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États-Unis

La position particulière de Bernie Sanders

La position particulière de Bernie Sanders le distingue de tous ses adversaires démocrates dans la course pour battre D. Trump
Et ce n’est pas simplement parce qu’il se qualifie de socialiste

Greg Grandin, The Nation, 16 juillet 2019
Traduction, Alexandra Cyr

Soyons clair : ce qui fait que B. Sanders est complètement différent de ses adversaires démocrates dans la course pour battre D. Trump, ce n’est pas simplement qu’il se qualifie de socialiste dans un pays qui s’affiche fièrement comme capitaliste. Ce deux étiquettes, socialiste et capitaliste, sont sujettes à nombre d’interprétations et comportent toute une série d’exemples historiques allant de la Norvège aux États-Unis en passant par l’Union soviétique de Staline et l’Allemagne nazie d’Hitler. Il vaut beaucoup mieux définir la nature historique de la campagne de B. Sanders dans des termes plus précis. Elle se concentre sur la promotion des droits sociaux ou économiques, ce qui nous oblige à démontrer comment cela se distingue des droits politiques et individuels qui fondent la Constitution des États-Unis.

La croisade de cet homme pratiquement seul pour légitimer les droits sociaux frappe en plein au cœur des convictions du mouvement conservateur moderne : l’absolutisme des droits individuels qui, en ce moment, a peu à voir avec les philosophies économiques et politiques mais constitue l’essentiel de l’élément culte de l’identité politique de la droite.

Commençons par quelques définitions. Les droits de l’individu ou politique visent à restreindre le pouvoir du gouvernement. Ils présument que le bien est ancré dans l’individu et que le bien public ou le bien-être général d’une société repose dans la permission donnée aux individus de travailler à leurs intérêts, de posséder, assembler, croire, parler etc. etc. au plus haut degré possible. Un État légitime est celui qui se restreint, qui limite son rôle à protéger l’espace dans lequel les individus exercent leurs droits. (La philosophie) des droits sociaux et économiques présume que dans la société industrielle complexe où règne les écarts de pouvoir et souvent, une extrême concentration de la richesse, l’État doit jouer un rôle plus actif pour la recherche du bien en redistribuant la richesse à travers l’éducation, la santé, les soins aux enfants, les pensions de retraites, le logement et d’autres nécessités communes.

B. Sanders a fait la distinction entre ces deux types de droits dans son discours historique du 12 juin 2019 à l’Université G. Washington. Il y a défendu le socialisme démocratique comme la seule solution possible (aux maux du pays) : pas seulement D. Trump mais aussi le système corrompu et pourri qu’a produit le « trumpisme ». S’appuyant sur le 21ième anniversaire de la loi sur les droits économiques tel que présentée par F. D. Roosevelt dans sa proposition de 1944 de la 2ième charte des droits, il explique : Nous sommes fiers.ères que notre Constitution garantisse la liberté (mais, en ce moment), nous devons faire un pas de plus pour garantir à tout homme, toute femme et enfant, à travers les droits économiques élémentaires de notre pays, le droit à des soins de santé de qualité, le droit de poursuivre son éducation aussi loin qu’il le faut pour réussir dans notre société, le droit à un emploi de qualité où le salaire est suffisant pour vivre, le droit à un logement abordable, le droit à vivre sa retraite en sécurité et le droit de vivre dans un environnement sain ».

La plupart des pays du monde, dont les pays scandinaves que B. Sanders cite souvent en exemple, comprennent que les droits individuels et le droits sociaux ne s’opposent pas mais se soutiennent mutuellement. Ils ne voient aucun désaccord fonctionnel entre, par exemple, opérer un service national de santé et garantir la protection des droits juridiques ou entre dispenser l’éducation publique et permettre la liberté de parole. En 1940, le délégué du Chili aux Nations Unies, Hernán Santa Cruz, a aidé Eleanor Roosevelt à écrire la Déclaration des droits de l’homme. Il déclarait : « La démocratie politique, sociale et économique, dans mon esprit, repose comme un tout, inséparable ». Les droits des individus ont besoin des droits sociaux parce que, comme le disait succinctement F. D. Roosevelt : « Le nécessiteux n’est pas libre ».

Aux États-Unis, contrairement à ailleurs, beaucoup mettent ces deux types de droits en opposition, les tiennent pour antagonistes. Les conservateurs.trices sont absolument convaincus.es que la poursuite des droits sociaux va détruire les droits des individus. Ce qu’on appelle l’exceptionnalisme américain est fait de beaucoup d’éléments différents. Mais, pour plusieurs à droite, l’exclusivité des droits des individus, en opposition aux droits sociaux, fonde cette idéologie.

F.D. Roosevelt n’a pas été le seul Président à proposer une seconde charte des droits au siècle dernier. Ronald Reagan l’a aussi fait, en juillet 1987. Il voulait s’assurer que la version de F.D. Roosevelt des droits sociaux ne serait jamais adoptée. Déplorant que la version originale de la Constitution ne protégeait pas le droit à la propriété privée aussi clairement qu’elle ne le faisait pour la liberté politique, il a proposé 10 amendements dont un concernant le budget équilibré, qui devaient mettre la : « liberté économique sous la protection de la loi ». Quelques années plus tard, la Fondation Héritage (organisation de droite. N.d.t.) a déclaré qu’il serait stupide de rendre légaux les droits sociaux puisque : « les soins de santé en abondance, le logement et l’alimentation sont des retombées de la richesse créée par les individus qui cherchent leur profit ». L’action de l’État pour redistribuer la richesse ne ferait que confisquer les fruits de la richesse produite par les individus.

Dans son livre The Second Bill of Rights : FDR’s Unfinished Revolution, publié en 2004, le théoricien juridique Cass Sunstein, identifie deux moments où les États-Unis auraient pu adopter une loi décrétant les droits sociaux : en 1930 durant le New Deal de F.D. Roosevelt et en 1960, quand Lyndon Johnson a introduit son programme de la Grande société. Ce théoricien met en lumière que lors de ces deux moments il n’y a pas eu : « de débat sérieux autour de ces amendements. Il n’y a pas eu de débat significatif sur l’addition des droits sociaux et économiques dans la Constitution américaine ».
Cette constatation est vraie mais C. Sunstein oublie l’intensité idéologique avec laquelle ceux et celles qui sont accrochés.es aux droits individuels ont discrédité le concept de droits sociaux et ont mené une guerre incessante pour qu’ils ne soient pas adoptés. Comme c’est souvent le cas, cette guerre est devenue totale et a produit une mentalité d’assiégés.es, une culture identitaire qui dessine la manière par laquelle la droite voit le monde et aide à expliquer le caractère insoluble de la question de la race et du racisme dans le discours politique national.

On pourrait même écrire l’histoire de ce pays en se centrant sur cette guerre depuis au moins aussi loin que l’époque d’Andrew Jackson en passant par la guerre civile, le New Deal, R. Reagan et jusqu’à maintenant.

Commençons par une histoire autour de A. Jackson. Un de ces contes de fée que les historiens.nes connaissent très bien mais qu’on donne rarement en exemple du racisme, trône au centre de l’individualisme américain. En 1811, A. Jackson était avocat et négociant d’esclaves à Nashville. C’était des années avant qu’il ne devienne Président. Il transportait un groupe d’esclave sur la piste Natchez, un ancien chemin amérindien le long du Mississipi, quand il fut arrêté par des policiers fédéraux. Cette piste traversait les terres officiellement protégées par un traité fédéral avec les Chickasaw et les Choctaw. Les agents gouvernementaux étaient chargés de vérifier les passeports et autres papiers des voyageurs. Ils devaient chercher les esclaves en fuite et faire appliquer le nombre important de lois fédérales par lesquelles le gouvernement tentait de réguler l’esclavage.

La demande des policiers l’a mis dans une rage folle. Son tempérament truculent était bien connu de son entourage blanc. « Oui, bien sûr, je les ai toujours sur moi », a-t-il répondu en sortant le texte de la Constitution des États-Unis. (Une autre version veut qu’il ait sorti ses pistolets). Et il explique : « c’est le passeport dont j’ai besoin pour aller partout où mes affaires me mènent ». Il est passé mais par la suite, et il a lancé une campagne épistolaire obsessive pour que l’agent qui l’avait offensé soit retiré de son poste. Il l’a même menacé de le trainer devant la justice expéditive.

Cet incident montre à quel point A. Jackson était attaché aux droits individuels : voyager, commercer et posséder des esclaves sans entraves et comment ces droits étaient définis par la domination raciale dans l’histoire américaine. Dans une autre requête, il se questionne : « Mon Dieu ! Est-ce qu’on en arrivera là ? Sommes-nous des hommes libres ou des esclaves ? Est-ce la réalité ou sommes-nous dans un cauchemar » ? Il est ici en pleine hallucination de despote. Il confondait la demande raisonnable du gouvernement pour les documents prouvant qu’il était propriétaire des esclaves en une opération pour le soumettre personnellement à l’esclavage.

En 1828 il est devenu le septième Président des États-Unis en dirigeant un mouvement de défense de l’esclavage et en s’attachant à l’extrême à l’idéal du gouvernement minimal comme le décrit Manisha Sinda dans The Counterrevolution of Slavery. À l’apogée de l’expulsion des Amérindiens (de leurs terres), Jackson déclarait, qu’à titre de propriétaire d’esclaves, le gouvernement s’imposait à grande vitesse même s’il n’était mû que par la « simplicité et la pureté primitive, limité au pouvoir de contrôleur », empêché d’adopter des lois limitant « la liberté humaine » et ne servant qu’à « appliquer les droits humains » qui, pour lui, incluaient le droit de posséder d’autres humains, d’en être le propriétaire.

C’est durant cette période que l’absolutisme des droits individuels s’est incrusté profondément dans la culture politique blanche. La capture des terres des Amérindiens déplacés et le travail volé grâce à la propriété d’esclaves (et comme le soulignait le Secrétaire au travail de Roosevelt, sous le patriarcat) ont créé une richesse incomparable et son incomparable distribution parmi la population en général. Jamais encore dans l’histoire, autant d’hommes blancs ne s’étaient considérés aussi libres.

Aussitôt qu’en 1748, le philosophe français Montesquieu, qui a influencé James Madison et d’autres fondateurs des États-Unis, avait illustré ce qu’une république organisée autour d’autres objectifs que la défense des droits de propriété pouvait devoir à ses citoyens : « certains moyens de subsistance, suffisamment de nourriture, des vêtements adéquats et un niveau de vie compatible avec la richesse ».

« Un niveau de vie compatible avec la richesse » est une jolie phrase, elle décrit un idéal qui nécessite un gouvernement autrement plus interventionniste que celui qui régnait avant la guerre. Car la guerre civile, à ce moment-là, en était presque à un point tournant.

Dans d’autres pays, la brutalité de la violence que les États-Unis ont connue pour mettre fin à l’esclavage, a été l’occasion d’avancées rapides de l’idée de droits sociaux spécialement ceux des soins de santé, des retraites, du soin aux réfugiés.es et des enterrements. L’expérience bien concrète des mortalités et blessures de guerre qui obligent à disposer des cadavres, à s’occuper de l’installation des réfugiés.es déracinés.es qu’il faut nourrir, à faire face aux fièvres et à la dysenterie, à s’occuper des veuves et des orphelins.es et à assister les combattants choqués par les tirs, a éveillé la conscience sociale. Comme le souligne Adam Gaffney, professeur à Harvard et président des médecins pour un programme national de santé, la barbarie des guerres et des révolutions du 19ième siècle ont transformé la conception première du libéralisme, à savoir que le peuple a droit à la vie, en un nouveau droit socialisé à la santé et aux soins de santé.

Mais pas aux États-Unis. L’introduction du programme de Reconstruction et l’ouverture du Bureau des réfugiés.es, des esclaves affranchis.es et des terres abandonnées est ce qui s’est le plus rapproché de la transformation des consciences dans les années 1880 dans ce pays. Abraham Lincoln a signé la loi situant le Bureau au sein du Département de la guerre. L’agence dotée de milliers d’agents et de centaines de bureaux dans le Sud, a distribué les nécessités de base : des aliments, des médicaments et des vêtements. Elle a aussi fondé des centaines d’écoles, de collèges, d’hôpitaux, elle a réinstallé les réfugiés.es noirs.es et blancs.hes, administré les propriétés confisquées, passé et appliqué des lois ad hoc, établit les règles des relations de travail, le salaire minimum et collecté taxes et impôts. En puissance et en pratique, c’était l’antithèse du « Jacksonianisme », un instrument d’un pouvoir impressionnant au moins potentiellement. W.E.B. Du Bois, (écrivain éditorialiste américain militant pour le droits civiques et panafricains), écrivait au début du 20ième siècle que c’était : « l’institution de développement social le plus extraordinaire, qui soit allé le plus loin dans ce que les États-Unis aient tenté (en matière de droits sociaux) ».

Mais la vive opposition triomphante au Bureau et la Reconstruction a plus largement renforcé le pouvoir de la nouvelle génération de racistes dynamiques issue de la guerre. Un de leurs chefs fut le successeur de Lincoln. Andrew Johnson a remis au goût du jour tous les vieux raisonnements d’A. Jackson pour intensifier la diabolisation de la bureaucratie fédérale et associer tous les problèmes sociaux, la corruption, la dépendance, la pauvreté, le chômage et le crime à la peau noire. Il a ciselé le concept jacksonnien « d’homme libre » luttant contre sa mise en esclavage par le gouvernement fédéral. Il décrivait le Bureau des esclaves affranchis comme « une agence pour maintenir les nègres dans la paresse » et créer une culture de la dépendance avec « la distribution de rations illimitées ».

Les mots « droits sociaux » n’étaient pas courants à ce moment-là mais ce qui en était connu l’était en opposition radicale avec les « droits individuels ». Ceux-ci étaient liés à la population blanche alors que les « droits sociaux » désignaient la population noire. Johnson et d’autres pensaient que le Bureau des esclaves affranchis.es et les autres tentatives de renforcement des droits civils n’étaient pas naturels. C’était, selon eux, un interventionnisme et un essai d’utiliser le pouvoir politique pour influencer l’activité économique et étendre l’égalité au niveau social, ou encore selon les termes du représentant républicain du Missouri James Blair : « obliger les nègres (à entrer) dans l’égalité sociale ».

Au cours du demi-siècle qui a suivi, les États-Unis se sont répandus sur le continent et dans la monde. Puis vint la débâcle financière. Durant la Grande dépression les Nouveaux négociants.es, ont commencé à garnir de l’adjectif social n’importe quel terme possible : les enseignants.es progressistes ont créé le journal The Social Frontier. Un sociologue écrivait : « L’individualisme non social est nuisible à nos progrès futurs. Il faudrait donc que ce terme soit remplacé par l’individualisme social ». Le Secrétaire à l’agriculture du Président Roosevelt, Henry Wallace, qui a ensuite été vice-président jusqu’en 1934, disait : « De nouvelles frontières nous font signe et nous offrent des aventure pleines de sens….Nous devons inventer, construire et mettre en marche une nouvelle machinerie sociale ». Et, bien sûr, il y avait un surplus social à distribuer grâce à la république sociale qui offre un salaire social et à travers ses programmes comme la sécurité sociale. À Little Rock en Arkansas, F.D. Roosevelt déclarait devant une audience : « Tous et chacun d’entre nous, que nous aimions cela ou non, fait partie d’une civilisation sociale. Pour venir à bout de la sauvagerie sociale il faut, non pas un nouveau continent mais une nouvelle disposition du cœur ».

Il se peut que C. Sunstein ait raison de dire que peu a été fait pour amender la Constitution afin d’y inclure les droits sociaux. Les nouvelles élites de l’époque ne pensaient pas qu’il le fallait. Pour elles les mots « vie » et « propriété » incluaient les relations sociales. Ce qui leur faisait dire que la Constitution, telle qu’écrite, pouvait servir de base à une démocratie sociale. En 1934, H. Wallace écrivait : « Nous devons maintenant, redéfinir les droits de propriété de telle sorte qu’ils s’accordent aux réalités actuelles ». En 1912, Walter Weyl, qui allait devenir le rédacteur en chef de The New Republic disait : « l’âme de notre nouvelle démocratie ne réside pas dans les droits inaliénables interprétés négativement ou liés à l’individualisme, mais aux droits déjà reconnus à la vie, la liberté et la poursuite du bonheur, au sens le plus large quand on leur donne un interprétation sociale ».

Juste avant la fin de la 2ième guerre mondiale, cette interprétation sociale des lois et de la société américaine semblait en voie de se concrétiser. Il fallait que la victoire sur le fascisme aille plus loin que le simple fait de réinstaller l’idéal de la liberté. Dans sa proposition de loi sur les droits sociaux, F.D. Roosevelt s’exprimait ainsi : « Nous avons le devoir de prendre conscience du fait que la véritable liberté individuelle ne peut exister sans sécurité financière et indépendance ». Mais, tout comme après la Guerre civile, la même réaction a prévalu ; la république sociale ne s’est pas réalisée.

Durant la campagne électorale de B. Sanders contre H. Clinton, pour la nomination démocrate à la candidature présidentielle, les commentaires publics ont souvent opposé les races et les classes comme si c’étaient deux catégories distinctes. Dans leur évaluation à postériori de cette campagne, les critiques de B. Sanders ont soutenu qu’il s’était trop concentré sur les facteurs économiques ce qui l’avait empêché, comme ses partisans.es, d’en percevoir d’autres comme les différences culturelles, raciales, l’oppression sexuelle et les penchants vicieux raciaux et misogynes qui animaient une grande partie de l’électorat de D. Trump.

En ce moment, l’opposition aux promesses d’égalité telles qu’elles ont émergé de la 2ième guerre mondiale, est très forte. Est-ce qu’on devrait comprendre que ces opposants.es trouvent leur motivation dans la haine raciale ou dans un désir de défendre la hiérarchie économique ? Ça ne tient pas la route. Les États-Unis sont sortis de la guerre avec un pouvoir mondial sans précédent. Cela a voulu dire que la ligne qui sépare la politique étrangère et la politique interne est devenue ténue comme jamais. Les conservateurs.trices, que ce soit au Congrès ou dans les professions juridiques sont devenu de plus en plus attentifs.ves aux traités internationaux et aux alliances régionales qui, pour plusieurs condamnaient le racisme et affirmaient les droits sociaux.

De peur que le gouvernement fédéral ne se réfère à ces traités internationaux pour mettre de l’avant la fin de la ségrégation et les droits sociaux, les opposants.es à l’un ou l’autre de ces objectifs se sont mobilisé contre ces traités perçus comme sujets à caution. Ce fut le cas pour le Traité de San Francisco (traité de paix avec le Japon), la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels. Cette opposition surgissait souvent contre les deux objectifs parce que ses tenants.es concevaient l’égalité raciale et économique comme des démons jumeaux, les deux faces de la même médaille subversive. Elle s’est encore intensifiée quand les pays africains et asiatiques se sont battus pour ces droits et a cristallisé le rattachement des droits individuels à la population blanche et sociaux à la noire. Cette distinction a été utilisée par beaucoup de courants, pas seulement les Conservateurs.trices pour définir ce que W.E.B. Du Bois avait déjà qualifié de la « ligne de couleur ».
Une de ces batailles qui inclut Porto Rico, une possession américaine depuis 1898, illustre à la perfection l’impact que la priorité donnée aux droits individuels a eu sur les politiques américaines. En 1950, les habitants.es de cette ile étaient considérés.es citoyens.nes américaines. Mais ce statut n’était pas clair. Une partie de la population se battait pour l’indépendance de l’ile alors qu’une autre voulait maintenir un lien avec les États-Unis. Peu importe les positions sur cette question, la vaste majorité voulait une démocratie sociale. En 1952, cette vaste majorité a voté pour une nouvelle Constitution qui reconnaissait « le droit de chaque personne à un travail et à la protection sociale en cas de chômage, de maladie, au moment de la vieillesse ou en cas de handicap ». Comme l’ile est un protectorat américain, le gouvernement fédéral a opposé son véto à ce vote.

En voyant le libellé de cette charte, Républicains.es et Démocrates du sud du pays, la même alliance qui s’était opposée aux droits civiques, à agit comme si elle venait de lire une proposition pour remettre en place le Bureau des esclaves affranchis.es. Un membre de la Chambre des représentants déclarait à ce moment-là : « C’est le diable en personne. À terme, elle rendra nulle et non avenue toutes les protections garanties aux individus. Si nous l’approuvons, ce sera le plus grand coup donné aux hommes libres. Les citoyens.nes deviendront des pupilles du gouvernement ». Charles Halleck, représentant de l’Indiana, déclarait que c’était : « le jour et la nuit en comparaison de la Charte des droits ». La ligne séparant la politique interne de l’étrangère pouvait bien être quasi indistincte, pour ce qui concernait Porto Rico c’était particulièrement sombre. C. Halleck avait peur que la garantie des droits sociaux à une possession néocoloniale ne lie toute la nation (et ainsi étende ces droits à la totalité des États-Unis).

Le Congrès a sommé les rédacteurs.trices du document de comparaitre pour leur demander si l’inclusion des droits sociaux qu’il comportait ne créait pas « quelque obligation aux États-Unis d’Amérique de fournir n’importe lesquels de ces bénéfices ». Les représentants.es de Porto Rico ont louvoyé pour finir par dire que selon leur conception, il fallait susciter des attentes culturelles à l’effet que personne dans une société libre ne devrait avoir faim, ne pas avoir de travail ou mourir faute de soins médicaux. C’était la dernière chose que ces législateurs.trices voulaient mettre en place. Le Congrès a fini par approuver la Charte mais après y avoir retiré toutes références aux droits sociaux.

La lutte a continué. Après la guerre du Vietnam et le Watergate au cours des années 1970, les conscepteurs.trices des politiques et les intellectuels du nouveau mouvement conservateur, regroupés autour de R. Reagan et confiants.es dans le capitalisme à l’Américaine, alors que les pays du tiers monde menait une forte bataille en faveur de l’acceptation des droits économiques, ont repris la bataille en mettant de l’avant une défense éthique du pouvoir américain centrée sur l’idéal des droits individuels. William Clark, un sous-secrétaire d’État de l’administration Reagan, a travaillé à ramener le concept de droits humains à son expression américaine la plus pure agrémenté de telle sorte qu’il soit en accord avec les droits individuels. Richard Allen, conseiller du Président Reagan en matière de sécurité nationale, approuvait en disant que : « la notion de droits économiques et sociaux n’est qu’un affadissement et une distorsion de la signification originale du concept de droits humains à la vie, à la liberté de propriété ». Les soins médicaux, l’éducation et le logement n’y figurent pas. Cette conception étroite des droits humains, en concordance avec la réhabilitation du minimum de Jackson tel que soutenue par la Nouvelle droite, a été renforcée par les défenseurs des droits humains grâce à des documents comme la Charte 77 ( pétition de 247 intellectuels.les tchécoslovaques en faveur des droits humains) et des organisations comme Helsinki Watch (ancienne ONG qui surveillait l’application en Union soviétique des accords d’Helsinki sur les droits humains) et Human Rights Watch qui mettent de l’avant ce que des gens comme Allen pourraient considérer comme une version plus correcte de l’américaine qui ne se définie qu’en droits politiques.

Comme le concept de liberté, celui des droits individuels peut s’entendre comme un appel universel, en faveur des peuples accablés par la tyrannie et un cri d’alarme face au racisme. Il est impossible de séparer les droits individuels, comme celui de porter une arme et d’en appeler à l’État pour qu’il protège ce droit, de l’histoire sanglante qui permis de les développer, ni de celle que les colons et les propriétaires d’esclaves ont arraché aux populations noires tout au long de leur progression dans le pays. Pour le représentant du Mississipi Trent Lott a parlé sans retenue en 1984, disant : « Les droits individuels sont ce en quoi Jefferson Davis (Président des États confédérés durant la guerre de sécession) et son entourage croyaient ».

Franklin D. Roosevelt et Ronald Reagan, dirigeants des deux grandes coalitions politiques du siècle dernier, le New Deal et la New Right, ont voulu une nouvelle version de la Charte des droits. F.D. Roosevelt l’a fait parce qu’il espérait un changement permanent dans l’idéal de citoyenneté au pays, qui serait basé sur l’obligation des uns.es envers les autres et la solidarité sociale. R. Reagan en a fait autant à l’intérieur de son programme pour faire reculer cet idéal.

Actuellement, Bernie Sanders en appelle à une « Charte des droits pour le 21ième siècle » qui complèterait celle que F.D. Roosevelt n’a pu mener à son terme. Il veut que le droit à la liberté politique soit introduit dans la Constitution et qu’il inclut l’égalité sociale, ou tout au moins, la garantie de la sécurité sociale. Alors qu’on accuse souvent le sénateur de couper les coins ronds en matière d’analyse de classe, il soumet une théorie de la culture, du pouvoir et de l’histoire qui n’a rien à voir avec une réduction des enjeux de classe. D’autre candidats.es dans la course démocrate présentent aussi de bonnes propositions, progressistes, favorisant la redistribution (des richesses) à propos de n’importe lequel problème venu. Tous et toutes comprennent que la solidarité est quelque chose de plus que l’individualisme sans limite et parlent de communauté, d’obligations et d’attention envers les autres. Mais B. Sanders est le seul à livrer un combat frontal contre l’ennemi idéologique le plus fort : les droits individuels exclusifs.

La foi absolue dans la définition des droits individuels en opposition aux droits sociaux structure la tension de toutes les tendances modernes du mouvement conservateur qui placent en contradiction le bien et le mal, les blancs.hes et noirs.es. C’est une manière de donner un sens au monde et d’aider à présenter des explications qui évacuent les crises causées par les succès du mouvement avec des décennies de diminution de services, de guerre contre les syndicats, d’austérité, de fondamentalisme des marchés, de concentration de la richesse, de dégradation de l’environnement, de militarisation des corps policiers, de criminalisation des travailleurs.euses migrants.es et de renforcements des inégalités. Il se peut que la démocratie sociale ne soit pas ce que les avocats.es qui plaident pour les réparations pensent quand il est question de l’obligation faite au gouvernement fédéral de rétribuer financièrement les descendants.es des esclaves. Mais c’est que la droite comprend lorsqu’elle donne un caractère non seulement racial à la démocratie sociale mais, même à la moindre politique de redistribution. En 2009, Rush Limbaugh (animateur de radio de droite) déclarait : « Tout le programme du Président Obama est une réparation ».

L’absolutisme en matière de droits individuels est le moteur qui ancre toutes les circonscriptions de la droite moderne. Il unit toutes les composantes qui la forment : le courant principal et les groupes marginaux du Parti républicain. Il rassemble les libertaires partisans.es d’Ayn Rand ( théoricienne des idées de droite modernes) , les champions.nes de la liberté des marchés, les négateurs.trices des changements climatiques, les fondamentalistes du 2ième amendement (qui protège l’accès aux armes), les nationalistes, (surtout maintenant que la majorité des immigrants.es latinos américains.es arrivent avec une longue et forte tradition en matière de droits sociaux), ceux et celles qui défendent les entreprises à tout crin, les misogynes et bien sûr les suprématistes blancs.hes.

Coupez le moteur et vous brisez le mouvement.

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