Édition du 17 juin 2025

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Europe

Serbie

Mouvement étudiant en Serbie : « soit on s’arrête, soit ce sera la guerre civile »

Depuis novembre 2024, les étudiants serbes mènent une révolte sans précédent contre le gouvernement corrompu de Vučić. Avec deux camarades belges de la Gauche Anticapitaliste, je suis allée à Belgrade à leur rencontre.

12 juin 2025 | tiré d’International View Point
https://internationalviewpoint.org/spip.php?article9039

Devant la Faculté de philosophie de Belgrade, une table et des chaises de camping sont installées. Une dizaine d’étudiants, emmitouflés dans des duvets, surveillent l’entrée. Sur la table, des sudokus et des paquets de cigarettes pour passer le temps. Les étudiants se relaient dès 8 h du matin pour garder la faculté, devenue à la fois dortoir et Assemblée populaire. Plusieurs fois par semaine, des cours y sont organisés, ouverts à toutes et tous. On y tient aussi des assemblées décisionnelles où se dessine l’avenir du mouvement. Les étudiants nous accueillent avec le sourire, prennent la parole tour à tour, puis tous en même temps. Ils nous disent être là depuis le jour 0, soit déjà six mois.

Petit rappel : le 29 novembre dernier, l’auvent de la gare de Novi Sad s’est effondré, causant la mort de 15 personnes (1). Les étudiants se sont rapidement mobilisés contre le régime autoritaire d’Aleksandar Vučić, accusé d’avoir attribué les travaux à des entreprises corrompues et incompétentes.(2) Dans un pays où il est difficile de critiquer le pouvoir en place, les étudiants ont réussi un tour de force : ils ont « dépolitisé » le mouvement, refusant d’en faire un combat partisan dans un pays profondément divisé. Cette stratégie leur a permis de rassembler au-delà des clivages idéologiques. Ils ont structuré leur mobilisation autour de quatre revendications simples :

 1. Publication de tous les documents relatifs à la reconstruction de la gare de Novi Sad, actuellement inaccessibles au public.

 2. Confirmation par les autorités compétentes de l’identité de toutes les personnes raisonnablement soupçonnées d’avoir agressé physiquement des étudiants et enseignants, et ouverture de poursuites pénales.

 3. Abandon des charges contre les étudiants arrêtés pendant les manifestations, et suspension de toutes les procédures judiciaires.

 4. Augmentation de 20 % du budget alloué à l’enseignement supérieur.

La réponse à ces revendications a été massive. Les étudiants ont réussi à rallier une large partie du pays, à l’aide de diverses techniques de mobilisation, comme les marches nationales pour contrer la propagande d’État. Le mouvement a atteint son apogée le 15 mars 2025, lorsque 400 000 personnes ont afflué vers la capitale.(3)

Mais que s’est-il passé depuis ? Pourquoi les médias ont-ils cessé de parler des Balkans ?

Le gouvernement joue la carte de l’usure face à une jeunesse épuisée

Face à cette contestation persistante, le gouvernement a rapidement réagi en jouant la montre et en utilisant le calendrier universitaire à son avantage. Fin mai, les examens approchent. Le gouvernement en profite pour exercer une pression supplémentaire sur les étudiants. Ces derniers ont pris leur décision : ils passeront les examens, en sachant qu’ils vont les rater. Ils ont choisi de sacrifier une année d’études pour l’avenir de leur pays.

En réponse à cet échec massif potentiel, le gouvernement serbe menace de privatiser les universités, sous prétexte que le secteur public ne garantit pas le succès des étudiants. Face à cette stratégie de l’échec, les rangs se clairsement : « au début, les gens venaient, maintenant on est à bout ». Bien qu’encore soutenu par une majorité de la population, le nombre d’activistes actifs diminue : « nous ne sommes pas assez nombreux, maintenant nos gardes vont de 8 h à 11 h ». De moins en moins d’entre eux viennent garder les barricades universitaires : « nous sommes les derniers soldats courageux », disent les irréductibles.

À la pression du gouvernement s’ajoute sa guerre psychologique : propagande, campagnes de discrédit, manœuvres déloyales. Les étudiants dénoncent le groupe « Studenti koji žele da studiraju » – littéralement « les étudiants qui veulent étudier » – mis en place par le pouvoir et installé devant le Parlement pour contrecarrer les manifestants.(4)

Malgré la fatigue et les stratégies politiques vicieuses, le mouvement résiste, notamment grâce à une structure horizontale bien rodée.

Un mouvement se revendiquant non hiérarchique, apolitique et non partisan

Les étudiants s’expriment à tour de rôle devant l’université, aucun ne se distingue particulièrement. Au début du mouvement, certains ont tenté de s’imposer, mais ont vite été écartés. Le mouvement ne reconnaît aucun leader. Dans les médias, on ne voit jamais les mêmes visages : « nous voulons mettre en avant les revendications, pas les personnes ». Il revendique une organisation totalement horizontale : « nous sommes contre la hiérarchie ». Ils se veulent également apolitiques et non partisans, afin de rassembler le plus largement possible et de déjouer les tentatives de récupération par l’opposition ou certains enseignants cherchant à obtenir des postes dans un éventuel gouvernement technocratique.

Mais en réalité, le mouvement est traversé de profondes divisions politiques

Derrière cette façade apolitique, une ligne idéologique plus affirmée se dessine. Des étudiants de la faculté de philosophie expliquent : « c’est un mouvement communiste par essence ». Ils défendent l’idée d’un Front social donnant le pouvoir au peuple : « que le peuple décide ». Le Front social n’existe pas encore formellement en Serbie, mais c’est une proposition politique issue du mouvement étudiant. Il vise à créer un large réseau horizontal rassemblant étudiants, travailleurs, agriculteurs et autres groupes sociaux, unis contre la corruption et l’autoritarisme du régime Vučić. Ce projet veut dépasser les clivages traditionnels, rejeter la manipulation partisane et promouvoir une démocratie directe et participative. (5)

La faculté de philosophie à laquelle appartiennent les étudiants rencontrés, ancrée à gauche, critique ouvertement d’autres établissements jugés trop conciliants avec les institutions libérales. Elle défend une ligne anti-européenne et souverainiste, convaincue que l’UE méprise la jeunesse serbe. À plusieurs reprises, l’UE est tenue pour responsable des bombardements de 1999 : « nous n’aimons pas l’UE »(6). À l’inverse, d’autres universités restent tournées vers Bruxelles et semblent attendre une réponse de l’Union européenne, souhaitant reproduire les sociétés libérales d’Europe occidentale. Mi-mai, une vingtaine d’étudiants ont couru 2000 km de Novi Sad à Bruxelles dans l’espoir d’une réponse des institutions européennes, qui soutiennent discrètement le gouvernement Vučić (7).

L’Europe et la France négocient-elles encore les droits humains et la démocratie ?

La France, ou la « grande démocratie européenne » qui vend des Rafale à un autocrate

Le 9 avril, Emmanuel Macron a reçu le président Vučić, sans un mot sur le mouvement étudiant ni sur la dérive autocratique du pays (8). Comment se fait-il que, face à un tel déni de démocratie, les pays européens détournent le regard ?

La complicité silencieuse de la France s’explique par des intérêts économiques et géopolitiques. Depuis sa réintégration dans les Balkans en 2019, la stratégie française privilégie la coopération sécuritaire et économique, au détriment des exigences démocratiques. Paris préfère ouvrir un marché à ses investisseurs plutôt que de lutter contre la corruption. En juillet 2023, Vučić a signé un contrat historique avec Macron : l’achat de 12 avions de chasse Rafale pour 3 milliards d’euros. Le président français a alors salué une « démonstration de l’esprit européen ».

Une somme colossale pour un pays où le salaire minimum ne dépasse pas 400 euros mensuels, mais qui renforce les liens militaro-industriels entre Paris et Belgrade. Et la France ne s’arrête pas là. Elle est impliquée dans plusieurs projets stratégiques en Serbie : Vinci exploite l’aéroport de Belgrade, Michelin a une usine de pneus à Pirot, et des discussions sont en cours pour construire des centrales nucléaires en partenariat avec EDF et Framatome.

Cette politique s’inscrit dans un cadre plus large appelé stabilocratie (9), c’est-à-dire le soutien tacite à des régimes autoritaires tant qu’ils garantissent une stabilité politique et un accès aux marchés. En privilégiant ses contrats à ses principes, la diplomatie française alimente un statu quo géopolitique qui renforce un régime autoritaire au détriment d’une société civile en lutte pour la démocratie.

L’Europe du marché, pas des peuples

Le silence français fait écho au silence européen. Le président serbe a même été publiquement félicité par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, saluant son « sens des responsabilités » et le « potentiel économique » du pays, sans un mot sur les atteintes à la démocratie ou la corruption. En 2023, sous prétexte de « transition écologique »(10), l’UE a relancé le projet minier très controversé de Rio Tinto, suspendu en 2022 grâce aux mobilisations écologistes. Un projet d’extraction de lithium destiné à l’industrie européenne, sans égard pour les écosystèmes locaux ni les populations concernées. La jeunesse serbe est sacrifiée sur l’autel de la transition « verte » européenne.

La même année, la Serbie a reçu la plus importante subvention européenne de son histoire : plus d’un demi-milliard d’euros pour la rénovation du corridor ferroviaire Belgrade-Niš.

La Serbie est aussi un point stratégique pour Bruxelles. Elle se trouve sur la route des Balkans et permet de sous-traiter le contrôle migratoire. La Serbie agit comme tampon et se permet des refoulements illégaux, des violences policières et le non-respect des droits humains (11). Ainsi, l’Europe garde les mains propres et Vučić, en jouant le rôle de gardien de la « forteresse », s’achète l’indulgence politique de Bruxelles. L’UE redoute aussi un basculement vers la Russie, partenaire économique et marché potentiel. Bien qu’elle soit candidate à l’adhésion, la Serbie refuse d’aligner ses sanctions sur celles de l’UE contre Moscou. Vučić joue habilement de cette position « non alignée », oscillant entre promesses d’intégration européenne et proximité assumée avec le Kremlin. Ce double jeu inquiète Bruxelles, qui craint que Belgrade devienne un cheval de Troie russe au cœur du continent.

Tous ces intérêts économiques et géostratégiques justifient que les dirigeants européens ferment les yeux sur un gouvernement illibéral et des pratiques autoritaires. On peut alors se demander : à quoi sert l’Union européenne si elle sacrifie sa jeunesse au nom du libre-échange, de la sécurité et des relations géopolitiques (12) ?

Et maintenant ? « Soit on s’arrête, soit ce sera la guerre civile »

La mobilisation s’essouffle (13). Vučić assure à ses partisans que « l’histoire est finie ». Lucides, les étudiants de la faculté de philosophie n’envisagent plus que deux issues : « soit on s’arrête, soit ce sera la guerre civile ». Ils insistent encore : leur objectif est avant tout de mobiliser les Serbes : « nous voulons mobiliser notre peuple ». Il ne s’agit pas seulement de changer le gouvernement, mais de changer de système.

À l’heure où les étudiants serbes nous rappellent que l’émancipation ne viendra ni des gouvernements ni des institutions, mais des peuples en lutte, nous pouvons nous demander : quel est notre rôle dans cette solidarité internationaliste qu’il reste à construire ?

5 juin 2025 –

Notes

1] Euronews, 30 December 2024 “Serbian prosecutors indict 13 over deadly canopy collapse that sparked mass protests”.

[2] For more context see “Serbian students cycle to Strasbourg, Macron prefers to receive the autocrat Vučić”, “Chronology of the struggle in Serbia”, “Student protests in Serbia : "The movement cannot afford to stop now"”, “Serbia’s Mass Protests Against a Crony-Capitalist Government”.

[3] BBC, 16 March 2025, “Serbia’s largest-ever rally sees 325,000 protest against government”.

[4] See Ćaciland Protest Camp.

[5] Contretemps, 25 February 2025 “Mouvement étudiant en Serbie : « Un État-providence, c’est ce dont notre pays a besoin »”, Cerises la Coopérative, 4 April 2025, “Serbie : un nouveau front étudiants-travailleurs”.

[6] Modern Diplomacy, 18 March 2025, “Remembering 1999 : How the NATO Bombing Shaped Serbian National Identity”.

[7] Brussels TImes, 13 May 2025, ‘From my village to Brussels’ : Serbian student protest reaches Belgium.

[8] Euronews, 10 April 2025 “President Vučić gets strategic support from France for Serbia’s ‘European destiny’”.

[9] Fondation Jean-Jaurès, 2 June 2022, “Sortir de la ‘stabilocratie’ : repenser l’approche française des Balkans occidentaux”.

[10] Reporterre, 13 May 2025, “En Serbie, la lutte contre le lithium alimente une révolte historique”.

[11] Amnesty International “Human rights in Serbia”.

[12] Fondation Jean-Jaurès, 20 January 2025 “En Serbie, une ultime bataille pour la démocratie fait rage dans l’indifférence de l’Europe”.

[13] RFI, 22 May 2025, “Serbie : malgré des résultats, les manifestations anti-Vucic perdent de leur ampleur”.

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