Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

Musique. En Asie, heavy metal, rap et punk résonnent contre les dictatures

En Thaïlande, en Malaisie, en Birmanie ou encore à Singapour, des musiciens portent haut l’héritage contestataire du rap, du punk et du heavy metal. Ils dénoncent dans leurs morceaux la répression politique et les discriminations sociales et raciales.

Tiré de Courrier international. Article publié à l’origine dans Nikkei Asia.

Plusieurs décennies après avoir provoqué l’indignation en Occident, le heavy metal, le punk et le hip-hop, des genres musicaux qualifiés d’antisystème à leur apparition, ne choquent aujourd’hui plus grand monde. Ces types de musique sont toujours liés à des milieux marginaux, mais leurs messages se sont aseptisés avec le temps et ont été absorbés par la culture dominante – du moins en Occident.

Malgré ce processus d’assimilation et de mercantilisation, le heavy metal, le punk et le hip-hop continuent de servir de chambre d’écho à la contestation, notamment en Asie du Sud-Est, une région abritant les régimes les plus autoritaires et les sociétés les plus corsetées de la planète, et qui a fait beaucoup d’efforts pour faire disparaître ces genres musicaux.

L’Indonésie, un cas singulier

Ces cultures alternatives ont débarqué dans la région au milieu des années 1980, et se sont développées dans les années 1990, où elles ont commencé à attirer l’attention des autorités.

À Singapour, la pratique du pogo a été interdite pendant dix ans dans les années 1990. En 2001, puis en 2005, le Premier ministre de Malaisie, Mahathir Mohamad, s’en était pris au black metal, envoyant la police dans les concerts pour arrêter les passionnés afin de mettre un terme à la montée de cette pratique jugée antisociale chez les jeunes. En décembre 2011, à Banda Aceh, capitale d’une province indonésienne qui pratique un islam rigoriste, la police avait arrêté un groupe de 64 punks et les avait humiliés en leur rasant la tête au nom d’une “rééducation” islamique.

Depuis, certains éléments du punk et du métal indonésiens se sont durablement installés. La naissance de mouvements musicaux musulmans comme le Punk Muslim et le One Finger Movement à Java, à la fin des années 1990, montre comment les musulmans indonésiens ont réinventé ces genres musicaux étrangers en fusionnant des valeurs fondamentalement occidentales avec la culture locale et les croyances religieuses.

En Thaïlande, contre le tabou royal

Ailleurs en Asie, les artistes de punk, de heavy metal et de rap sont retournés à la source et à l’objectif premier de leur musique : contester le pouvoir en place. Récemment, Defying Decay, un groupe de metalcore [un genre musical né aux États-Unis, mêlant punk hardcore et metal] installé à Bangkok, s’en est pris aux élites thaïlandaises avec la sortie en février 2022 du morceau The Law 112 : Secrecy and Renegades [“la loi 112 : secret et renégats”]. Il s’agit d’une charge politique contre la section 112 du Code pénal thaïlandais, qui punit d’une peine allant jusqu’à quinze ans de prison toute critique à l’encontre du roi ou de sa famille [une disposition utilisée pour des raisons politiques depuis le milieu des années 2000].

Voir la vidéo de Defying Decay.

Les appels à réformer la monarchie avaient résonné dans les rues de Thaïlande en 2020, lors de manifestations principalement organisées par les jeunes Thaïlandais contre la junte militaire au pouvoir, mais Defying Decay a été encore plus loin avec la sortie de ce titre, même si le texte reste métaphorique afin d’éviter les représailles.

En Birmanie, “Bella Ciao” revisité

Le pays voisin, la Birmanie, est secoué par des mouvements de contestations de grande ampleur, une répression féroce et une série d’assassinats depuis que les militaires ont arrêté la dirigeante Aung San Suu Kyi et pris le pouvoir, le 1er février 2021. Le groupe punk The Rebel Riot était aux côtés des centaines de milliers de personnes descendues dans les rues pour manifester.

Créé à Rangoon en 2007, au moment de la “révolution safran”, un mouvement mené par les moines contre la hausse brutale des prix de l’énergie et le régime en place, The Rebel Riot s’est joint à Cacerolazo (un collectif de punks de Rangoon qui dit “faire du bruit au nom de la démocratie, de la justice et des droits de l’homme”) pour enregistrer une version birmane de Bella Ciao à la fin de 2021.

Voir la vidéo de The Rebel Riot.

Chant antifasciste italien de la Seconde Guerre mondiale, Bella Ciao a été repris dans de nombreux pays en signe d’opposition aux dictatures. La version en langue birmane a été écrite en 2015 par Zin Lin, aujourd’hui en détention à Rangoon, la plus grande ville de Birmanie.

“C’est bien plus qu’une simple chanson, elle rend hommage à tous les antifascistes de Birmanie aujourd’hui, et prouve que la révolution n’est pas terminée”, écrit The Rebel Riot dans la description sur YouTube de leur vidéo, vue plus de 20 000 fois depuis sa sortie. Dans la vidéo, les membres du groupe dissimulent leur identité derrière des bandanas et des cagoules, et entrecoupent leur prestation frénétique d’images de manifestants défilant dans les rues birmanes.

En Malaisie, dénoncer l’hypocrisie

La Malaisie ne manque pas non plus d’artistes engagés, avec par exemple la chanson Turun Najib Turun [“Du balai, Najib, du balai”] de Dum Dum Tak, un groupe punk de Kuala Lumpur. Elle a pour thème les accusations de corruption portées contre Najib Razak, Premier ministre de Malaisie de 2009 à 2018. En 2021, un autre groupe de punk new wave de la capitale, Terrer, s’en était pris à l’hypocrisie religieuse des élites dans leur premier morceau, Hang Loklaq, dont le titre, dans le dialecte du Kedah, une région du nord-ouest du pays, désigne un comportement “bizarre” “ou “tordu”.

Voir la vidéo de Terrer.

Dans la vidéo de Hang Loklaq, les musiciens du groupe sont déguisés en femme et portent l’habit traditionnel des Malaisiennes, ainsi que le voile. Cette vidéo, tournée en octobre 2019, a été vue plus de 80 000 fois sur YouTube.

“Ce n’était pas évident d’écrire cette chanson et de faire ce clip”, reconnaît le chanteur de Terrer, Faiq Syazwan Kuhiri.

  • “Mais, dans le fond, cette vidéo ne se moque pas de la religion ou des croyants. La chanson dénonce ceux qui sont au pouvoir et qui instrumentalisent la religion et la foi pour servir des intérêts politiques et faire avancer leur carrière.”

Et Faiq d’ajouter qu’en tant qu’homme il ne sait rien de la réalité et des souffrances des femmes malaisiennes, qui “doivent parler en leur nom”. Mais, poursuit-il, “les gens, les hommes, les femmes, les binaires et les non-binaires devraient pouvoir s’exprimer en toute liberté sans avoir peur des représailles de l’État ou même de leur entourage”.

Rapper à Singapour contre le racisme

Cette liberté d’expression est également absente à Singapour, où un jeune rappeur de 29 ans d’origine indienne, Subhas Nair, doit être jugé pour incitation à la haine religieuse et raciale.

Subhas explique qu’il a commencé à rapper pour attirer l’attention sur ce qu’il appelle les citoyens de second zone à la “peau foncée”. La population de la cité-État est composée à 75 % de Chinois. Le chanteur dénonce ainsi des situations qu’il a vécues en grandissant dans une famille pauvre issue d’une minorité visible. L’artiste est également engagé auprès des travailleurs migrants en provenance du Bangladesh et d’Inde.

Les démêlés de Subhas avec la justice singapourienne ont commencé en juillet 2019, lorsque lui et sa sœur Preeti – une influenceuse et artiste hip-hop également connue sous le nom de Preetipls – ont diffusé sur les réseaux une vidéo de rap dénonçant le racisme. Leur vidéo dénonçait une publicité dans laquelle l’acteur singapourien d’origine chinoise Dennis Chew s’était grimé le visage pour jouer le rôle d’un Indien.

L’acteur s’est excusé et la vidéo a été retirée. Subhas a néanmoins été condamné à une peine probatoire de deux ans pour avoir attisé les tensions entre les Singapouriens d’ethnie chinoise et les minorités malaises et indiennes de l’île.

Sous la menace de la prison

Le rappeur ne s’est pourtant pas arrêté là. Il s’est exprimé sur les réseaux sociaux à plusieurs reprises : à la suite d’une vidéo de chrétiens chinois tenant des propos controversés à l’encontre d’une autre communauté et à la suite d’une rixe survenue en octobre 2020 dans un centre commercial, au cours de laquelle un Indien singapourien de 31 ans avait été tué. Subhas a également utilisé un dessin humoristique posté sur les réseaux à l’occasion de l’incident du centre commercial comme décor de scène, lors du lancement de son album Tabula Rasa en mars 2021.

Subhas a fini par être convoqué par la justice le 1er novembre 2021. Après avoir initialement accepté de plaider coupable pour deux des quatre chefs d’accusation retenus contre lui, il a changé d’avis en avril dernier et attend maintenant une nouvelle audience préliminaire. S’il est reconnu coupable de tous les chefs d’accusation, il pourrait passer jusqu’à trois ans en prison.

“Je ne me considère pas du tout comme un type intrépide ou courageux”, explique Subhas.

  • “Je pense que le hip-hop est vraiment un moyen d’explorer les différentes façons de dire ‘Fuck you’ et/ou ‘I love you’. Si je suis aussi tenace, c’est parce que je tire ma force de ma communauté. Nos vies sont intimement liées, et nos morts aussi.”

Marco Ferrarese

Marco Ferrarese

Journaliste pour Nikkei Asia.

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