Édition du 3 décembre 2024

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Le Chili 2012 : le mouvement étudiant à la croisée des chemins

Le 17 janvier 2012, le nouveau président de la Fédération des Étudiant de l’Université Catholique (FEUC), Noam Titelman, a indiqué, lors d’une conférence de presse, que le mouvement étudiant se développera « avec beaucoup de force en 2012 » et « cherchera à s’unir à d’autres secteurs sociaux, dans une lutte contre le système d’éducation et le modèle de développement du pays » (elmostrador.pais, 17 janvier 2012).

Selon Gabriel Boric, président de la Fédération des Étudiants de l’Université du Chili (FECH), une des erreurs du mouvement « consista à ne pas apporter assez d’attention aux alliances avec des secteurs stratégiques ». La vice-présidente de la FECH – Camilla Vallejo, membre du PC – insista sur l’importance « d’unifier les différentes luttes qui ont un objectif commun ».

Gabriel Boric a mis l’accent sur la nécessité de ne « pas répéter exactement ce qu’on a fait en 2011. Nous devons inventer de nouvelles formes de mobilisation. Nous ne pouvons pas être au durant sept mois en grève. » Au cours de la seconde moitié du mois de mars 2012 se tiendra un vaste rassemblement ayant pour but de définir les objectifs et modalités d’action pour l’année à venir.

Un des axes revendicatifs nouveaux résidera dans la proposition d’une réforme du système d’imposition afin de financer une éducation publique et gratuite. Cette proposition fiscale – thème qui sera au centre des débats des partis politiques – fait aussi écho aux « critiques » émises par l’OCDE. Dans son dernier rapport, l’OCDE souligne que les impôts directs frappent avec violence les couches les moins favorisées de la population chilienne et que la « redistribution fiscale » est quasi inexistante. Pour qu’un organisme du néo-libéralisme l’affirme, cela doit être éblouissant. Mais, en même temps, ce genre de réforme comporte plus d’un piège politico-institutionnel pour un mouvement comme celui des étudiants.

Quant à un accord avec le gouvernement, Gabriel Boric indique que cela « est envisageable » seulement si ce dernier « manifeste une volonté de transformation de la nature même du modèle et ne se limite pas à réduire ses excès ».

L’article que nous publions ci-dessous, pour information, développe un bilan « critique » du mouvement et se veut comme indiquant des perspectives. Ces dernières mériteraient discussion de la part des protagonistes étudiants. Nous tenterons de les transmettre à nos lecteurs et lectrices. (Rédaction A l’Encontre)

L’année 2011 chilien a été caractérisée par une renaissance des mobilisations sociales. Un dénombrement partiel permet de considérer parmi les plus significatives les grèves et les mouvements de protestation à échelle régionale et communale de Magallanes, de Arica et de Calama ; les marches contre le méga-projet de HydroAysen, les manifestations en faveur des droits de la diversité sexuelle ; les grèves des travailleurs du cuivre (des entreprises d’État et privées) ; les grèves des employés du fisc ; les actions du peuple Mapuche pour la libération de ses prisonniers politiques, pour la récupération de leurs terres et pour la reconquête d’autres droits qui ont été violés ; les protestations des habitants de Dichato lésés par le tremblement de terre et le raz-de-marée de 2010, et surtout le grand mouvement pour l’éducation publique dirigé par les étudiants de tous les niveaux d’enseignement qui, pendant plus de six mois, a ébranlé le pays, suscitant de l’intérêt dans le monde entier.

C’est sans doute ce mouvement qui a eu le plus d’impact social, politique et culturel. Il n’a pas obtenu grand-chose ; en fait presque rien. En effet, comme il ne pouvait satisfaire les revendications des étudiant·e·s et de leurs alliés sans mettre en danger le modèle néolibéral tout entier, le gouvernement de Miguel Juan Sebastián Piñera n’a « accordé » que des réformes cosmétiques compatibles avec le modèle de l’« éducation de marché ». Mais le mouvement a eu beaucoup de succès en termes d’ancrage dans l’opinion publique de la préoccupation pour l’éducation publique en tant qu’une priorité nationale et de nécessité de remettre en question les principales caractéristiques du modèle en vigueur, tels que le profit, l’inégalité et le rôle uniquement subsidiaire de l’État.

Les diverses composantes du mouvement pour l’éducation publique – en particulier les étudiants – ont contribué de manière importante pendant l’année 2011 a délégitimer un des aspects du modèle néolibéral imposé par la dictature et consolidé par les gouvernements de la Concertation. Mais leur apport ne s’est pas limité au domaine de l’éducation. Il a également exprimé une critique implacable – et parfois destructrice – de la structure institutionnelle [issue de la dictature] et des pratiques politiques en vigueur dans le Chili post-dictatorial. Le caractère sous contrôle, « protégé » et de basse intensité de la démocratie néolibérale chilienne est apparu à maintes reprises dans toute sa nudité. La « classe politique », sans distinction de partis ni de blocs, a été soumise à la critique la plus incisive de ces dernières décennies et son niveau de désapprobation aux yeux des citoyens a atteint des taux records [1].

Malgré tout cela, les étudiants n’ont pas réussi à remporter les principaux points de leurs revendications. D’une part, il y a eu l’intransigeance du gouvernement qui a opté pour la répression, la manipulation médiatique, les pressions politiques et financières sur les établissements publics d’éducation. D’autre part, il y a eu aussi la fatigue et l’usure naturelle des étudiant·e·s, des enseignants et des fonctionnaires de l’éducation suite aux longs mois de grèves, d’occupations, d’assemblées et de manifestations. C’est ainsi que cette première période de mobilisations s’est terminée avec des résultats ambigus et des sentiments contrastés chez ses protagonistes.

Le « match nul » avec le gouvernement était prévisible dès le moment où il est devenu évident que d’autres acteurs sociaux ne viendraient pas prêter main-forte au mouvement pour l’éducation publique et que malgré les larges sympathies qu’il a suscité auprès des citoyens, il ne se traduirait pas par des mobilisations massives de travailleurs et encore moins par des grèves dans secteur productif. L’échec de la pseudo-grève décrétée par le sommet de la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT) à la fin août 2011 a été un indice clair que les étudiants ne réussiraient pas à obtenir des renforts nouveaux pendant cette nouvelle étape. La rupture des discussions entre les dirigeants étudiants et le gouvernement, quelques semaines plus tard, et la baisse graduelle de la participation aux manifestations après le recul des Fiestas Patrias [18 et 19 septembre, liées au processus de l’indépendance du début du XIXe siècle] annonçaient le reflux qui s’est concrétisé à partir d’octobre.

Le repli : un répit pour regrouper les forces

En vainquant les résistances de ses secteurs maximalistes qui proposaient une politique du « tout ou rien » et l’immolation devant l’intransigeance gouvernementale, le mouvement étudiant universitaire a commencé en novembre 2011 un repli qui a signifié la fin des grèves et des occupations afin de sauver l’année académique, d’éviter un effondrement de ses universités et de maintenir des bourses et d’autres bénéfices qui étaient menacés par les mesures du pouvoir exécutif. En décembre 2011, plusieurs institutions scolaires « emblématiques » ont opté pour une ligne analogue impliquant un répit, la recomposition de forces et la préparation en vue d’un nouveau cycle de mobilisations pour 2012.

Ces décisions n’ont été ni faciles ni unanimes. Des divisions sérieuses sont apparues parmi les étudiants, et entre ces derniers et les enseignants, ainsi qu’à l’intérieur des groupes et des classes concernées. Néanmoins les étudiants universitaires ont manifesté beaucoup de maturité pour résoudre leurs conflits internes. Ils ont procédé au renouvellement des directions de leurs principales fédérations dans un climat de « concurrence » régulée entre les différents courants politiques, en faisant appel à des normes et à des procédures indiscutablement démocratiques. La décision de poursuivre les mobilisations de manière unitaire a été proclamée par les dirigeants de tous les secteurs représentés dans les organisations estudiantines universitaires, indépendamment de leurs divergences.

Le contexte est plus complexe en ce qui concerne le secteur secondaire, puisque les divergences entre leurs propres représentants (comme la ACES – Assemblée de coordination des Lycéens du Chili – et la CONES – Coordination nationale des étudiants du secondaire) a donné l’impression qu’ils avaient été « abandonnés » par les universitaires. C’est ainsi que jusqu’au début de l’été 2011-2012 on a vu la persistance d’occupations dans quelques dizaines d’écoles du secondaire par des élèves qui n’ont d’autres perspectives que le fait de poursuivre leur action « jusqu’aux dernières conséquences » (c’est-à-dire l’expulsion par la police).

Des problèmes et des défis

Pour passer à une nouvelle phase de la lutte contre l’éducation telle qu’elle est envisagée par le marché, le mouvement étudiant a besoin de résoudre plusieurs problèmes fondamentaux.

Tout d’abord, il doit se doter d’un ensemble de revendications unifiées qui garantisse l’unité de toutes ses composantes et qui pourrait devenir la base pour un projet éducatif alternatif au modèle actuel et aux réformes superficielles proposées par le duopole hégémonique du pouvoir politique (Coalition au pouvoir et Concertation, formée par le PS et la Démocratie chrétienne).

Mais le mouvement doit, dans le même temps, surmonter les dangers qui le guettent aussi bien sur sa droite que sur sa « gauche ». Le mouvement étudiant doit préserver son indépendance face aux chants de sirène que la Concertation fera entendre pendant cette année électorale pour tenter de le mettre à sa remorque et pour capter le capital politique conquis pendant les mobilisations [2].

Cela, sans s’isoler ni prétendre à une construction chimérique de « pouvoir » en tournant le dos à la politique réelle ; dès lors, les étudiants devraient être capables de se donner leurs propres formes de représentation politique qui, en lien avec d’autres mouvements sociaux, leur permettraient de se projeter sur la scène nationale sans écarter les alliances avec des représentants politiques contestataires de l’actuel modèle d’économie et de société régnant au Chili. La convocation d’une Assemblée constituante pour procéder de manière démocratique – pour la première fois dans l’histoire du pays – à la refondation des bases du système institutionnel fournit un horizon politique commun pour unir les forces et les mouvements [3]. Les conditions existent pour travailler sérieusement dans cette perspective [4].

Mais les étudiants devront également faire un sérieux effort pour critiquer, pour isoler et pour neutraliser sur le plan politique ces tendances qui surgissent telles des excroissances « maximalistes » en leur propre sein. Les adorateurs de la violence aveugle, qui n’ont d’autre but que de se défouler comme réaction à leur propre impuissance à formuler des propositions et donner une orientation politique, doivent faire l’objet d’une critique sévère. La pyrotechnie « révolutionnaire » de petits groupes incapables d’assurer une direction au mouvement et de gagner légitimement une représentation dans leurs organisations naturelles et qui substituent à l’action collective les actes « héroïques » de minorités illuminées, doit être condamnée à cause de sa collusion objective avec les politiques du pouvoir.

Il faudra également que le mouvement étudiant surmonte ces visions du « tout ou rien », incapables de distinguer les étapes dans le développement d’un mouvement et des objectifs à court, moyen et long terme. Sans s’attribuer des rôles messianiques, le mouvement étudiant peut développer des actions pédagogiques de politisation en direction du reste de la société chilienne. En grande partie, c’est ce qu’il a déjà fait au cours des grandes mobilisations de l’année dernière.

D’où la prise de conscience citoyenne concernant la nécessité de changer le système éducatif injuste et catastrophique en vigueur dans le pays. Dans la nouvelle phase qui s’approche, les étudiants devront, aux côtés des enseignants et des travailleurs de l’éducation, approfondir la critique du modèle, proposer des solutions alternatives et établir de manière plus didactique le lien entre, d’une part, les maux de l’éducation et, d’autre part, le modèle économique néolibéral dans sa totalité et la démocratie sous tutelle et de basse intensité que subit la majorité de la population.

C’est en effet précisément dans ce lien que réside la possibilité de créer des alliances solidaires entre les mouvements sociaux sur la base de plateformes qui convergent dans leur opposition au néolibéralisme et autour de la revendication d’une démocratie pleine et sans entraves autoritaires. Seule la formation d’un large front de secteurs sociaux et politiques opposés au modèle néolibéral et partisans d’une démocratie politique et sociale effective peut fournir les forces supplémentaires qui permettront de renverser le système d’éducation soumis au marché, en gagnant également la bataille globale contre le néolibéralisme.

Mais pour pouvoir assumer ces tâches il sera nécessaire de surmonter certaines conceptions qui, de manière dispersée mais persistante, se sont diffusées pendant cette dernière période. Les principales et plus pernicieuses de ces idées pourraient être synthétisées dans les propositions suivantes : « Nous vivons dans une période pré-révolutionnaire, par conséquent notre politique doit être maximaliste et intransigeante. Les mouvements sociaux ne doivent pas participer au jeu politique institutionnel, ils doivent construire leur propre espace de pouvoir loin de l’État et si possible en lui tournant le dos, pour se concentrer dans le renforcement de leur identité et de leur mémoire et dans le développement de ressources propres. Les mouvements sociaux populaires (et dans ce cas étudiants), ils doivent seulement délibérer (en permanence), se mettre d’accord (consensus), imposer et ne pas transiger. Les partis politiques ne sont pas nécessaires – ni maintenant, ni plus tard – du moment que les « bases citoyennes » exercent leur souveraineté ».

Il serait absurde de nier que devant le discrédit de la politique « officielle » représentée par les partis insérés dans le jeu parlementaire de l’actuelle démocratie néolibérale, ce type de vues de l’esprit a trouvé un certain écho dans les secteurs étudiants.

Malgré sa rhétorique anti-système séductrice, ce discours dissimule des faiblesses et des incongruités qu’il est nécessaire de dévoiler pour éviter un désarmement idéologique et politique des mouvements sociaux contestataires, dont le mouvement étudiant. L’enfermement dans de chimériques « phalanstères », en cultivant une « mémoire populaire » immanente, en tissant patiemment le tissu de son micro « pouvoir », en tournant le dos aux médiations et aux conflits de la politique réellement existante, en ignorant l’État et les rapports de force entre les acteurs sociaux et politiques, est un mirage qui ne peut qu’entraîner des défaites et générer de l’impuissance chez ses partisans. Son seul horizon est la stérilité politique et la culture d’une éternelle rébellion incapable de se transformer en pouvoir effectif.

Pour éviter cette voie sans issue, tout en conservant leur autonomie, les mouvements sociaux peuvent et doivent s’ouvrir au jeu de la politique, en essayant de créer leurs propres outils politiques sous peine de se voir obligés de se retirer dans les terres arides de l’Utopie fondamentaliste ou de déléguer à d’autres la représentation de leurs intérêts.

Il est hautement probable que pendant cette année les mobilisations pour l’éducation publique vont prendre des formes différentes qu’en 2011. En tirant les leçons de l’expérience accumulée, plusieurs dirigeants étudiants ont estimé que la stratégie basée dans des grèves prolongées, des occupations d’établissements scolaires et des manifestations, bien qu’elle ait donné des fruits, avait aussi des limites. Elle ne constituera pas nécessairement la meilleure ligne d’action dans les mois à venir. Même si les marches et les manifestations publiques peuvent continuer d’être des moyens de pression efficaces, les longs mois de grèves (accompagnés ou non d’occupations d’établissements) ont fini par devenir inoffensifs lorsque le gouvernement a décidé de laisser les écoles municipalisées et les universités d’État « pourrir » suite à ces actions.

Pire encore, au bout de plusieurs mois les occupations et les grèves qui avaient servi à attirer l’attention de l’opinion publique ont commencé à devenir des éléments fonctionnels de la politique gouvernementale d’érosion des institutions publiques d’éducation. Les tactiques correspondent à des moments précis de la lutte, elles ne peuvent pas devenir des fétiches auxquels il faut s’agripper à tout prix. Le mouvement étudiant devra donc inventer d’autres formes de pression. Il a bien assez de créativité pour cela. (Traduction A l’Encontre)

Sergio Grez Toso, historien, coordinateur du doctorat en Histoire, Université du Chili.

Notes

1. Une brève analyse sur ces thèmes dans Sergio Grez Toso, « Un nuevo amanecer de los movimientos sociales en Chile », dans The Clinic, N° 409, Santiago, 1er septembre 2011.

2. Un bon signe dans ce sens a été donné par le nouveau Président de la Fédération des Etudiants de l’Université du Chili (FECH) qui a assuré que le mouvement étudiant ne sera pas le « commando jeune » de la probable candidature de Bachelet (Parti socialiste) à la présidence de la République.

3. Une révision historique des processus constituants dans Sergio Grez Toso, « La ausencia de un poder constituyente democrático en la historia de Chile », dans Varios autores, Asamblea Constituyente. Nueva Constitución, Santiago, éditions Aún Creemos en los Sueños, 2009, pages 35-58.

4. Définie avec justesse par Jaime Massardo comme étant celle d’un « nouveau Chili », une « deuxième République où nous pourrons tous vivre dans de meilleures conditions en forgeant un avenir construit par tous ». Jaime Massardo, « Lecciones del movimiento estudiantil. Nace una nueva forma de hacer política », dans Le Monde Diplomatique, édition chilienne, N° 121, Santiago, août 2011, page 11.

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