Édition du 22 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Le Chaudron grec (2)

Deuxième partie

New Left Review no 72, Novembre-décembre 2011,

Traduction, Alexandra Cyr

SOLUTIONS POLITIQUES

Quelles sont les conséquences de cette crise sur le paysage politique grec ? Les sondages démontrent un taux très élevé de manque de confiance de la population dans les partis politiques. Les deux tiers refusent de désigner une préférence. C’est une indication du phénomène de fragmentation politique qui s’était révélé en novembre 2010 lors des élections régionales et municipales. Le PASOK y avait perdu 9% d’appuis populaires par rapport aux élections précédentes en 2009 ; c’est une chute importante. De son côté, la gauche radicale a fait des gains notables ; le KKE est passé de 10% à 14% des votes exprimés dans la région de la capitale et en a obtenu 11% dans l’ensemble du pays. Mais le groupe néo nazi, (…) a fait presque autant en obtenant 5% des voix à Athènes. Les extrapolations tirées de ces sondages donnaient 20% des voix au PASOK, 30% à Démocratie nouvelle et entre 6 et 8% au LAOS, le parti d’extrême droite ; les partis à la gauche du PASOK, incluant Gauche démocratique enregistreraient plus de 30% du vote. Si ces calculs sont exacts, pas un seul parti n’obtiendrait de majorité [1].

De tels résultats sont une défaite majeure pour le PASOK qui a presque toujours récolté environ 40% du soutient populaire depuis 1980. Fondé au lendemain de la chute des Colonels en 1974, il est devenu le grand parti de masse que nous avons connu au cours des années quatre-vingt. Il avait des centaines de milliers de membres et il a réussi à construire une machine électorale qui jusqu’à récemment touchait l’ensemble de la société grecque. Il avait une base ouvrière importante, par exemple dans la ceinture industrielle du Pirée et dans les faubourgs ouest d’Athènes. Presque tous les syndicats, notamment ceux du secteur public y étaient affiliés lui garantissant le soutient d’une portion non négligeable du mouvement ouvrier. La bureaucratisation de ces syndicats et l’introduction de la corruption qui y est inhérente à certainement contribué à faire reculer les appuis au parti. Mais, au cours des années quatre-vingt-dix le PASOK a cessé d’être un parti politique de masses. Il s’est détaché petit à petit de sa base avec le moment culminant de l’introduction du modèle mis de l’avant par M. Simitis. Cela explique pourtant le peu de défections dans le parti, une seule petite faction s’étant retirée au cours des votes de multiples mesures d’austérité par le gouvernement de M. Papandréou. Mais le parti n’a cessé de perdre des appuis dans la population et il est dans une chute spectaculaire en ce moment.

Démocratie nouvelle n’est pas en bien meilleur état. Comme le PASOK, il était devenu un parti de masse au cours des années quatre-vingt. La petite bourgeoisie et une certaine droite rurale constituaient sa base. Il a réussi à la maintenir tout au long de la domination du PASOK. Une partie des syndicats lui accordait aussi son appui et le fait encore aujourd’hui à une échelle comparable à ceux donnés au KKE. M. Samaras a été élu chef de Démocratie nouvelle en 2009 par ses membres, à la grande surprise de tous. Issu d’une famille de la classe dominante il a fait ses études supérieures aux Etats-Unis en compagnie de M. Papandréou. Il a pris des positions nationalistes durant les débats sur la question macédonienne au début des années quatre-vingt-dix et tout au long de la crise actuelle il a toujours soulevé le problème de la souveraineté nationale. Malgré ses positions néo libérales et son assentiment à certaines des dispositions clé de l’entente avec la troïka comme les privatisations, les réformes structurelles du marché du travail, il n’a pas voté pour les mesures d’austérités et continue de s’opposer au programme de sauvetage présenté par l’Union européenne, au grand étonnement de la classe politique européenne. Cette posture en fait probablement la seule figure qui reste dans la classe politique grecque à défendre les traditions de la démocratie parlementaire représentative. Il semble que seules les pressions exercées par M. Sarkosy et Mme Merkel l’ont convaincu de soutenir le gouvernement d’union nationale. Il l’a fait en exigeant du gouvernement Papadémos une date précise pour les élections ce qui lui a été refusé. Dans son refus, M. Papadémos avait l’appui du PASOK et de la troïka.

Une gauche fragmentée

Depuis le début de la crise, la gauche radicale s’est trouvée dans une position paradoxale. D’un côté elle a encore amélioré sa position dans le paysage électoral ; elle a renforcé sa présence à un niveau qui était déjà très haut dans le contexte européen. Ses militantEs ont joué un rôle de premier plan dans les mobilisations populaires même s’ils n’ont pas réussi à élargir la base du parti dans le « mouvement des squares ». Il a aussi eu des difficultés à intervenir stratégiquement dans la situation politique ou à présenter des alternatives crédibles aux politiques barbares imposées, malgré une si forte opposition.

Deux facteurs pèsent de tout leur poids dans le contexte ; premièrement la profonde division, jusqu’à un risque de guerre civile, entre la gauche radicale et les deux partis dominants. Le KKE a continué à soutenir une position sectaire de type stalinienne qui détermine encore ses activités et a le soutien de sa base. Syriza, la coalition de la gauche radicale, un regroupement de dix partis et organisations dont principalement Synaspismos, a plaidé pour une approche unifiée. Mais ce fut un échec ; impossible d’établir de cohérence entre toutes ces factions. Elle s’en est donc tenue à soutenir l’unité par des déclarations minimales pour le rejet de l’austérité [2]. Suffisante pour unifier l’action, cette position ne s’est pas avérée à la hauteur pour servir d’alternative au pouvoir en place. À l’intérieur de Syriza et particulièrement pour Synaspismos, la majorité favorise une renégociation de la dette sans toutefois cesser les paiements. Les questions et objections des Européens, cette structure quasi coloniale et celles des antidémocrates sont minimisées et repoussées à un temps lointain quand le « mouvement social européen » aura pu changer tout le système européen.

Devant cette impasse, des éléments de Synaspismos, notamment son aile de gauche dirigée par Syriza et son porte-parole parlementaire Panagiotis Lafazanis, et d’autres membres de ce parti (…) sont en rupture avec le consensus des europhiles. Ils réclament une nouvelle négociation de la dette nationale du style de celle qu’a mis en place le Président Kirchner (en Argentine) qui comporte une cessation des paiements, une sortie de l’Euro et une nationalisation des banques. Ceci permettrait une dévaluation de la monnaie qui ouvrirait une porte de sortie à la logique de la « dévaluation interne » actuelle qui se fait par une dramatique réduction des coûts du travail et qui est imposée par les grands prêtres de l’austérité. Cette rupture avec les institutions européennes, sans sortie immédiate de l’Euro, est nécessaire pour relâcher l’emprise de la surveillance de la troïka et pour rétablir le fonctionnement démocratique.

L’économiste Costas Lapavitsas, basé à Londres et ses collègues, plaide fortement pour ce programme. Il est à l’ordre du jour par l’extrême gauche extra-parlementaire comme programme de base pour la lutte de rupture avec le capitalisme. Toutefois, malgré d’importants appuis et une audience à la hausse, le pôle anti-européen de la gauche radicale a du mal à se coordonner et à gagner en visibilité. La situation est moins productive au KKE. Ce parti est traditionnellement hostile à l’Union européenne et il a longtemps soutenu la sortie de la Grèce. Mais depuis le début de la crise de la dette il est plus prudent soutenant qu’aucun des problèmes du pays ne peut être résolu tant « que le pouvoir des monopoles capitalistes » n’aura pas été renversé et que le « pouvoir populaire » n’aura pas été installé, ( sous la direction du parti naturellement). Cette position de « gauche » lui permet de justifier son peu d’ardeur à mobiliser ses troupes, tant il ne veut aucune association avec la gauche unie. Il traite Syriza et Antarsya de « forces opportunistes » qui jouent le jeu de la bourgeoisie et de l’Union européenne.

En fait, la direction du KKE, comme celle de Syriza utilise un langage radical mais vide puisqu’ils ont toujours un œil sur les évolutions électorales. Ils semblent se contenter passivement d’être le réceptacle de la colère populaire, position qu’ils partagent étrangement derrière la polémique virulente qu’ils entretiennent. Dans les deux cas, quoique pour des raisons diamétralement opposées, ce qui est rejeté c’est l’idée de la construction d’alternatives temporaires pour faire face aux problèmes cruciaux soulevés par la crise : la dette, l’adhésion à l’Euro zone, le modèle économique, la nécessité de la reconstruction démocratique, la question de l’indépendance nationale et la relation avec l’Union européenne.
(…)

Cette approche routinière d’une situation extraordinaire dans tous les sens du mot, est pleine de risques. La formation du gouvernement Papadémos qui unit les classes dominantes grecques et européennes dans un front commun, est un test majeur pour la gauche de ce pays. Loin d’être une force marginale, emprisonnée dans un rôle de simple témoin, elle est investie d’une responsabilité historique. Il lui faut construire un front politique et social capable de se saisir du défi qui lui est présenté par un adversaire instable et d’autant plus dangereux. Sil elle échoue dans cette mission, se montrant incapable de modifier le statut-quo, elle pourrait bien être évacuée de la scène comme partout ailleurs où la « thérapie de choc » à déjà eu lieu.

Quelles sont les portes de sortie probables pour la Grèce ? De loin, c’est la faillite qui est la plus probable. Il semble bien que ce soit inévitable. Elle surviendra peut-être après l’implantation du sixième plan d’austérité. L’austérité va amener une nouvelle vague d’agitation sociale. Difficile de prédire qu’elle forme prendra cette révolte et quel sera son contenu politique. On peu toutefois dire qu’il y a peu de possibilité qu’elle ressemble à ce qui s’est passé en Russie avec la prise du pouvoir par Boris Yeltsin. La Grèce est une société moins atomisée que ne l’était l’ex-Union soviétique et le niveau de mobilisation populaire y est beaucoup plus élevé. Donc, la confrontation y sera plus forte : le pouvoir va tenter de se maintenir en place et contrôler une population désespérée. C’est alors que la possibilité d’une fuite-en-avant [3] autoritaire devient plausible. Déjà, l’extrême droite discute d’une modification de la loi électorale pour empêcher la gauche d’augmenter son poids dans le parlement. Elle parle de l’éminence de la transformation de la Grèce en un « Cuba de l’Europe ». L’exemple de l’Argentine est discuté en Grèce en ce moment, (…). Il existe surement un espace dans ce pays où un Kirchner pourrait s’installer. Peut-être venant de la marge du système politique, surtout si la gauche continue d’être paralysée. Même si la Grèce ne bénéficie pas de la base manufacturière d’exportation qui a permis à l’Argentine de se refaire économiquement, elle possède de nombreux avantages qui lui sont propres : une population extrêmement éduquée, une relative bonne infrastructure, un secteur touristique vigoureux, et son niveau de richesse global. Toutefois, il y a des différences déterminantes qui rendent difficile l’application d’un scénario de type argentin. Premièrement, le degré d’intégration politique et économique de la classe dirigeante grecque dans le projet européen. Ensuite, la crise de la dette grecque n’est qu’un élément de la crise systémique plus large qui frappe la zone Euro. Ce qui se passe à Athènes soulève des réactions immédiates dans d’autres gouvernements et sur les marchés boursiers ; beaucoup plus que ce ne fut le cas en Argentine.

L’actuelle situation de la Grèce n’a rien de commun avec tout ce que nous avons vu en Europe de l’ouest depuis la dernière guerre mondiale. Dans ces circonstances, il se peut bien que les Grecs-ques se retrouvent une fois de plus aux avant-postes de développements historiques. En 1821, ils ont été les premiers européens à se libérer (de l’Empire Ottoman) et à gagner leur indépendance ; en 1940 les Grecs disent « NON » à l’occupation fasciste italienne et en subissent des persécutions. La révolte contre la dictature militaire du début des années soixante-dix, a inspiré les peuples du sud de l’Europe et d’Amérique latine soumis à une oppression semblable. Peut-on penser que les Grecs-ques vont encore une fois alerter le monde ? La situation économique du pays, déjà terrible empire toujours [4]. Dans ces conditions, il est impensable qu’un gouvernement puisse imposer plus d’austérité à une population diminuée et se maintenir facilement.


[1Des sondages plus récents confirment ces données mais avec un taux d’abstention important. N.d.t

[2Ne pas confondre Synaspismos, la coalition de la gauche avec Syriza, la coalition plus large qui a été lancée en 2004 qui est le résultat de deux divisions du KKE en 1968 et 1991. (…) La plus part des autres composantes de Syriza, incluant les Maoïstes, les Trotskyistes et les « mouvementistes » sont à la gauche de la Synaspismos.

[3En Français dans le texte. N.d.t.

[4Pour une opinion à jour, cf, Fabio Liberti, directeur de recherche sur IRIS.fr N.d.t.

Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

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