Édition du 17 juin 2025

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Médias

Grèce : une offensive inquiétante contre le pluralisme médiatique

En Grèce, le gouvernement Mitsotakis met en œuvre une stratégie de contrôle sur l’information dans un contexte de mécontentement public et de scandales. Des actions récentes, comme la fermeture d’Attica TV, la révocation de licence pour Dimokratia FM et l’encadrement des créateurs YouTube, soulèvent des questions sur le pluralisme médiatique et la liberté d’expression déjà limités dans le pays.

Tiré du blogue de l’auteur.

La démocratie hellénique semble aujourd’hui prise au piège d’une stratégie gouvernementale insidieuse, orchestrée pour museler toute voix dissonante au sein de son paysage médiatique. Sous l’égide du gouvernement de droite de Kyriakos Mitsotakis, au pouvoir depuis 2019, la Grèce assiste, non sans inquiétude, à une succession d’événements qui dessinent un plan délibéré visant à asseoir un contrôle hégémonique sur l’information. Cette offensive survient dans un climat de colère populaire exacerbée, alimenté par des scandales à répétition et l’indignation face à l’inaction du pouvoir.

Colère populaire et scandales à répétition

Le peuple grec, déjà exaspéré, a exprimé son "ras-le-bol" lors de manifestations d’une ampleur inédite, notamment en février dernier, avec des rassemblements massifs en Grèce et à l’étranger. Au cœur de cette colère, la tragédie ferroviaire de Tempe, qui a coûté la vie à 57 personnes en février 2023, incarne la perception d’une gouvernance clientéliste et opaque. La dissimulation et le déni de responsabilité face à ces défaillances des systèmes de sécurité ferroviaire sont perçus comme une insulte par les familles des victimes et une grande partie de la population. Cette défiance s’est aggravée avec l’éclatement du scandale du logiciel espion "Predator". En 2022 il a été révélé que le téléphone du leader de l’opposition socialiste, avait été mis sur écoute par les services secrets grecs, en parallèle d’une tentative d’infection par "Predator qui a visé des centaines d’autres personnes.

Ces révélations ont déjà causé des dommages électoraux au parti de la Nouvelle Démocratie au pouvoir. La corruption est toujours endémique dans le pays et le gouvernement Mitsotakis a mis en place, depuis 2019, un système de pouvoir clientéliste et centralisé, marginalisant les institutions indépendantes et la voix de la société civile. Par ailleurs, le creusement des inégalités produit par les politiques en faveur de l’oligarchie, l’alignement atlantiste absolu au niveau de la politique étrangère et la proximité affiché avec Trump et Netanyahu ne fait que renforcer le ressentiment de la majorité de la population. C’est dans ce contexte de colère populaire exacerbée et de déliquescence institutionnelle que s’intensifie l’offensive du gouvernement contre la liberté de la presse. En l’espace de seulement quinze jours, trois événements majeurs illustrent cette manœuvre visant à étouffer toute voix qui n’a pas accepté d’être corrompue et qui continue de lui faire face.

La fermeture d’Attica TV

L’épisode le plus révélateur est sans conteste la fermeture abrupte d’Attica TV. Cette chaîne, connue pour sa proximité avec l’opposition de centre gauche, a annoncé l’arrêt immédiat de ses opérations à ses quelque soixante-dix employés. La fréquence d’Attica TV appartenait à la municipalité d’Aspropyrgos et était exploitée par la société Media Time, liée aux hommes d’affaires Dimitris Bakos, Giannis Kaimenakis et Alexandros Exarchou. Alors que leur contrat de location courait jusqu’en septembre 2025, la décision fut prise d’y mettre fin prématurément, sous le prétexte d’un désaccord sur le renouvellement du bail. Il a été révélé que la proposition des propriétaires de réduire drastiquement le loyer mensuel, de 20 000 à 5 000 euros, était manifestement une manœuvre destinée à provoquer l’échec des négociations. Il est crucial de souligner que Messieurs Bakos, Kaimenakis et Exarchou, bien que moins médiatisés, jouissent d’un portefeuille d’investissements colossaux, se chiffrant en milliards d’euros, couvrant des secteurs aussi lucratifs que la construction, la banque et l’énergie, avec 132 entreprises recensées sous leur influence. Dans ce contexte, des pertes annuelles de l’ordre de 3 à 3,5 millions d’euros pour Attica TV étaient parfaitement gérables pour des entités de cette envergure. La cessation d’activité est donc perçue, non comme une nécessité économique, mais comme un désengagement politique calculé de l’opposition de centre-gauche, annonçant un "mauvais présage" pour la pluralité des médias grecs.

Le retrait de la licence de Dimokratia FM

Parallèlement à cette liquidation, une tentative flagrante de museler la station de radio "Dimokratia FM" a été mise en œuvre. Le groupe Filippakis, propriétaire des journaux "Dimokratia" et "Estia", avait entrepris de lancer cette nouvelle entité radiophonique sur la fréquence 102.7 FM. Le journal "Dimokratia" est connu pour son opposition très forte au gouvernement de Kyriakos Mitsotakis, incarnant la voix d’une droite populaire radicalement opposé à Mitsotakis. Cette fréquence appartenait légalement au parti d’extreme droite LAOS depuis 2010, et son examen de licence aurait dû avoir lieu il y a treize ans, après le départ de LAOS du Parlement en 2012. Étonnamment, c’est précisément à l’annonce du projet de "Dimokratia FM" que le gouvernement, par l’intermédiaire du vice-ministre auprès du Premier ministre, Pavlos Marinakis, a déposé une disposition parlementaire, le 6 juin, visant à révoquer cette licence. Cette manœuvre est clairement interprétée par les observateurs comme une machination gouvernementale dont le but ultime est la censure, cherchant à empêcher qu’une opinion dissidente n’atteigne un public plus vaste par les ondes radiophoniques.

Le contrôle de YouTube

Le bras de fer gouvernemental ne s’arrête pas aux médias traditionnels ; il s’étend désormais à la sphère numérique, particulièrement YouTube. Des dizaines de créateurs de contenu sur cette plateforme ont reçu un courriel du Conseil National de la Radio et de la Télévision (ESR), les contraignant à s’inscrire à son registre. Une telle injonction les place de facto sous la supervision de l’ESR. Le gouvernement est parfaitement conscient que des millions d’internautes grecs se sont tournés vers YouTube pour une information alternative, délaissant les bulletins des chaînes conventionnelles. La décision 1/2022 de l’ESR, qui fonde cette exigence d’enregistrement, est volontairement vague quant aux critères précis (nombre d’abonnés, fréquence de publication), mais elle affirme explicitement que la radio et la télévision sont soumises au contrôle direct de l’État. Cette imprécision confère à l’ESR le pouvoir d’imposer des amendes exorbitantes aux YouTubers pour leur contenu, constituant ainsi un outil de pression redoutable contre les chaînes d’opposition.

Ces initiatives, survenues en l’espace d’une quinzaine de jours seulement, ne sauraient être considérées comme des coïncidences isolées. Elles révèlent un plan gouvernemental visant à étouffer l’opposition médiatique. Cette stratégie s’inscrit dans un contexte plus large de détérioration de la liberté de la presse et de la confiance dans les médias en Grèce, un pays qui dégringole d’ailleurs dans les classements internationaux. La manipulation médiatique est déjà omniprésente, avec des médias largement subventionnés par le gouvernement qui soutiennent sans réserve ses politiques. L’ensemble de ces manœuvres — la suppression d’un média d’opposition traditionnel, l’obstruction à l’établissement d’une nouvelle radio critique, et l’assujettissement des plateformes numériques — ne sont pas de simples ajustements réglementaires. Elles constituent une escalade alarmante dans la tentative du gouvernement Mitsotakis de façonner un récit unique et de neutraliser toute contestation significative. Si Attica TV et Dimokratia FM à eux seuls ne suffiraient pas à garantir un troisième mandat à Mitsotakis, l’extension de ce contrôle au paysage numérique marque une étape cruciale. Cette dérive autoritaire pose de graves questions sur la santé de la démocratie grecque et la survie de la pluralité médiatique, laissant présager un avenir incertain pour la liberté d’expression dans le pays.

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N Smyrnaios

Enseignant-chercheur en sciences sociales, spécialiste d’économie politique du numérique et des médias.

https://blogs.mediapart.fr/n-smyrnaios

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