

Au plus Kadhafi incarne le mal, au plus ceux qui le soutiennent deviennent méprisables. Mais nous ne devons justement pas tomber dans le piège du simplisme impérialiste binaire et de ses formules primitives : s’ils attaquent Kadhafi, alors cela veut dire que Kadhafi est le « bon » ; si les médias manipulent aujourd’hui de manière abjecte, c’est que rien de grave ne se passe en Libye et que tout est un montage de la CIA. Nous aimerions bien que les choses soient aussi simples et que les médias hégémoniques nous servent ainsi de boussole inversée infaillible, mais la gauche a l’obligation, ensemble avec celle de dénoncer et combattre n’importe quelle intervention, d’aborder la situation dans toute sa complexité.

L’imagination, disait Pascal, est d’autant plus mensongère quand elle ne ment pas toujours ; l’impérialisme est d’autant plus dangereux quand il semble incohérent. Ce qui ne nous semble pas acceptable, du point de vue de l’éthique révolutionnaire, et qui nous semble contre-productif d’un point de vue propagandiste, c’est bien de devoir prendre ce genre de décision : entre un dictateur qui ne nous satisfait pas totalement et un peuple qui ne nous convainc pas tout à fait, nous finissons par choisir, imitant en cela l’impérialisme, « l’ami » dictateur. Le piège est parfait et il n’est pas nouveau : pour être « anti-impérialiste », on veut nous obliger à ne plus êtres communistes.

7. Pour toutes ces raisons, toute personne un tant soit peu de gauche ne peut soutenir, justifier ou rester silencieux devant une intervention des États-Unis. Il faut le dire clairement, haut et fort. Mais il faut également dire de manière aussi claire et forte que la nouvelle situation dans le monde arabe entraîne des risques et qu’il faudra bien choisir l’un d’entre eux. Les risques sont au nombre de trois : une intervention de l’OTAN ; une victoire de Kadhafi et une victoire du peuple soulevé contre lui. L’intervention de l’OTAN constitue un risque majeur, non pas parce qu’elle pourrait renverser « notre ami » Kadhafi mais bien parce que, avec la catastrophe humaine qu’elle provoquerait, elle empêcherait le droit inaliénable du peuple libyen à renverser lui-même son tyran, menaçant ainsi les autres peuples frères dans la région du même sort.

Le second risque majeur serait une victoire de Kadhafi ; à la terrible répression que son peuple devrait alors subir, il faudrait ajouter l’effet qu’elle aurait sur la région, tout particulièrement sur la Tunisie et l’Égypte, pays voisins dont les processus de changement pourraient être paralysés, et y compris inversés (sans écarter, comme cela s’est déjà déroulé dans le passé, une intervention plus ou moins directe de « notre ami » dictateur contre ces processus).

Le troisième risque est grand, très grand, mais c’est bien le moindre de tous. C’est le véritable « moindre mal » : laisser un peuple dont nous savons très peu de choses régler ses comptes avec ses dirigeants dans un espace très ouvert, nouveau et très instable dans lequel, quoi qu’il en soit, nous pouvons nous aussi « conspirer ». Soutenons ce peuple et conspirons avec lui !

La crainte des peuples est réactionnaire, elle est, par nature, de droite, et quand elle vient de l’Amérique latine révolutionnaire, elle porte un message d’une inquiétante vulnérabilité dont pourrait également bénéficier l’impérialisme. En prétendant se défendre en défendant un dictateur, les gouvernements progressistes latino-américains se signalent eux mêmes de manière absurde comme cibles et soulignent une affinité qui devrait être inexistante. Nous ne pouvons ressentir que de la mélancolie en constatant que c’est l’impérialisme, qui craint les peuples, qui finit par invoquer leur nom contre ce qu’il voudrait réellement défendre.

Les soulèvements dans le monde arabe ont fait fluctuer toutes les maigres références qui nous restaient depuis la fin de la Guerre froide et nous mettent tous en difficulté. Les impérialistes sont ceux qui réagissent le mieux pour l’instant. Sans doute sont-ils les plus forts, mais ils sont aussi les plus malins. Si, en outre ils étaient justes, ils passeraient presque pour des socialistes. Pour l’instant, la victoire propagandiste leur appartient : ils ont démontré que nous, les socialistes, nous ne sommes ni forts, ni malins, ni justes.

8. Espérons que le peuple libyien puisse en finir avec le régime de Kadhafi avant qu’une intervention des États-Unis ne nous force à faire ce choix absurde de défendre un criminel pour défendre un peuple qui s’est soulevé contre lui et qui n’acceptera aucune intervention étrangère qui le priverait de son droit à le renverser.

Publié sur www.rebelion.org.

Santiago Alba Rico est écrivain et philosophe marxiste indépendant, auteur d’ouvrages publiés à Cuba et au Venezuela. Alma Allende est l’auteure des remarquables « Chroniques de la révolution tunisienne » traduites et publiées sur notre site. Tous deux résident depuis de nombreuses années en Tunisie, après avoir vécu au Caire.

Santiago Alba Rico

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