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Tiré de : Le Café pédagogique, Paris, 26 mai 2025
https://cafepedagogique.net/2025/05/26/enseigner-feministement-la-philosophie-par-vanina-mozziconacci/
Propos recueillis par Djéhanne Gani
L’éducation à la sexualité, une pédagogie féministe pour « changer non seulement l’éducation des filles, mais aussi et surtout celle des garçons » ? À l’occasion de la sortie de son livre « Apprendre à philosopher en féministe » (1), le Café pédagogique s’entretient avec la philosophe Vanina Mozziconacci. Il est question de didactique et de pédagogie féministe : autant de résonances d’actualité et de réflexions qui traversent l’École en France, avec la libération de la parole des victimes de violences et la publication des programmes d’EVARS (2) .
*Pour commencer, pouvez-vous préciser la distinction que vous analysez entre pédagogie et didactique féministe ?*
La pédagogie, dans son sens strict, aborde directement les relations interpersonnelles dans un espace éducatif sans tenir compte de la spécificité des savoirs enseignés. La didactique, en revanche, entre dans la logique propre à une discipline : les connaissances qu’elle produit, la façon dont elle les produit et dont elle les évalue. C’est cette seconde approche qui m’intéresse pour aborder l’enseignement de la philosophie. En réalité, je distingue deux aspects qui sont souvent mêlés dans les textes que j’étudie. En effet, une partie importante de mon corpus sur les pédagogies féministes est anglophone ( bell hooks, Berenice Fisher, Kathleen Martindale, etc.). Or, la didactique, avec l’autonomie que nous lui attribuons en France, n’existe pas dans l’aire de recherche anglo-états-unienne ; c’est pourquoi ces travaux qui utilisent la catégorie de pédagogie mêlent indistinctement des considérations pédagogiques et des considérations qu’on peut qualifier de « didactiques », en intégrant ces dernières avec les réflexions sur les contenus des programmes, le curriculum.
*Vous vous intéressez à la didactique. Vous écrivez « en changeant la façon dont la philosophie se fait en s’enseignant, on change la philosophie tout court ». Pouvez-vous développer ce point ?*
Pierre Bourdieu et d’autres sociologues à sa suite ont montré à quel point le monde de la philosophie française a pour centre de gravité l’institution scolaire et l’enseignement de la philosophie. Louis Pinto avance ainsi que même si « les débats autour des méthodes et des programmes de la discipline pourraient sembler bien modestes, sinon ternes », en réalité, c’est en leur sein que se joue l’identité même de la discipline ; de là, dit-il une « continuité relative » entre le « grand intellectuel » et « le professeur inconnu de province ».
*L’enseignement de la philosophie ne serait pas féministe ? « La philosophie en féministe implique nécessairement de changer la façon d’enseigner la philosophie ». Qu’est ou serait un enseignement féministe de la philosophie ?*
On m’a déjà demandé plusieurs fois : « Pourquoi l’enseignement de la philosophie serait-il sexiste ? », ce à quoi je réponds : mais pourquoi ne le serait-il pas ? La philosophie n’existe pas en apesanteur sociale, à l’abri des dynamiques qui traversent nos sociétés… et ce, bien que cette revendication d’être « coupé du monde » soit omniprésente chez les philosophes (Bourdieu parle de « posture scolastique » pour qualifier ce positionnement ; scolastique vient de skholè, qui signifie « temps libre » et qui a donné le mot école : c’est le temps libéré des urgences du quotidien, avec un regard indifférent au contexte).
Bien sûr, la question qui se pose est celle des spécificités du sexisme tel qu’il se déploie dans le champ de la philosophie et de son enseignement. Pour prendre un exemple parmi d’autres : la figure de l’enseignant comme « maître à penser », qui peut aller jusqu’à une forme de mise sous tutelle de « ses » « disciples ». La philosophe Michèle Le Dœuff décrit bien la recherche d’une forme de dévotion que certains mandarins attendent de leurs étudiants et surtout de leurs étudiantes, et dans ces configurations, l’emprise, voire les violences sexuelles, ne sont jamais loin.
La complaisance qu’on peut avoir vis-à-vis de l’image du professeur de philosophie qui a une relation amoureuse et/ou sexuelle avec des étudiantes (voire avec des élèves) en témoigne ; pensons à tous les films qui vont jusqu’à romantiser ce genre de situations sans jamais problématiser l’abus de pouvoir qu’elles contiennent ("Noce blanche", "L’ennui", "L’homme irrationnel", "L’amant d’un jour"…).
Enseigner féministement la philosophie, cela commencerait déjà par déconstruire ces représentations, faire preuve de réflexivité et de vigilance critique vis-à-vis de ce type de relation qui, sous prétexte d’hériter de l’érotisme socratique, constitue en fait l’échec pédagogique par excellence, comme le montre très bien la philosophe Amia Srinivasan.
*Philosopher en féministe, une question de méthode, d’une manière de faire, quid des contenus ?*
Les pédagogues Margo Culley et Catherine Portuges écrivent, dans l’introduction d’un ouvrage sur l’enseignement féministe : « changer ce que nous enseignons implique de changer la façon dont nous enseignons ». En effet, on ne peut pas se contenter de rajouter au programme quelques femmes, quelques concepts féministes, quelques textes sur le genre, bien mélanger le tout, et considérer que cela suffit. Comme je le disais juste avant, la posture enseignante elle-même est en jeu, mais aussi la question des pratiques qu’on choisit de mettre en place pour apprendre à philosopher.
Par exemple, la philosophe Janice Moulton a montré la dimension genrée d’un philosopher réduit à un « duel », où l’on s’affronte à coups d’arguments jusqu’à la victoire. Plus fondamentalement, c’est aussi la définition de la discipline elle-même qui peut être questionnée, et en particulier son idéalisme ; la philosophe Kristie Dotson invite à repenser la place de la théorie à partir du moment où l’on se montre soucieuse du contexte, de la pluralité des expériences, de la praxis, etc.
*Enseignement féministe et neutralité de l’enseignant, est-ce compatible ?*
C’est une question fondamentale. Il faut commencer par se demander ce qu’on appelle neutralité. Est-ce le fait de s’abstenir de tout discours axiologique dans la salle de classe ? Si c’est bien cela, alors il sera compliqué de faire de la philosophie en cours, car c’est une discipline qui traite la question des valeurs, et même celle de la valeur des valeurs. Les perspectives évaluative et normative font partie intégrante de la discipline (il arrive qu’on considère que c’est ce qui la distingue des sciences humaines et sociales).
Si on prend acte de cela, alors la question à se poser, c’est plutôt : doit-on faire de la politique en classe (au sens de Jacques Rancière : contester un ordre établi au nom de l’égalité) ou doit-on faire la police (toujours au sens de Rancière : maintenir l’ordre établi) ? Il y a de grandes chances pour que, si l’on se considère « neutre » (ni pour, ni contre) vis-à-vis de cet ordre établi, en réalité, on le soutienne passivement, en ne le questionnant pas. Donc il ne faut pas se leurrer : si on critique l’ordre établi, il y a des valeurs en jeu ; si on le soutient, il y a des valeurs en jeu ; et si on se prétend neutre, il y a, encore et toujours, des valeurs en jeu. Nous sommes embarqué.e.s, comme dirait Pascal.
*L’EVARS pour éduquer au féminisme, en féministe ?*
Quand j’ai commencé mes recherches sur les éducations féministes, il y a plus de dix ans, j’avais pour hypothèse que l’éducation à la sexualité était probablement un point d’entrée privilégié pour aborder les questions de genre. Et quand j’ai étudié, dans ma thèse, les revendications des militantes féministes françaises de la première vague (aux alentours de 1900), j’ai constaté que la sexualité constituait l’un des rares sujets pour lesquels elles envisageaient qu’il fallait changer non seulement l’éducation des filles, mais aussi et surtout celle des garçons. L’éducation sexuelle était un cadre dans lequel elles parvenaient à penser que ce n’est pas seulement l’éducation des opprimées qui pose problème, mais également celle des oppresseurs. C’était donc un élément clef.
Toutefois, en se focalisant sur l’EVARS, le risque est de réduire les questions de genre à des questions de sexualité, comme le sens commun peut le faire, parfois en allant jusqu’à les confondre. On met alors de côté des enjeux sociaux massifs comme l’exploitation du travail domestique et du travail de /care/. La sociologue Christine Delphy le rappelle très bien : « Tout centrer sur la sexualité est une pente glissante, car on en arrive à céder facilement à l’idée que ce qui est central, c’est la sexualité et on en revient à une question individuelle, car le rapport sexuel est entre deux personnes [sic] ». Par ce biais, on est tenté.e.s de moraliser des individus, alors que le féminisme, c’est d’abord une politisation, comme le résume le fameux slogan « le personnel est politique ».
Propos recueillis par Djéhanne Gani, Le Café pédagogique, 2025-05-26.
(1) Vanina Mozziconacci, « Apprendre à philosopher en féministe ». Éditions La Dispute, avril 2025. ISBN : 9782843033476. Table des matières sur https://ladispute.fr/catalogue/apprendre-a-philosopher-en-feministe/
(2) EVARS : Éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité < https://www.education.gouv.fr/un-programme-ambitieux-eduquer-la-vie-affective-et-relationnelle-et-la-sexualite-416296 >
*Vanina Mozziconacci*
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