Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Blogues

Le blogue de Pierre Beaudet

Tintin à l’ONU

Quand l’ONU est mise en place après la Deuxième Guerre mondiale, il y a un espoir que les États et les peuples puissent s’entendre aux lendemains de la grande noirceur qui avait mené le monde au massacre. Le partage du monde entre zones d’influence sous les États-Unis ou sous l’Union Soviétique laisse de la place aux peuples du tiers-monde qui réclament leur indépendance. Dans les pays capitalistes, les syndicalistes et les social-démocrates en mènent large d’autant plus que les anciennes oligarchies subissent l’opprobre d’avoir été presque toutes des alliées des Nazis. Mais rapidement, le vent change, et dès le début des années 1950, la guerre « froide » entre les USA et l’URSS remet au premier plan la guerre et le pillage. Au moment de la guerre de Corée (1950-53), les États-Unis pulvérisent ce pays en avertissant la Chine qu’ils pensent utiliser les armes nucléaires. En 1956, l’URSS amorce contre la Hongrie une série d’interventions militaires. L’ONU devient alors un champ de bataille plutôt qu’un espace pour construire la paix.

L’allié-subalterne

C’est alors là que le Canada, un allié-subalterne des États-Unis, assure sa présence au sein de cette institution. En Asie, le Canada combat avec les États-Unis, notamment en Corée. Plus tard lors de la guerre au Vietnam, il alimente les États-Unis en équipements militaires tout en étant assigné, par Washington comme représentant des pays « libres » au sein d’une Commission internationale de contrôle dont le mandat est de superviser la cessation des combats mais qui, en réalité, est un outil pour empêcher l’avancée du processus révolutionnaire. Parallèlement, le Moyen-Orient entre dans une zone de fortes turbulences avec l’essor des États et des mouvements nationalistes en Palestine, en Égypte, en Irak, en Iran et ailleurs, ce à quoi les États-Unis s’opposent fortement. En 1956, une initiative américaine-soviétique pour imposer un arrêt des combats conduit le Canada à la tête d’une force d’interposition qui devient célèbre sous la figure des « Casques bleus ». En réalité, le Canada est mis de l’avant par les États-Unis qui ne veulent pas que leur État protégé, Israël, subisse trop de pressions de la part d’États arabes récalcitrants. Le Canada comme la majorité des pays membres de l’ONU passent par la suite des résolutions sans âme ni force pour ramener la « paix », alors qu’Israël surarmé par les États-Unis complète la colonisation de la Palestine. En fin de compte, ces opérations de « paix sont des épiphénomènes à côté de l’immense confrontation est-ouest. Membre de l’OTAN et du NORAD (alliance américano-canadienne pour « défendre » l’Amérique du Nord), le Canada approfondit son rôle de chien de garde de l’Empire.

Contre les mouvements de libération

Plus tard dans les années 1970 sous l’égide de Trudeau papa, la politique canadienne se caractérise par des appuis indéfectibles aux agressions des États-Unis contre l’Iran (1953), l’Indonésie et Timor-Leste (1965 et 1975), le Chili (1973) et en Afrique australe où le gendarme régional est le régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Malgré les appels des États africains, le Canada et le grand-frère américain endossent les massacres commis par l’armée sud-africaine au Mozambique, au Zimbabwe, en Namibie et surtout, en Angola. Ils refusent de mettre en place des sanctions appuyées par la majorité des pays-membres de l’ONU, ce qui aurait aidé la lutte et ils snobent, jusqu’à la fin des années 1980, des mouvements de libération comme l’ANC. Le pire survient quand Mulroney, Thatcher et Reagan, devant l’inévitable défaite de l’apartheid, se font les « champions » de la cause africaine, alors que tout le monde sait que l’heure de l’apartheid a sonné et que les pays impérialistes ne peuvent rien faire pour le sauver.

La première phase de la guerre sans fin

On oublie parfois que le nouveau cycle de militarisation des États-Unis commence dès le début des années 1990 avec Bush papa, contre les pays du Moyen-Orient d’abord, dans les Balkans ensuite. En effet, l’invasion de la pétromonarchie du Koweït par l’Irak à l’été 1990 est le prétexte rêvé pour les États-Unis d’intervenir dans cette région. La « libération » du Koweït est en fait une manœuvre pour sécuriser les alliés américains dans la région, à commencer par l’Arabie saoudite. L’opération est endossée par le Canada bien sûr. Par la suite après la cessation des combats, les États-Unis imposent un terrible embargo contre l’Irak, menant à la mort des centaines de milliers de civils privés de médicaments et de nourriture. Pour une fois, le Canada est en faveur des sanctions, sanctions qu’il avait toujours refusé d’imposer contre les dictatures appuyées par les puissances impérialistes. Entretemps, dans les Balkans, une série de conflits mène à la dislocation de la Yougoslavie, déchirée entre diverses forces ultra-nationalistes. Pour les pays-membres de l’OTAN dont le Canada, l’important est d’éliminer les « mauvais » nationalistes (en l’occurrence les Serbes) pour appuyer les « bons » nationalistes », bien que ceux-ci pratiquent, comme les autres, la purification ethnique et le massacre de civils à grande échelle. La Yougoslavie finalement implose et est remplacée par divers petits États dont certains sont en fait de véritables protectorats de l’OTAN (la Bosnie notamment).

Sur la ligne de front

En 2003 après les attentats contre New York et Washington, Bush fils veut lui-aussi porter un grand coup. Il rêve d’imposer la « réingénierie » de la région, à la fois par l’occupation militaire et la destruction des États en place. L’invasion de l’Afghanistan est la première étape, appuyée par les alliés-subalternes, notamment le Canada. On va « sauver » les Afghans, mais dans les faits, on prépare les prochaines agressions, dont celle contre l’Irak (2004). L’opération est tellement scandaleuse et meurtrière que les mouvements sociaux du monde, réunis sous l’égide du Forum social mondial, déclenchent un mouvement anti-guerre sans précédent, forçant plusieurs États, dont le Canada, à prendre leurs distances. Peu importe, les États-Unis décident alors d’attaquer l’Irak unilatéralement. Le gouvernement canadien, devant des milliers de manifestants, ne peut pas risquer la mise, mais en réalité, le premier ministre de l’époque Jean Chrétien, négocie à Washington pour agir discrètement (envoi de frégates pour protéger les arrières des États-Unis dans le Golfe persique), tout en acceptant un plus grand poids dans l’occupation de l’Afghanistan.

Un certain Stephen Harper

Lorsque Harper arrive au pouvoir en 2006, ces petites réticences canadiennes sont reléguées. Les conservateurs veulent délaisser le rôle traditionnel du « bon courtier » (l’expression consacrée) du Canada qui agissait comme porteurs de messages entre les États-Unis et le reste du monde. Et ils vont là où on sait, sur la ligne de front. Encore une fois, on va sauver les Afghans et surtout les Afghanes des méchants talibans, pendant qu’on continue les bonnes affaires avec des États-voyous comme l’Arabie saoudite, la Turquie, le Pakistan, Israël. Le Canada s’engage alors dans la « reconstruction » de l’Irak, sous occupation américaine, en agissant, comme toujours, comme le « good cop » qui mène son jeu avec le « bad cop » pour écraser les adversaires. Quand les peuples de la région commencent à se soulever (le « printemps arabe » de 2010), le Canada et les États-Unis se collent jusqu’à la dernière minute aux dictateurs, comme Sadate en Égypte et Ben Ali en Tunisie, qui sont des « alliés », des « clients » et des « partenaires » du Canada. On finit par les laisser tomber, mais en coulisse, on aide le retour de dictatures relookées. Par la suite, le Canada participe activement à la destruction de la Libye où un autre dictateur sévit, mais celui-là, on ne l’aime pas.

Bloquer l’avancement des Amériques

Tout au long des années 1990-2000, le Canada se met dans la tête de resserrer les liens de dépendance des pays de l’hémisphère. Mis sur la table en 1994, le projet d’imposer une « zone de libre-échange » dans les Amériques (ZLÉA) non seulement ne passe pas, mais il est à l’origine d’une série de soulèvements au Mexique, en Bolivie, au Brésil, en Argentine, au Venezuela. En 2004 finalement, la ZLÉA est enterrée par les nouveaux gouvernements progressistes d’Amérique latine. Par la suite, les tentatives latino-américaines sont entravées par les manoeuvres américaines, appuyées, comme toujours, par son allié-subalterne du nord. La Colombie, devenue une zone d’interventions militaires américaines, est alors le partenaire « privilégié » de l’aide canadienne. Des coups d’État fomentés par les oligarchies au Honduras (2009) et au Paraguay (2012) ramènent au pouvoir ce qu’on appelle les « gorilles » (militaires + oligarques). Devinez qui est le premier qui reconnaît ces régimes illégitimes très rapidement ? Un certain Stephen Harper. Parallèlement, le gouvernement canadien se met sur la même longueur d’onde que les États-Unis pour s’opposer à Hugo Chavez, le traitant de dictateur, appuyant en douce l’opposition de droite. Les tentatives de mettre en place des mécanismes d’intégration latino-américaines (l’ALBA par exemple) sont dénigrées par le Canada qui s’accroche à ce ridicule et discrédité outil américain dans la région, l’Organisation des États américains (dont le siège est à Miami !). Cette obsession canadienne pour les traités de libre-échange et contre l’intégration régionale découle du rôle des élites canadiennes qui se sentent davantage confortables à l’abri du « parapluie » américain », qui est le moyen d’entraver la marche de peuples vers l’émancipation.

Le « retour »

Ridiculisé à l’ONU en 2013 en perdant le siège au Conseil de sécurité, le Canada sous Harper se retrouve jusqu’au fond du baril dans à peu près toutes les régions du monde. Les opérations militaristes au Moyen-Orient et l’infamante alliance entre Harper et Netanyahu, les louches manœuvres en Amérique latine (y compris l’espionnage du gouvernement brésilien), les agressions verbales contre la Chine et tant d’autres épisodes font du « bon courtier » un vilain canard. Aujourd’hui, c’est donc cela que Justin Trudeau doit confronter. Mais veut-il vraiment un virage ? Et même s’il le voulait, le pourrait-il ? Le 1% canadien est maintenant, plus qu’avant, totalement intégré avec le voisin du sud. Le Canda fait partie d’un « périmètre » états-unien à la fois économique, politique, militaire. Les simagrées « canadianistes » dont se paraient les prédécesseurs de Pearson à Trudeau-papa en passant par Mulroney et Jean Chrétien ne sont plus adéquates.

Faire semblant si on ne peut faire réellement

Certes, il y a une petite marge de manœuvre entre être effectivement des larbins et se vanter de l’être, comme c’était la norme sous Harper. Il y aussi des manières de faire qui permettraient d’au moins sauver la face. C’est ce qu’on voit par exemple, en Irak et en Syrie. On retire les avions (pas très efficaces par ailleurs) et on les remplace par des « conseillers militaires ». On appuie la négociation en Syrie, à condition que le régime syrien s’effondre, ce qui est la volonté des États-Unis et de ses alliés saoudiens, turcs et israéliens. On parle de remettre l’Irak en état de fonctionnement, alors qu’en réalité, on appuie certaines milices au lieu d’autres. Dans les autres grands dossiers notamment les projets de traités de libre-échange avec l’Europe et l’Asie, c’est la continuité avec les politiques de Harper et des gouvernements d’antan, libéraux ou conservateurs. Restent quelques dossiers où, sans beaucoup d’efforts ni de ressources, on peut rehausser son image. Avec la complaisance des grands médias, accepter 25 000 réfugiés devient un acte de grande bravoure, alors que plusieurs millions de Syriens croupissent sous les bombes et dans des camps partout dans la région.

Un multilatéralisme bas de gamme

Dans cette ONU atrophiée, sans pouvoir ni ressources, le Canada de Justin fera peut-être un retour. Mais les décisions, celles qui structurent notre monde, ne sont plus réellement discutées dans cette enceinte. Elles sont à l’OTAN et dans les conciliabules privés entre les États-Unis et ses alliés-subalternes. Elles prennent forme derrière les institutions financières « internationales » qui sont sous le contrôle de Washington, comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, sans compter les think-tank comme le G7 et le Forum économique mondial. Ce sont ces lieux qui gèrent les conflictualités, d’une part pour empêcher la révolte des peuples de déboucher sur de vraies changements, d’une part pour bloquer les compétiteurs (comme la Chine, la Russie, le Brésil) de devenir trop forts pour mettre à mal l’Empire. Un peu partout dans le monde commence à germer une nouvelle idée, celle de travailler à une « ONU des peuples », qui pourrait être une extension ou un développement des grands réseaux qui existent, notamment le Forum social mondial. Ceux et celles qui voudraient un virage de la politique canadienne devraient regarder de ce côté plutôt que sur les entourloupettes et les sourires.

Sur le même thème : Blogues

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...