Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

Réinventons l’internationalisme (2/4)

La faillite d’un « anti-impérialisme à sens unique

Certains, à gauche, ont toujours du mal à compter jusqu’à deux

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/03/23/pierre-dardot-et-christian-laval-reinventons-linternationalisme/

La faillite d’un « anti-impérialisme à sens unique

Certains, à gauche, ont toujours du mal à compter jusqu’à deux. Avoir deux ennemis et pas un seul, lutter sur deux fronts et pas sur un seul, n’est évidemment pas confortable. Il est tellement moins difficile pour l’esprit de ne pouvoir compter que sur le bon, le seul, l’unique Ennemi. Le simplisme politique, né de vieilles habitudes, d’ignorances, d’amnésies, et de beaucoup de paresse, ronge une partie de la gauche radicale jusqu’à l’indignité. Pas toute heureusement. Balibar vient de rappeler que face à l’invasion russe de l’Ukraine, « le pacifisme n’est pas une option » et que « l’impératif immédiat, c’est d’aider les Ukrainiens à résister. Ne rejouons pas la “non-intervention” ».

Mais élargissons le propos : ce n’est pas seulement le pacifisme qui est entièrement récusable quand un pays est envahi par un autre au mépris de toutes les règles du droit international. C’est d’abord le « campisme » qui n’est en aucun cas une option. Qu’est-ce que le campisme ? C’est la bêtise politique aux effets les plus sinistres qui consiste à penser qu’il n’y a qu’un seul Ennemi. On le définira comme un antiimpérialisme à sens unique. De l’unicité de l’Ennemi découle la conséquence imparable suivante : ceux qui s’opposent à l’Ennemi ont droit sinon aux bénédictions, du moins aux excuses, selon le principe que les ennemis de l’Ennemi sont, sinon des amis, du moins des « alliés objectifs » dans un juste combat.

Presque tout le vingtième siècle a été marqué par ce tragique jeu de miroir. Les partisans du système capitaliste fermaient les yeux sur les dictatures les plus criminelles, les encourageaient et les soutenaient au nom de la défense de la civilisation occidentale contre le communisme, quand une partie de la gauche ne voulait rien savoir de la terrible réalité du « communisme » soviétique ou chinois, pas plus qu’elle n’était trop regardante sur la nature des régimes « postcoloniaux ». Le campisme de gauche postule que les peuples n’ont pour seul ennemi que le « capitalisme », « l’impérialisme américain », « l’Occident », le « néolibéralisme », voire « l’Union européenne », selon les cas et les différentes désignations en usage. Heureusement, au siècle dernier, il y eut toujours des mouvements et des intellectuels qui surent résister à la stupidité politique et sauver l’honneur de la gauche en dénonçant tous les ennemis de la démocratie et des libertés, sans aucune « relativisation des responsabilités ». Dans le mouvement révolutionnaire, les courants trotskystes et libertaires, et bien d’autres mouvements comme Socialisme ou Barbarie, ont ainsi courageusement tenu le double front anticapitaliste et antistalinien.

On aurait pu espérer être définitivement immunisé contre cette bêtise avec l’effondrement du « bloc soviétique » et la crise de « l’hégémonie américaine », on aurait pu croire qu’aucune oppression, qu’aucune violation des droits de l’homme, qu’aucune transgression du droit international, qu’aucun coup de force, qu’il soit d’Ouest ou d’Est, du Nord ou du Sud, ne pourrait plus se justifier une fois finie la guerre froide. On se trompait. Les mauvaises habitudes paresseuses, à l’évidence ont perduré, même si elles se révèlent un peu honteuses à l’occasion de la guerre d’invasion menée par Poutine.

Le campisme de gauche consiste à lire aujourd’hui dans cette guerre un affrontement entre une Russie humiliée, encerclée et menacée et un Occident arrogant, conquérant, agressif : l’Ukraine ne serait au fond qu’un champ de bataille entre l’Ennemi impérialiste qui veut s’étendre infiniment et la Russie, pays agressé et que l’on a trompé par de fausses promesses en 1990. Et même si l’on reconnaît à ce dernier quelque velléité impériale, pas toujours d’ailleurs, ce ne serait qu’un impérialisme de seconde zone, affaibli, qui ne saurait faire le poids en face de l’Ennemi. S’il s’agit bien d’une guerre entre les Etats-Unis et la Russie, si la cause des Ukrainiens est à ce point « instrumentalisée » par l’Occident impérialiste, comment pourrait-on alors livrer des armes aux Ukrainiens, les aider à se battre ? Certes, s’il est bien difficile de se ranger franchement derrière Poutine, grand soutien de toutes les extrêmes-droites du monde, ne devrait-on pas au moins rester « non-alignés », « neutres », voire « altermondialistes », comme certains le proposent à l’instar de Jean-Luc Mélenchon en France ? Disons-le : cette posture ne fait que témoigner d’une complaisance inadmissible à l’endroit du fascisme néostalinien de Poutine, et plus fondamentalement, d’une méconnaissance complète de la nature totalitaire et criminelle de ce pouvoir qui n’a eu de cesse de détruire l’opposition interne, jusqu’à l’élimination physique de journalistes et de militants, de persécuter la société tout entière, et d’exporter en Tchétchénie, en Syrie, et plus récemment en Biélorussie et au Kazakhstan, sa haine armée contre tous les désirs de démocratie des peuples. C’est oublier aussi toutes les provocations et les passages à l’acte de Poutine visant à restaurer l’empire russe au nom d’une mystique nationaliste à la sinistre logique.

Le soutien de la gauche radicale à la résistance ukrainienne devrait donc aller de soi, comme d’ailleurs le soutien à l’égard de la cause palestinienne et de bien d’autres dans le monde. Non seulement il faut exiger le retrait des forces d’invasion, mais aussi réclamer l’envoi d’armes aux résistants ukrainiens et, pour la suite, offrir toutes les garanties de protection du territoire ukrainien dans ses frontières d’avant l’annexion de la Crimée et la sécession orchestrée par la Russie des pseudo-républiques du Donbass.

Le campisme de gauche croit volontiers qu’un crime en annule un autre, qu’une violation du droit international en justifie un autre, que les victimes se compensent. On s’accordera aisément sur le fait que l’Occident n’a rien de vertueux et que son hypocrisie est même incommensurable. Les interventions américaines et occidentales depuis le 11 septembre 2001 (« la guerre contre le terrorisme ») ne se sont pas embarrassés de légalité et ont entraîné des tragédies qui durent encore, notamment en Irak et en Libye, sans parler de la défense obstinée des politiques israéliennes de colonisation des Territoires occupés ! Comment se revendiquer du droit international quand on protège sa violation permanente comme le font les Etats-Unis par leur veto au Conseil de sécurité ? Le combat contre cet impérialisme américain et occidental se justifie pleinement. Il doit même s’élargir à toutes les formes de domination économique, financière et idéologique, et pas seulement aux interventions militaires. Tel était d’ailleurs il y a peu le sens de l’altermondialisme. Mais la domination du capitalisme occidental ne doit pas faire oublier qu’il existe d’autres formes de domination et d’oppression, notamment religieuses, et d’autres idéologies extrêmement dangereuses, comme le nationalisme « impérial » du pouvoir en Russie. Il faut s’y faire, l’Occident n’est pas le seul obstacle à la démocratie et à la justice sociale et nous avons plus d’un ennemi. L’internationaliste conséquent le sait, le campiste l’ignore.

La négation du droit des peuples à la démocratie

L’un des pires aspects de cette attitude est de ne faire aucun cas des aspirations populaires des Ukrainiens, mais aussi, pour remonter plus loin, des grands mouvements démocratiques en Ukraine, en Biélorussie, en Géorgie, au Kazakhstan. Les peuples en question sont réduits à des pions qui n’existent pas vraiment dans ce grand schéma historique abstrait dont le seul acteur véritable est l’Ennemi qui veut étendre sa domination mondiale. Il ne vient pas même pas à l’esprit du campiste de gauche que l’adhésion à l’OTAN de nombreux pays longtemps restés sous la coupe de l’URSS après 1945 était pour eux, faute de mieux, un gage de sécurité après toutes les agressions, annexions ou dépeçages qu’ils avaient subis dans leur histoire. Bien sûr, le réel est « toujours plus complexe », comme le répètent les « non-alignés », mais précisément ils devraient en tirer la leçon : les peuples disposent de leur autonomie, ils ne sont pas les marionnettes des grandes puissances. La pire faute politique du campisme est de considérer que les peuples ne sont rien, que tout se joue en haut. Ainsi le terrorisme islamiste aurait été dès le début à l’œuvre dans la révolution populaire syrienne de 2011. Ainsi les « révolutions de couleur », mobilisations populaires dans l’espace post-soviétique qui ont participé à partir des années 2000 au grand mouvement d’émancipation démocratique aux quatre coins du monde, n’auraient été que des formes déguisées de l’impérialisme américain. Ainsi l’occupation de la place Maidan en 2014, qui fait partie du grand cycle du mouvement d’occupation des places, aurait porté la marque des « néo-nazis ».

De ce schéma découle une « relativisation des responsabilités ». Le théoricien de l’altermondialisme et de la « gauche globale », autrefois mieux inspiré, Boaventura de Souza Santos, affirme ainsi sans sourciller que « la démocratie n’est qu’une façade (pantalla) des Etats-Unis » et compare le « coup d’État de 2014 » en Ukraine au golpe qui a renversé Dilma Roussef en 2016 au Brésil. Dans l’un et l’autre cas, il n’y aurait qu’une seule et même tentative d’étendre la sphère d’intérêts des États-Unis : « La politique de changement de régime ne vise pas à créer des démocraties, mais uniquement des gouvernements fidèles aux intérêts des États-Unis ». On ne peut mieux nier la subjectivité démocratique des peuples, réduite à des jouets dans la main de l’impérialisme américain (1). C’est oublier en outre que les multinationales américaines et européennes n’ont jamais autant prospéré que dans le régime mafieux et ultra répressif de Russie qui leur assurait une paix sociale absolue. En réalité, cet auteur ne fait que répéter la vieille doxa du vingtième siècle, comme si la Russie ou la Chine représentait une alternative « progressiste » au capitalisme occidental qu’il faudrait « ménager » parce qu’elle lui ferait contrepoids. En réalité, ces pays offrent des versions parmi les plus monstrueuses du capitalisme en ce qu’elles associent la pire des dictatures politiques sur la population et l’exploitation à outrance des richesses en faveur d’une toute petite classe de prédateurs ultrariches.

Le campisme de gauche ou « l’anti-impérialisme des idiots »

Certaines protestations contre les « guerres impériales » sont à sens unique : elles dénoncent volontiers les attaques américaines, israéliennes ou européennes, mais oublient systématiquement les bombardements russes ou iraniens sur les populations civiles en Syrie qui ont fait beaucoup plus de victimes civiles que les premières.

C’est ce qu’expliquait dès 2018 Leila Al-Shami dans un texte puissant intitulé « L’anti-impérialisme des idiots » (2), désignant par là la coalition Hands off Syria qui, dans ses proclamations et manifestations, ne disait pas un mot des massacres commis par les Russes et les Iraniens venus écraser la révolte démocratique et défendre le régime de Bachar El Assad : « Aveugle à la guerre sociale se jouant au sein de la Syrie elle-même, ce type de vision considère le peuple syrien, quand il est pris en compte, comme un pion négligeable dans une partie d’échec géopolitique. » C’est ce type d’anti-impérialisme à sens unique qu’ont dénoncé les auteurs d’une lettre ouverte, dont de nombreux Syriens :

« Depuis le début du soulèvement syrien il y a dix ans, et surtout depuis que la Russie est intervenue en Syrie au profit de Bachar el-Assad, on a assisté à une évolution aussi curieuse que sinistre : l’apparition d’allégeances pro-Assad au nom de l’« anti-impérialisme » chez certains qui, par ailleurs, se caractérisent généralement comme progressistes ou « de gauche », et la propagation en conséquence de désinformations manipulatrices qui détournent régulièrement l’attention des sévices bien documentés d’Assad et de ses alliés. […] Celles et ceux qui ne partagent pas leur point de vue péremptoire sont fréquemment (et faussement) qualifiés d’« exaltés du changement de régime » ou d’idiots utiles des intérêts politiques occidentaux. […] Tous les mouvements en faveur de la démocratie et de la dignité qui vont à l’encontre des intérêts de l’État russe ou chinois sont régulièrement dépeints comme le produit de l’ingérence occidentale : aucun de ces mouvements n’est considéré comme autochtone, aucun n’est à l’image de décennies de lutte nationale indépendante contre une dictature brutale (comme en Syrie) ; et aucun ne représente réellement les aspirations des gens qui réclament le droit de vivre dans la dignité plutôt que dans l’oppression et les sévices. En fait, ce qui unit ces courants dits anti-impérialistes est le refus d’affronter les crimes du régime d’Assad, ou même de reconnaître qu’un soulèvement populaire contre Assad a eu lieu et a été brutalement réprimé. » Les auteurs du texte terminent par ces mots qui devraient faire réfléchir même les plus idiots :« Ceux et celles d’entre nous qui se sont directement opposés au régime d’Assad, souvent en payant un prix très lourd, ne l’ont pas fait à cause d’un complot impérialiste occidental, mais parce que des décennies de sévices, de brutalité et de corruption étaient et restent intolérables. » (3)

Ce qui s’est passé pour la Syrie se reproduit pour l’Ukraine. C’est bien ce qui inquiète des militants de gauche ukrainiens qui appellent depuis le début de l’invasion la gauche du reste du monde à rompre avec le « regard américano-centré ». Auteur d’une remarquable « Lettre à la gauche occidentale » (4), le chercheur ukrainien Volodymyr Artiukh explique que, hors du monde post-soviétique, la gauche n’a pas pris la mesure des nouvelles conditions historiques marquées par la stratégie propre de la Russie, laquelle n’a rien à voir avec les outils d’hégémonie américaine et plus largement occidentale, du soft power et de l’investissement économique : « Malgré ce que nombre d’entre vous prétendent, la Russie n’est pas dans la réaction, l’adaptation ou les concessions, elle a regagné sa capacité d’action et est en mesure de façonner le monde qui l’entoure. […] La Russie est devenue un agent autonome, ses actions sont déterminées par sa propre dynamique politique interne, et les conséquences de ses actions sont désormais contraires aux intérêts occidentaux. La Russie façonne le monde qui l’entoure, impose ses propres règles comme le faisaient les États-Unis, mais par d’autres moyens. » Selon lui, il faut cesser de raisonner comme si la Russie ne faisait que répondre à l’humiliation qui lui a été infligée à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique et comprendre que c’est maintenant l’Occident et l’Europe qui sont dans une posture « réactive ». Il ajoute : « Les explications centrées sur les États-Unis sont donc dépassées. J’ai lu tout ce qui a été écrit et dit à gauche sur l’escalade du conflit de l’année dernière entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine. La plupart de ces écrits étaient terriblement erronés, pires que les lectures dominantes. Leur pouvoir de prédiction était nul. »

De fait, l’unilatéralisme de la dénonciation atteint un sommet dans un article de Tariq Ali dans la New Left Review, revue de référence de la gauche occidentale. Le 16 février, soit 8 jours avant l’invasion, il se moque des rumeurs d’une prétendue attaque massive de la Russie en Ukraine et met en cause de façon exclusive, sans aucun effort d’analyse du régime poutinien, les fauteurs de guerre américains. Il prétend que l’Ukraine, qui ne serait jamais que « Natoland », n’a pas besoin de soutien mais qu’elle doit commencer par montrer à Poutine le « respect » qu’il mérite, n’hésitant pas à reprendre à son compte les propos d’un amiral allemand. La gauche occidentale devrait donc se remobiliser contre la guerre américaine qui est la principale menace, comme elle a su le faire contre les interventions américaines en Syrie : « Stop the War n’est pas un parti politique. Il compte des partisans conservateurs, ainsi que de nombreux partisans de l’indépendance de l’Écosse. Son objectif est d’arrêter les guerres menées par les États-Unis ou l’OTAN, quel qu’en soit le prétexte. Les politiciens et les marchands d’armes qui soutiennent ces guerres ne le font pas pour renforcer la démocratie, mais pour servir les intérêts hégémoniques de la plus grande puissance impériale du monde. Stop the War et bien d’autres poursuivront la tâche de s’y opposer malgré les menaces, les calomnies ou les flagorneries » (5).

Ce texte est un condensé de ce qu’il y a de pire dans le discours « antiguerre » de la gauche occidentale. Il n’y a que l’OTAN, rien que l’OTAN, qui vise la domination du monde et cherche la guerre pour faire des profits et agrandir son espace d’influence. En conséquence, le comportement de Poutine ne serait qu’un contre-effet de l’OTAN, il n’aurait pas d’existence en propre, pas plus que son régime. C’est cet aveuglement qui a suscité la colère de l’historien Taras Bilous, un militant de l’organisation ukrainienne Social Movement et éditeur de la revue Commons. Jamais ou presque, explique-t-il, cette gauche occidentale si prompte à faire valoir les « besoins de sécurité » de la puissance nucléaire russe n’a rappelé ces mêmes besoins de l’Ukraine qui a abandonné son stock nucléaire contre la garantie de l’inviolabilité de ses frontières en1994, principe que Poutine a brisé en 2014. (6)

La réalité de l’impérialisme russe

Tenir enfin compte de cet impérialisme russe et étudier de près ses méthodes et ses intentions spécifiques, ce n’est pas inverser la bêtise campiste et en faire le seul Ennemi, mais c’est assurément affirmer que toute analyse qui ne le prendrait pas au sérieux se disqualifie d’elle-même.

Pour la gauche, cet aveuglement est d’autant plus coupable que cet impérialisme vise non seulement à s’étendre sur ses marges mais aussi à déstabiliser les pays où la démocratie libérale vit encore, ne serait-ce que sous la forme dégradée qu’on lui connaît. C’est un impérialisme militaire mais aussi éminemment politique : il vise à étendre partout une conception dictatoriale et nationaliste du pouvoir dans laquelle les libertés civiles et politiques n’ont aucune raison d’être. C’est bien pourquoi le modèle poutinien a tant de partisans parmi la droite et l’extrême droite globale. C’est qu’il y a un rapport étroit entre le régime de terreur interne et la politique extérieure : comment une dictature qui persécute ses opposants, parfois les assassine, et qui interdit toute expression libre de la société civile pourrait-elle tolérer, surtout à ses frontières immédiates, l’existence de sociétés plus libres politiquement ? Le soutien de Poutine à Loukachenko, à Tokaïev et à Kadyrov est parfaitement cohérent : empire à l’extérieur et dictature à l’intérieur vont de pair. Mais on sait que les ambitions caressées par Poutine vont plus loin : tout obstacle interne ou externe à son pouvoir doit être anéanti. L’écrasement sous les bombes et les armes chimiques de la révolution démocratique syrienne était un avertissement à tous les peuples désireux de se libérer de leurs tyrans, et peut-être d’abord un message envoyé au peuple russe lui-même. Si la ligne de front pour la dictature commence en Russie, tous les pays proches ou moins proches savent maintenant ce qui les attend si rien n’empêche son extension.

Soyons clair. L’ennemi de Poutine, ce n’est pas le capitalisme comme système d’exploitation, c’est la démocratie à laquelle il entend mener une guerre impitoyable. Ce qui l’inquiète, c’est la puissance des masses en lutte contre la corruption économique et politique, c’est-à-dire contre son propre pouvoir. Ces masses mobilisées, comme on l’a encore vu en Biélorussie, voient dans l’Union européenne un modèle politique plus enviable que les dictatures prédatrices qu’elle subissent. C’est l’association entre l’Ukraine et l’Union européenne qui a d’ailleurs décidé Poutine à commencer à dépecer l’Ukraine après la « révolution de février 2014 ».

Bien sûr, on comprend qu’une partie de la gauche dite « radicale » est bien gênée de voir des révolutions populaires dans le monde postsoviétique faire de l’Union européenne un espoir et un horizon, elle qui critique avec raison la nature profondément néolibérale et capitaliste de cette Europe-là. Mais si l’on a raison de critiquer le « trop peu de démocratie » de l’Union européenne, c’est au nom de l’exigence de l’autogouvernement et surtout pas pour reprendre la rhétorique poutinienne selon laquelle ces révolutions sont des coups d’État fomentés par l’OTAN. Il faut l’affirmer haut et fort : mieux vaut mille fois pour la cause de l’égalité, de la démocratie et des libertés, l’insuffisante démocratie des pays de l’Ouest que les dictatures barbares des Bachar, des Poutine et des Loukachenko, modèles de tous les fascismes contemporains. Le poutinisme a bien une cohérence idéologique qui le range parmi toutes les idéologies néoconservatrices et tous les identitarismes qui ont aujourd’hui le vent en poupe. Comme l’a écrit Edwy Plenel, cette idéologie prend la forme de « la promotion d’une Russie éternelle, rabattue sur son identité chrétienne et slave, en alternative à la démocratie moderne, réduite à une tromperie occidentale. » Mélange de néotsarisme, de panslavisme et de stalinisme, le poutinisme n’a rien, absolument rien, de progressiste et de démocratique. Il est au contraire un danger mortel pour le peuple russe et pour tous les autres. D’où l’urgence de le combattre sans esprit de faiblesse.

(1) Boaventura de Sousa Santos, « Las claves de una catástrofe anunciada, El lamentable papel de Europa en la guerra Rusia – Ucrania y las lágrimas que desató », Pagina 12, 10 mars 2022.

(2) Leila Al-Shami, « The ‘anti-imperialism’ of idiots », (version en français http://solitudesintangibles.fr/lanti-imperialisme-des-imbeciles-leila-al-shami/)

(3) L’« anti-impérialisme » des imbéciles : faire disparaître le peuple syrien par la désinformation, Site à l’encontre.

(4) Volodymyr Artiukh, « Les explications américano-centrées ne suffisent plus. Lettre à la gauche occidentale », 6 mars 2022. Ce texte est initialement paru dans la revue ukrainienne Commons, et a été repris par Contretemps.

(5) Tariq Ali, « News from Natoland »

(6) Taras Bilous, Ukraine. « Une lettre de Kiev à une gauche occidentale », A l’encontre.

(7) Edwy Plenel, Mediapart

Pierre Dardot et Christian Laval

https://blogs.mediapart.fr/pierre-dardot-et-christian-laval/blog/180322/reinventons-linternationalisme-24-la-faillite-d-un-anti-imperialisme-sens-uniq

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Christian Laval

Chrsistian Laval est docteur en sociologie, est membre du GÉODE (Groupe d’étude et d’observation de la démocratie, Paris X Nanterre/CNRS)[1] et du Centre Bentham[2]. Il est aussi chercheur à l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire et membre du Conseil scientifique d’Attac. Il figure également parmi les auteurs d’ouvrage comme "La nouvelle école capitaliste" (La Découverte), "La nouvelle raison du monde" (La Découverte) et de "Marx, prénom Karl" (Gallimard).

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