Édition du 3 décembre 2024

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Revue Relations

Nouveau numéro de la revue Relations

La résistance, impératif de notre temps

Jamais peut-être la résistance n’aura été autant à l’ordre du jour que maintenant tant le tableau est sombre, à l’image de notre temps. La crise écologique, d’une gravité sans précédent, sonne l’alarme avec fracas. La Terre crie et se joint à la clameur des pauvres. Des élites voraces la transforment petit à petit en leur propriété privée et elle en vient à être dévastée par leur soif insatiable de profit et leur appétit effréné de jouissance. Plus que jamais elles usurpent les richesses de la planète : un rapport d’Oxfam nous révélait qu’en 2014, 20 % de la population s’appropriait 94,5 % des richesses mondiales, dont le 1 % le plus riche détient à lui seul la moitié. Et le fossé qui les sépare des pauvres ne cesse de se creuser en toute impunité.

La résistance est donc sans contredit l’impératif de notre époque. Et si le mot, pour nous francophones, évoque spontanément la France sous l’occupation allemande, tant mieux. Car nous sommes bien en terre occupée et « pacifiée » par une idéologie dominante qui cherche par tous les moyens à nous convaincre du caractère inéluctable de l’état de choses actuel, à nous faire plier le dos. C’est le progrès, nous dit-on, on n’y peut rien. Pendant ce temps, des dispositifs techniques, sécuritaires et financiers tendent à réduire la société à l’état de système autorégulé et les êtres humains au rang de simples instruments à son service – jetables si possible. Grisés par le progrès technologique, certains sont même tentés par le fantasme, de plus en plus réalisable, d’une (dés)humanité délestée de l’expérience sensible, comme d’une peau morte, et enfin délivrée de la vulnérabilité, de l’empathie comme de la souffrance – la technique, par son efficacité, se substituant avantageusement, pour eux, à la chair et à l’esprit.

Entrer dans la résistance consiste dès lors, en tout premier lieu, à remettre le conflit à l’ordre du jour, au cœur de la cité, qu’il n’a jamais quittée. C’est en finir avec le conte capitaliste à dormir debout de la « Fin de l’histoire » qui berce notre somnolence, selon lequel il n’y a plus d’injustices structurelles (que des irritants sociaux et économiques), plus de colonialisme (que des interventions humanitaires) et surtout pas de rapports de pouvoir ni de domination (que des experts et des gestionnaires consciencieux). C’est remettre les pendules à l’heure des luttes sociales et politiques, au risque d’être taxés de dangereux radicaux. Comme l’écrivait le philosophe dissident tchèque Jan Patocka dans Essais hérétiques (Verdier, 1981), peu de temps avant de mourir des suites d’un long interrogatoire policier en 1977, c’est assumer courageusement une « vie dans et pour la liberté ». C’est rappeler que la liberté n’est pas qu’une « valeur » réconfortante et nichée au panthéon de l’ordre établi, qu’elle « ne commence pas "après seulement", une fois la lutte terminée ; au contraire, sa place est justement dans cette lutte ».

Sous l’horizon du conflit, constitutif de la vie en société et de la liberté politique, parmi les formes de résistance, l’action non violente se présente comme un chemin privilégié à entreprendre. Elle allie les moyens aux fins, comme la semence aux fruits, comme l’existence à la vie qui est elle-même chemin. Elle a le pouvoir de rallier la majorité silencieuse, trop souvent au service du statu quo, tout en éveillant les consciences ; elle déjoue la spirale de la violence et ses effets pervers tout en mettant en branle les forces et aptitudes nécessaires à une vie juste et solidaire : courage, audace, humour, inventivité, confiance, inébranlable fermeté. Elle repose, comme l’ont montré Gandhi et Martin Luther King, entre autres, sur deux fondements : la non-coopération et la désobéissance civile dont l’arsenal se décline en des centaines de tactiques. Or, le combat qui est le nôtre en est un de ruptures inventives. Dans l’esprit de l’action non violente, il nous faut, d’une part, la conviction et l’audace de cesser autant que possible, par nos manières d’être et d’agir, de collaborer au bon fonctionnement d’un capitalisme prédateur et, d’autre part, soutenir, encourager et imaginer des pratiques individuelles et collectives alternatives.

Comme la mobilisation générale au service de la production déchaînée et du fantasme de la maîtrise totale du vivant fait voler en éclat toute idée de limites, comme si celles-ci étaient une tare, la résistance passe à cet égard par la réappropriation des limites qui constituent notre humanité – le temps, le monde, le corps, la langue, sources d’inspiration inépuisables. Elle consiste fondamentalement à accueillir la vie dans sa vulnérabilité. À en toucher la beauté, à y puiser la joie. À embrasser un mode de vie simple et à éduquer le désir que le consumérisme exacerbe. À créer des liens entre nous qui ne soient pas des chaînes, mais des liens et des pratiques d’amitié, d’entraide, de partage, d’interdépendance, sortant de l’utilitarisme et de l’économisme ambiants. La résistance consiste aussi à approfondir nos liens avec la langue et l’art, qui ouvrent vers l’ineffable et l’invisible, en ne craignant pas d’épouser parfois le pas lent des poètes, attentifs à lier la matière et l’esprit, le silence et la parole, le temps et l’infini. Elle consiste à tisser des liens avec la Terre autrement que pour l’exploiter et la maîtriser, incitant aussi à s’émerveiller et à rendre grâce. Il nous faut renouer avec le temps, compagnon intime de la lutte, qui nous lie à la longue lignée des combattants et des combattantes pour qui l’espoir étouffé n’est pas signe d’une quête illusoire et vaine, mais semence précieuse d’un monde plus humain dont chaque nouvelle génération est porteuse et promesse d’éclosion.

La résistance ne peut faire, non plus, l’économie d’interdits à ne pas franchir, qui reposent sur une conscience aiguisée de la capacité d’inhumanité tapie en chacun de nous, qui est la conséquence de notre conscience et de notre liberté et qui nécessite une constante vigilance de notre part.

On perçoit bien la relation étroite de la résistance avec la notion d’amour du monde, le thème du premier dossier (no 782, février 2016) de la trilogie qui entame cette année du 75e anniversaire de Relations. L’amour du monde appelle en effet la résistance pour se vivre pleinement et s’incarner dans une manière d’être et de vivre. Exister (ex-sistere) et résister (re-sistere), comme l’évoque l’étymologie latine, ne sont-ils pas liés l’un à l’autre par la dignité ? Résister, c’est en effet se tenir (sistere) debout face à ce qui menace l’existence en y opposant un non radical – signe d’un oui fondamental à la vie que nous balbutions tous sans le savoir à la naissance, mais qu’il faut assumer un jour pour s’enraciner résolument dans la liberté.

Renoncer à la résistance – par cynisme, indolence, insouciance ou peur – serait un peu se renier soi-même et trahir l’idée d’humanité en rompant la chaîne qui nous lie aux autres – passés, présents et à naître. Car résister, c’est au fond maintenir vivante, par notre vie, l’étincelle de l’espérance au cœur du monde. Le rêve de la bonté, comme écho humain à la beauté du monde. Le rêve de Dieu.

***

« À un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les rend unis et solidaires. »
Maurice Blanchot, Écrits politiques 1953-1993

Jean-Claude Ravet

Auteur de la revue Relations.

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