Édition du 22 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Ce n’est pas notre Europe

Ce qui s’est passé la semaine dernière sur et entre les deux rives de l’Atlantique exprime plastiquement une accélération politique et historique ; des images et des déclarations vues et entendues par des centaines de millions de personnes photographient un nouveau monde et ouvrent une nouvelle phase historique. En réalité, ce nouveau monde était déjà présent depuis quelques années ; aujourd’hui, certaines hypocrisies qui le rendaient moins perceptible et le dissimulaient aux masses sont tombées ; il s’agit du choc entre les différents impérialismes, entre les puissances capitalistes dominantes et leurs conflits pour se partager le monde.

Tiré de Inprecor
9 avril 2025

Par Franco Turigliatto

Photothèque Rouge / JMB

La nouvelle phase historique et la loi du plus fort

La nouvelle phase historique se caractérise par de nombreux éléments : les crises multiples du système capitaliste, l’accélération de la crise environnementale, la course de plus en plus effrénée au profit, l’accaparement des ressources de la planète et des terres rares, une compétition économique encore plus forte qui ébranle les structures antérieures de la mondialisation, des guerres commerciales qui s’intensifient, et enfin la course effrénée au réarmement et à la multiplication des guerres. Sur le plan politique, les nationalismes et les idéologies réactionnaires et fascistes prolifèrent avec la croissance quasi exponentielle des forces politiques qui les représentent. Les droits de la planète à préserver un équilibre écologique, les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, les droits sociaux et démocratiques conquis par les classes populaires sont remis en cause ; l’état de droit international résultant des équilibres antérieurs entre les grandes puissances, nés après la Seconde Guerre mondiale, et ceux, encore plus précaires, nés de la disparition de l’Union soviétique, sont remis en cause. Il y a tant d’ennemis aujourd’hui ! Des puissants de la terre qui ne font que soutenir et pratiquer ouvertement la loi du plus fort.

S’il y a un mérite à reconnaître à Trump, c’est d’avoir ouvertement exposé les choix de domination de toutes les grandes forces capitalistes. Trump massacre et massacrera des couches sociales de plus en plus larges de la population américaine au profit de ses amis et acolytes super-riches ; Trump vise ouvertement un accord avec la Russie pour partager le monde, ce que souhaite en retour l’autocrate de Moscou ; il tente de mettre fin à la guerre en Ukraine parce qu’il pense qu’il devra en mener une plus importante dans l’Indo-Pacifique afin de maintenir l’hégémonie américaine ; entre-temps, il ramène chez lui (l’accord avec Zelensky est sur le point d’être signé) l’accaparement d’une grande partie des ressources de l’Ukraine.

Les alliés, petits et grands, ne sont que des vassaux qui doivent s’adapter par la ruse (chantage) à ses intérêts et à ses choix, y compris l’Union européenne, qui a été mise sur la touche et sur laquelle une partie des coûts économiques et militaires doit être rejetée afin de préserver les intérêts du capitalisme américain. En réalité, après l’affrontement dans le bureau ovale et les positions de propagande des dirigeants de l’UE, la situation évolue. Le Premier ministre britannique tisse la toile qui tient ensemble les négociations économiques et la recherche d’un accord entre les États-Unis et l’Europe dans lequel il y a aussi la question ukrainienne, à tel point qu’il a incité Zelensky à déclarer : «  Prêt à travailler pour la paix sous la direction du président des États-Unis ».

Ce sont les puissances impériales en difficulté ou en déclin qui montrent le plus ouvertement leur visage agressif. Lorsque Trump déclare « We will make America Great Again », il prend acte du déclin américain (notamment de l’énorme dette qui pèse sur les États-Unis) en proposant de réaffirmer l’hégémonie mondiale par de multiples moyens, comme l’a également montré le troublant discours de l’Union dans lequel a été réaffirmée la volonté d’annexer le Groenland et de reprendre le Panama.

La Russie, elle-même en grande difficulté après la disparition de l’URSS, s’est reconstruite en tant que puissance capitaliste sous le régime autocratique et réactionnaire de Poutine et a rapidement repris le contrôle par la force des zones qui configuraient l’empire tsariste à l’est ; puis elle s’est tournée vers l’ouest pour « garantir sa propre sécurité », cherchant une nouvelle partition avec les puissances occidentales et passant rapidement aux faits avec l’invasion brutale de l’Ukraine, niant le droit à l’existence et à l’autodétermination d’une nation et d’un peuple entiers.

Il a fait un mauvais calcul parce qu’il pensait arriver rapidement à Kiev avec l’effondrement de l’État ukrainien et qu’il s’est retrouvé face à une résistance populaire massive avec l’aide des armes occidentales. L’opération spéciale de Poutine s’est transformée en une guerre terrible et prolongée. Mais l’Europe capitaliste et les États-Unis de Biden ont également fait un mauvais calcul, ils pensaient que la guerre pouvait être gagnée et/ou qu’il était dans leur intérêt qu’elle se poursuive longtemps, afin d’épuiser la Russie et peut-être même que le régime de Poutine entre en crise.

L’Europe n’a jamais envisagé de rechercher une solution politique, si tant est qu’elle soit possible. La réalité a été bien différente des projets de Poutine et de ce qu’imaginent les gouvernements européens et nos talk-shows télévisés.

Après trois ans de guerre, on compte aujourd’hui un million de morts et de blessés de part et d’autre, des générations entières de jeunes des deux pays sont tombées au combat, des dizaines de milliers de civils ukrainiens sont morts sous les bombes russes, d’immenses territoires ont été détruits. Et la guerre ne peut qu’alimenter les pires nationalismes réactionnaires. C’est pourquoi il faut un cessez-le-feu.

En attendant, les dirigeants européens et américains, s’ils disent vouloir défendre les droits à la liberté du peuple ukrainien, utilisent en même temps le « deux poids, deux mesures » : ils soutiennent politiquement et aussi militairement les actions du gouvernement israélien, totalement complice du massacre du peuple palestinien et de la négation de tous ses droits. Encore une fois, Trump est celui qui expose le plus ouvertement les intérêts de toutes les puissances occidentales et du gouvernement sioniste, l’expulsion des Palestiniens de leurs terres, le renforcement du pouvoir néocolonial sioniste, fer de lance au Moyen-Orient.

Reconstruire une UE grande et armée jusqu’aux dents

L’UE montre aujourd’hui toutes ses limites, politiques, sociales et démocratiques. Les bourgeoisies européennes n’ont pas réussi à construire un État fédéral et une gouvernance politique centralisée correspondant à leur puissance économique (voir les reproches de Draghi), elles ont donc été conditionnées et prisonnières des choix des États-Unis, en payant très cher : Trump les menace maintenant de tarifs douaniers et a déjà obtenu que l’UE prenne en charge des dépenses militaires massives, en achetant encore plus d’armes aux fabricants américains.

Depuis plus de 20 ans, les élites européennes pratiquent des politiques d’austérité brutales qui ont progressivement démantelé l’État-providence, drastiquement dégradé les conditions de vie des classes populaires, et donc aussi favorisé le développement de forces réactionnaires et fascistes ; elles ont de plus en plus repris les politiques des partis de droite contre les migrants ; les forces d’extrême droite sont désormais intégrées dans la gouvernance politique européenne ; et sur le plan institutionnel, elles glissent vers des organes autoritaires et antidémocratiques.

Ils ont également pu le faire parce qu’ils ont vaincu les forces sociales et politiques qui, tout au long du XXe siècle, ont « forcé » les pays d’Europe à être un peu meilleurs que les autres pays du monde en termes de droits sociaux, civils et démocratiques : il s’agit des classes ouvrières. Ils ont déchiré le mouvement syndical qui était la colonne vertébrale de ce « compromis social ». Et ils ont pu le faire aussi parce que les directions sociales-démocrates et les bureaucraties syndicales se sont adaptées aux choix libéraux des bourgeoisies. Sans le rôle moteur et actif des classes laborieuses, il n’y a pas de véritable démocratie.

La rhétorique d’une Europe démocratique et progressiste est donc complètement fausse face à la réalité des faits.

Le drapeau de l’UE qu’aujourd’hui le courant libéraliste de la bourgeoisie exprimé par La Repubblica propose pour une manifestation nationale est un faux drapeau à l’ombre duquel les pires choix ont été faits ces dernières années, c’est le drapeau du capitalisme qui a produit la crise actuelle. Lire l’éditorial d’Il Manifesto à ce sujet ainsi que l’article de Marco Bersani.

L’Europe communautaire née après la Seconde Guerre mondiale pour mettre fin aux contrastes entre les capitalismes français et allemand, au nom d’une politique de paix et orientée vers une politique sociale-démocrate pendant l’âge d’or du capitalisme, a commencé à s’éroder dès les années 1980 avec les premiers choix libéraux, puis s’est renforcée au fil des ans jusqu’à la domination totale de l’austérité. Nous vous renvoyons à cet article de fond sur le chemin de l’unité européenne.

Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle étape avec le président de la Commission, mais c’est aussi l’option de Draghi, qui conçoit l’avenir de l’Europe à travers un gigantesque plan de rappel militaire. Non pas l’Europe de la justice sociale, des droits et des choix respectueux de l’environnement comme outils pour affronter l’avenir et les défis de la multi-crise mondiale, mais l’Europe de l’augmentation exponentielle des dépenses militaires qui seront chargées sur les épaules des classes laborieuses.

Nous sommes en train de faire revivre le slogan usé de l’empire romain : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », avec une référence au fascisme italien lorsqu’il est dit qu’il faut renoncer au « beurre » pour obtenir des « canons ».

Nous ne participerons donc en aucun cas à la manifestation ambiguë et bidon promue par La Repubblica, sous une bannière qui a été souillée par les pires choix.

Une autre Europe est possible et nécessaire

Nous sommes cependant plus que jamais pour l’unité de l’Europe, mais d’une autre Europe, différente de l’Europe capitaliste et impérialiste.

Cela n’est possible que par l’activité et l’unité des classes populaires du continent, la relance et la réorganisation du mouvement ouvrier pour défendre leurs droits et leurs conditions sociales, la répartition du travail existant, des salaires décents, une scolarisation et une santé financées de manière adéquate pour toutes et tous, l’imposition des riches et des nantis ; au centre des choix économiques et politiques, la vie des peuples et non les profits et les intérêts des entreprises et plus encore des conglomérats de guerre. C’est aussi la seule façon de vaincre les tendances réactionnaires et fascistes.

Et encore : des dépenses publiques pour garantir réellement une transition verte rapide, pour sauver l’environnement et lutter contre le réchauffement climatique, une politique de paix, au sens d’une action visant à garantir le droit à l’autodétermination de toutes les populations et aussi des différentes minorités, une forte offensive de masse en faveur d’une politique de désarmement. C’est peut-être précisément cela qui peut rendre plus difficile l’action des différents dirigeants impériaux, pour ouvrir des brèches sociales dans d’autres pays.

La perspective de construire une fédération d’États européens, c’est-à-dire les États unis d’Europe qui ont traversé le XXe siècle, doit être ravivée, elle doit constituer un projet alternatif, un objectif de classe, dans une perspective de société écosocialiste pour faire face aux terribles défis économiques, sociaux et environnementaux que pose cette époque.

Nous ne pensons pas que la solution et le contraste à l’impérialisme hégémonique américain peuvent venir des autres puissances capitalistes et impérialistes qui ne sont pas moins oppressives envers leurs peuples et à la recherche de nouveaux espaces économiques et géopolitiques que certains identifient faussement aux BRICS.

Plus que jamais nous pensons pouvoir partir des classes exploitées et opprimées, de leur organisation, du renforcement de leur conscience de classe, de leur unité au-delà des frontières en combattant tous les nationalismes réactionnaires et les doubles standards pratiqués par tous les puissants de la terre au gré de leurs alliances.

Nous pouvons ainsi résumer le cadre politique stratégique qui caractérise notre organisation, très différent de celui des autres forces de gauche, mais qui ne nous empêche certainement pas d’être présents dans toutes les manifestations sociales et politiques contre les politiques capitalistes, les forces fascistes et les politiques de guerre :

Contre la barbarie capitaliste qui détruit les personnes, les peuples et l’environnement.

Contre tous les impérialismes et toutes les formes d’oppression et d’exploitation.

Pour la fin de la guerre, de la course folle aux armements et de la spirale suicidaire du militarisme.

Pour le droit des peuples à l’autodétermination.

Aux côtés des classes laborieuses et des opprimés de tous les pays, pour soutenir leurs droits et leurs revendications économiques, sociales, environnementales et démocratiques,

Pour l’unité et la solidarité internationalistes des classes opprimées et exploitées afin de construire une alternative écosocialiste.

Publié le 5 mars 2025 par Sinistra Anticapitalista.
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