Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Palestine : 50 ans d’occupation, 50 ans de lutte ouvrière

Malgré 30 ans de sa vie passés à travailler comme menuisier en Israël, et les 17 dernières années comme agriculteur dans la partie sud de la Cisjordanie occupée, Mohammad Issa Salah, âgé de 70 ans, a toujours du mal à joindre les deux bouts.

Tiré de Equal Times.

« Ici, le coût de la vie est comme en Europe, mais les salaires sont comme en Afrique, » déclare le vieux Palestinien du village d’Al-Khader à Equal Times, s’exprimant dans le peu d’anglais dont il se souvient de l’école.

La situation de ce vieillard est loin d’être une exception : avec un quart des Palestiniens vivant sous le seuil de pauvreté et un taux de chômage comparable, les Palestiniens luttent depuis des décennies pour assurer leur subsistance et faire valoir leurs droits dans le monde du travail.

Au cours des 50 dernières années, l’occupation israélienne de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza a eu un impact incontestable sur les conditions de travail des Palestiniens. Dans le même temps, les syndicats peinent à dépasser les clivages politiques pour faire avancer concrètement la protection des droits des travailleurs palestiniens.

« La terre n’est pas la seule chose qui est occupée ; c’est aussi le cas de l’économie palestinienne, » déclare Matthew Vickery, auteur d’« Employing the Enemy : The Story of Palestinian Labourers on Israeli Settlements ».

Les centaines de milliers de Palestiniens qui se sont retrouvés sous le contrôle de l’armée israélienne en 1967 sont rapidement devenus une source de main-d’œuvre ouvrière pour l’économie israélienne, accomplissant des tâches que peu d’Israéliens étaient disposés à faire, pour un coût beaucoup moins élevé et avec beaucoup moins de protections juridiques.

Entre-temps, la signature du Protocole sur les relations économiques, également connu sous le nom de Protocole de Paris, par Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1994 a renforcé la dépendance de l’économie palestinienne vis-à-vis d’Israël, écrit Vickery.

Le protocole imposait notamment l’utilisation de la devise israélienne dans le territoire occupé et plaçait de facto les importations et exportations palestiniennes sous contrôle israélien tout en permettant à Israël d’opposer son veto aux demandes de l’Autorité palestinienne jugées économiquement non avantageuses pour la puissance occupante.

Au cours de la Seconde Intifada (2000-2005), les autorités israéliennes limitèrent considérablement l’accès des travailleurs palestiniens à Israël.

Salah se souvient qu’il pouvait entrer directement en Israël avec une voiture portant une plaque palestinienne, toutefois les travailleurs doivent désormais demander des permis et passer des heures à traverser les postes de contrôle en marchant.

Raed, un ouvrier palestinien de la construction originaire de la région de Bethléem déclare à Equal Times, sous couvert de l’anonymat, qu’il a travaillé illégalement en Israël pendant plus d’une décennie, incapable de payer le prix d’un permis de travail, mais ayant désespérément besoin de gagner sa vie en raison du manque d’opportunités en Cisjordanie.

« Pendant plus de dix ans, j’ai toujours éprouvé un sentiment de peur, d’inquiétude et de stress au point d’en arriver à la dépression, » déclare Raed, se souvenant de l’anxiété ressentie en franchissant la Ligne verte en évitant de se faire prendre par l’armée ou encore lorsque, de temps à autre, il dormait sur les chantiers, dans la crainte des descentes policières.

Dans le même temps, quelque 36.000 Palestiniens travaillent dans des colonies israéliennes illégales ; un tabou pour beaucoup dans la société palestinienne, qui considère que ces travailleurs contribuent aux efforts de colonisation israéliens.

« Tous les ouvriers qui vont dans les colonies ont honte, » déclare Salah. « Mais beaucoup d’entre eux n’ont pas le choix. C’est soit travailler en Israël ou dans les colonies, soit mourir de faim ou se suicider. »

Lorsqu’on leur demande pourquoi ils travaillent en Israël plutôt qu’en Cisjordanie, Salah et Raed répondent tous deux qu’ils n’ont pas le choix au vu de la situation économique désastreuse qui prévaut dans le territoire palestinien.

Pendant le demi-siècle qu’il a passé sur le marché du travail, Salah dit ne jamais avoir eu de « rencontre » avec les syndicats. Son expérience reflète celle de nombreux travailleurs palestiniens. Un rapport publié en 2013 par l’Arab World for Research and Development (AWRAD) indique que 85 % des travailleurs n’ont pas été « exposés » aux syndicats et que 43 % ne font pas confiance aux syndicats palestiniens.

Un mouvement ouvrier affaibli

Même si les syndicats sont apparus pour la première fois en Palestine dans les années 1920, le mouvement fut sérieusement affaibli après la création de l’État d’Israël en 1948, car de nombreux dirigeants syndicaux ont dû s’exiler dans les pays voisins ou rester vivre en Cisjordanie sous l’autorité jordanienne qui réprimait les mouvements ouvriers.

Par ailleurs, depuis la guerre des Six Jours jusqu’à la Première Intifada, pendant les deux premières décennies et demie de l’occupation, Israël a réprimé les syndicalistes.

« À cette époque, nous travaillions de deux façons. Nous nous battions contre l’occupation et nous nous battions pour soutenir les travailleurs, » déclare à Equal Times Husain Foqahaa, membre du secrétariat national de la Fédération générale palestinienne des syndicats (PGFTU). « À de nombreuses reprises, nous avons organisé des manifestations contre l’occupation, nous avons aussi organisé des réunions et fait des annonces ; nous soutenions l’OLP. C’est pour ces raisons qu’ils nous arrêtaient. »

La création de l’Autorité palestinienne dans le sillage des Accords d’Oslo de 1993, suivie de la création de la PGFTU, qui est affiliée à la Confédération syndicale internationale (CSI), a représenté un moment d’espoir pour les défenseurs des droits des travailleurs. Les Palestiniens pouvaient enfin établir leurs propres lois du travail, au lieu d’être soumis simultanément à la domination ottomane, au mandat britannique et aux législations jordanienne, égyptienne et israélienne.

Cependant, alors que l’Autorité palestinienne promulguait une loi sur le travail en 2000, suivie d’une législation instaurant la sécurité sociale en 2003, des minima salariaux en 2012 et un système de retraite non étatique en 2014, Foqahaa admet que l’application de la loi est un énorme problème.

Foqahaa affirme que le salaire minimum — dérisoire à 1450 shekels (environ 414 USD ou 355 EUR) par mois alors que le seuil de pauvreté dans les territoires palestiniens occupés s’élève à 2293 shekels (655 USD ou 562 EUR) — et le droit du travail lui-même n’ont été appliqués que dans 50 % ou moins des cas.

L’Organisation internationale du travail (OIT) a indiqué en mai de cette année que « le cadre juridique ne garantit pas à lui seul le respect des droits des travailleurs dans la pratique, » ajoutant que « des services d’inspection du travail efficaces et un accès à la justice sans entrave sont nécessaires pour assurer le respect de la loi. »

Foqahaa affirme que l’absence de mécanismes permettant de sanctionner les employeurs qui violent les lois joue un rôle important dans la crise. L’OIT a indiqué que l’Autorité palestinienne disposait de 57 inspecteurs du travail officiels en 2017 ; un nombre dérisoire compte tenu des quelque 745.000 Palestiniens travaillant en Cisjordanie en dehors des colonies israéliennes, selon les données du Bureau central palestinien des statistiques.

Selon le rapport de l’AWRAD, 46 % des travailleurs palestiniens affirment ne pas connaître leurs droits. En outre, le taux de chômage de 27 %, qui atteint jusqu’à 41 % dans la bande de Gaza occupée, décourage également les travailleurs à s’affirmer sur leur lieu de travail. Les taux de chômage étant particulièrement élevés, les travailleurs savent qu’ils peuvent être congédiés et remplacés avec facilité s’ils osent s’exprimer.

« Le principal problème auquel nous sommes confrontés est que le gouvernement palestinien n’a pas de plan stratégique en matière sociale ou économique, » déclare Foqahaa.

Si le membre de la PGFTU reproche principalement à l’Autorité palestinienne de ne pas avoir fait des droits des travailleurs une priorité, il condamne les syndicats palestiniens pour ne pas avoir pris leurs responsabilités vis-à-vis des travailleurs palestiniens.

« Les travailleurs souffrent beaucoup à cause du gouvernement palestinien, du gouvernement israélien, des employeurs palestiniens, des employeurs israéliens, et personne ne s’occupe de leurs droits, pas même la PGFTU. J’ai honte parce que nous ne faisons pas notre possible pour soutenir les travailleurs. »

« Nous créons de nombreux comités, nous organisons beaucoup de réunions et d’ateliers, mais sur le terrain, rien n’est mis en œuvre, » ajoute Foqahaa.

Foqahaa estime que la forte influence des différents partis politiques sur les divers syndicats a eu pour effet de faire perdre de vue leur raison d’être aux fédérations ; dont font partie des organisations comme l’Union générale des travailleurs palestiniens, liée à l’OLP. Il soutient que chacune des cinq principales fédérations syndicales palestiniennes au niveau national est affiliée à des partis distincts, la PGFTU étant elle-même liée au Fatah, le parti au pouvoir de l’Autorité palestinienne dont la popularité ne cesse de diminuer.

« Nous n’avons pas le droit de nous réunir et de prendre des décisions sans les partis politiques, » déclare Foqahaa, ajoutant que les syndicats palestiniens doivent dépasser leurs clivages politiques pour plaider efficacement la cause des travailleurs.

Dans une déclaration à Equal Times, le ministère palestinien du Travail ignore les critiques formulées à l’encontre du gouvernement, affirmant que le droit du travail est appliqué « d’une manière acceptable ».

Par ailleurs, le ministère décrit la relation entre l’Autorité palestinienne et les syndicats comme étant tout simplement une « relation d’intégration et de partenariat » pour établir de nouvelles lois régissant les conditions de travail en Cisjordanie.

Mais dans son village d’Al-Khader, Salah se dit pessimiste pour l’avenir tant que les autorités palestiniennes resteront indifférentes au sort de la classe ouvrière palestinienne.

« Quelle solution ? Il n’y a pas de solution, » déclare le vieil homme. « Pour les travailleurs, il n’y a pas de choix facile. »

Cet article a été traduit de l’anglais.

Chloé Benoist

Auteure associée au site Equal Times.

https://www.equaltimes.org/

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