Au Québec, le mouvement de lutte pour le droit au logement a longuement été seul à parler de « crise du logement ». Ce vocable lui permettait de mettre en lumière des urgences vécues par les locataires : difficulté extrême à trouver et louer un logement, aggravation du problème d’incapacité de payer, explosion du nombre d’évictions, montée de l’itinérance, etc. Il pouvait du même coup dénoncer les pratiques du marché privé de l’habitation et avancer ses propres revendications en faveur de la réalisation massive de logements sociaux et du renforcement des mesures de protection légale des locataires, en particulier du contrôle ou du gel des loyers.
Au mieux, comme ce fut le cas au début du millénaire, l’expression réussissait à se frayer un chemin dans les grands médias et auprès des autorités politiques et permettait d’obtenir certains gains, par exemple de l’aide d’urgence pour les ménages sans logis ou à risque immédiat de le devenir.
Au tournant des années 2020, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) a de nouveau sonné l’alarme, cette fois sur les conséquences de la rareté grandissante d’appartements accessibles financièrement. L’appel a, dans un premier temps, été accueilli par un haussement d’épaules de la part des autorités politiques, des grands mélias et de la plupart des autres acteurs. La situation a bien changé au cours des toutes dernières années. Il se passe rarement une semaine sans que la « crise du logement » rebondisse dans l’actualité. Le mot « crise » a quant à lui été récupéré par les gouvernements, les associations de constructeurs ou de propriétaires, le Conseil du patronat, les chambres de commerce, les institutions financières, et tant d’autres.
Le récit et les solutions mises de l’avant ne sont cependant plus les mêmes. Pas question de dénoncer la responsabilité du marché privé dans cette situation, mais d’appeler tous les intervenants à mettre l’épaule à la roue afin d’intensifier et d’accélérer la construction de logements, sans égard au coût des loyers. Le tout est assorti de timides engagements gouvernementaux quant à la réalisation d’une minorité de logements qualifiés d’abordables, mais dont le loyer est trop cher pour les ménages les plus en difficulté.
En présentation de sa Stratégie québécoise en habitation, dévoilée en août 2024, la ministre responsable, France-Élaine Duranceau, offre un concentré de ce discours : « Notre vision est claire : la clé de la sortie de crise, c’est d’augmenter l’offre de logements. Il faut accélérer le rythme. Développer plus. Développer plus vite, tout en préservant les logements existants. Voilà l’imposant chantier auquel la Stratégie nous convie tous. L’action gouvernementale ne pourra suffire à elle seule, compte tenu de l’ampleur des besoins. Tous les acteurs de l’écosystème de l’habitation sont concernés. Et pour que chacun puisse contribuer à sa pleine mesure, l’environnement doit être propice au développement, et la productivité stimulée. » [1]
La parution de la traduction du livre de Ricardo Tranjan, adaptée à la réalité québécoise, arrive à point nommé dans ce contexte. Paru en anglais en mai 2023, il représente un véritable antidote contre le discours dominant. Économiste politique et chercheur principal au Centre canadien de politiques alternatives, l’auteur montre que l’utilisation faite de la formule « crise du logement » vise à dissimuler la vraie nature du marché. Celui-ci n’est pas, comme on tente de nous le faire croire, aux prises avec des difficultés temporaires, de simples accidents de parcours, pouvant se régler par des solutions techniques. Il est plutôt basé « sur une inégalité structurelle et une exploitation économique ». Il s’agit d’un enjeu politique qui appelle une lutte politique.
Pour en finir avec la « dépolitisation du logement », Tranjan propose de le considérer comme le théâtre d’une lutte des classes, opposant celle des locataires à celle des propriétaires. Même si l’auteur admet lui-même que cette division de la société n’est pas « aussi structurelle que le travail salarié », elle lui permet d’en parler en termes d’appropriation, amorcée dès la colonisation et le vol des terres aux peuples autochtones, puis poursuivie par la quête incessante de profits de la part des propriétaires.
L’auteur considère que cette dépolitisation repose sur des perceptions faussées des réalités des locataires comme des propriétaires. Il s’attarde donc à démolir les préjugés permettant de traiter les locataires comme des « citoyens de seconde zone » qui ont échoué à avoir accès à la propriété - et. à réaliser le « rêve canadien ». Il s’en prend du même souffle aux mythes, véhiculés depuis toujours au Québec par les associations de propriétaires, laissant croire que les propriétaires dans leur ensemble vivent dans une constante précarité financière. Il démontre au contraire, estimations chiffrées à l’appui, que la classe des propriétaires est principalement composée de « familles bien nanties, de petites entreprises, des sociétés immobilières et des investisseurs financiers », bien loin de risquer d’y laisser à tout moment leur chemise.
Un autre intérêt de La classe locataire est son récit de résistances passées ou actuelles sur le front du logement. Amateur d’histoire, Ricardo Tranjan raconte des épisodes de lutte qui se sont déroulés dans plusieurs provinces canadiennes depuis les années 1860. Dans le cas de Montréal, l’auteur a fait le choix d’écrire sur une lutte oubliée, celle des locataires des Habitations Jeanne-Mance, premier HLM construit au Québec, qui, dans les années 1960, ont dû affronter l’autoritarisme de ses administrateurs inspirés par l’idéologie de la rénovation urbaine dont l’un des objectifs était de « discipliner les locataires ».
L’essai coup-de-poing de Ricardo Tranjan se termine par un appel à « choisir son camp » dans la lutte des classes entre locataires et propriétaires. Il est à souhaiter que cet appel soit entendu et repris, les forces étant de plus en plus inégales, avec la marchandisation et la fiscalisation du logement, qui continuent sans entraves à étendre leurs tentacules.
François Saillant,
auteur et militant pour le droit au logement
Ricardo Tranjan, La classe locataire, Québec Amérique, 2025
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