Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Entrevue avec Jean-Marie Chauvier, spécialiste de la Russie et de l’Ukraine

Ukraine : les néofascistes entrent au parlement

Les élections parlementaires ukrainiennes ont été marquées par la percée du parti « Svoboda ». Alors qu’il n’avait obtenu que 0,36% des voix en 2006, ce parti a désormais passé la barre des 10%, récoltant 37 sièges sur 450 au Parlement. Cette percée est beaucoup plus forte à l’Ouest, en Galicie, dont les grandes villes votent Svoboda à plus de 30%. Les grands médias parlent peu de Svoboda, se limitant à le présenter comme un parti « nationaliste ». Une appellation beaucoup trop complaisante selon Jean-Marie Chauvier, spécialiste de la Russie et de l’Ukraine que nous avons interviewé.

Source : michelcollon.info

Investig’Action : Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le parti Svoboda ? D’où vient-il et quelles sont ses orientations politiques ?

J.-M. Chauvier : Svoboda (dont le nom signifie « Liberté ») est un parti d’extrême droite ukrainien, héritier de l’ancien parti social-national qui avait pour emblème initial un symbole proche de la swastika. Aujourd’hui, Svoboda s’est choisi une allure plus respectable : drapeau bleu frappé d’un signe de victoire à trois doigts (comme le trident national ukrainien), allures « cool » des dirigeants et renoncement à des défilés trop militarisés. Cependant, il se réclame toujours de l’héritage de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN).

Cette organisation fasciste née en 1929 dans la partie de l’Ukraine sous régime polonais s’était alliée avec l’Allemagne nazie. Elle s’est divisée en 1940 en deux tendances dont l’une, sous la conduite d’Andryi Melnik et en alliance avec l’Eglise gréco-catholique uniate, s’est pleinement engagée dans la collaboration et a soutenu la SS. L’autre tendance, dirigée par Stepan Bandera (les fameux « banderistes ») a d’abord combattu au sein des bataillons ukrainiens de la Wehrmacht et de la Shutzmannshaft 201 (polizei), sous le commandement de Roman Choukhevitch qui forma ensuite, rebelle à l’occupant, l’Armée des Insurgés (OUN-UPA), connue pour son rôle dans le judéocide et l’extermination des Polonais de Volhynie en 1943.
Or, Bandera et Choukhevitch ont été proclamés « héros nationaux de l’Ukraine » par l’ancien président et leader de la « Révolution orange » Viktor Iouchtchenko (2004-2010). De sorte que les références de Svoboda, loin d’être minoritaires, sont aussi celles de l’ensemble des « orangistes » qui dominent en Ukraine occidentale.

Actuellement, Svoboda est en train de sortir de sa marginalisation pour devenir un parti national, parlementaire, partie prenante de la « grande politique », ce qui promet bien des adaptations et des compromis...

Svoboda est généralement qualifié de parti « nationaliste » par les médias occidentaux. Est-ce un terme adéquat ?

L’appellation « nationaliste » est la plus prudente et complaisante. Il faudrait au moins préciser qu’il s’agit d’un ethno-nationalisme, adepte d’une purge ethnique de l’appareil d’Etat et de l’enseignement, la langue ukrainienne étant la seule acceptée par Svoboda dans l’administration et les communications publiques. « Néofasciste » conviendrait mieux selon moi. Le leader de Svoboda, Oleh Tiahnibog, a qualifié à plusieurs reprises le pouvoir ukrainien actuel de « mafia judéo-moscovite ». Par ailleurs, comme je l’ai dit, ce parti se réclame toujours de l’OUN, dont l’idéologie des années trente était le « nationalisme intégral ». Les tendances ouvertement racistes et antisémites de ce mouvement, sa participation au judéocide s’inscrivent même davantage dans la tradition nazie.

Dans ce cas, pourrait-on aller jusqu’à qualifier Svoboda de parti « néonazi » ?

Le qualificatif ne serait pas dénué de fondement, mais sera refusé aussi bien par Svoboda que par ses partisans et sympathisants ou alliés « orangistes », voire la population ukrainienne, vu la réputation exécrable du nazisme depuis la guerre de 1941-1945. Les nazis ont exterminé non seulement des millions de Juifs, de Russes et de Tsiganes, mais ils ont également éliminé des millions d’Ukrainiens. Par ailleurs, l’Allemagne nazie n’a pas respecté ses promesses de créer un Etat ukrainien, ce qui a amené une partie des nationalistes de l’OUN a rompre avec elle. Suite à cela, ils ont été eux aussi victimes de la répression nazie.

Quelles sont les relations de Svoboda avec les autres partis ukrainiens ?

L’Ukraine est historiquement divisée entre les régions du Sud et de l’Est, plus tournées vers la Russie, et les régions de l’Ouest, plus tournées vers l’Occident et berceau du nationalisme ukrainien. D’une manière générale, Svoboda est un partenaire potentiel pour les partis ayant leur base électorale à l’Ouest. Ainsi, les représentants des forces politiques unies au sein de la plateforme d’opposition Batkivchtchina (« Patrie »), dirigée par l’ex-Première ministre Ioulia Timochenko, ont signé un accord avec Svoboda sur la formation d’une coalition au sein du parlement suite aux élections législatives du 28 octobre. En revanche, les partis ayant leur base électorale dans l’Est et dans le Sud de l’Ukraine sont fortement opposés à Svoboda. C’est notamment le cas du Parti des Régions, actuellement au pouvoir, et du Parti communiste.

Vous parlez d’une collaboration entre Svoboda et le parti de Ioulia Timoshenko. Or, celle-ci est largement soutenue par les dirigeants des pays occidentaux. Cela veut-il dire que l’Occident soutient, au moins indirectement, le mouvement fasciste en Ukraine ?

L’un des objectifs des pays occidentaux en Ukraine est de faire échec au projet de Poutine de créer une union économique entre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine. Or, les nationalistes ukrainiens pourraient servir d’aiguillon à un front de tous les partis d’opposition contre l’actuel président Viktor Ianoukovitch, « marionnette du Kremlin », et pour un « choix européen », c’est-à-dire anti-russe. Le leader de Svoboda vient du reste de confirmer que son choix était « l’Europe ». Ce sont ces enjeux géopolitiques qui expliquent les positions de l’Occident.

Par ailleurs, il faut souligner que Svoboda a adopté des positions idéologiques qui le rende plus « acceptable » en Occident. Plutôt que de professer la stricte orthodoxie du « nationalisme intégral », ce parti s’est rallié à une condamnation plus consensuelle « des deux totalitarismes ». Lorsque le Parlement européen a prononcé une telle condamnation, Svoboda a salué cette victoire « sur le bolchévisme ». Ses militants se considèrent comme les héritiers de l’OUN, mais ils présentent cette organisation comme comme un mouvement national ayant lutté pour l’indépendance aussi bien contre l’URSS que contre l’Allemagne nazie. C’est évidemment cacher que l’OUN (Bandera) n’a rompu avec l’Allemagne qu’en 1942, lorsqu’ils se sont rendus compte que les nazis ne soutenaient plus leur projet d’Ukraine fasciste mais indépendante.

(Je parle ici de l’OUN-UPA, tendance Bandera, non de l’OUN « institutionnelle » tendance Melnik, qui est restée pleinement engagée dans la collaboration et a présidé à la création, en 1943, de la Division Waffen SS « Galitchina » (Galizien). Je veux préciser aussi que Svoboda se réclame plutôt de Bandera, mais célèbre également la Division SS, dont ce parti organise la commémoration chaque année le 28 avril.)

Les médias occidentaux ont-ils parlé de la percée de Svoboda ?

Le succès et en certains lieux le triomphe de Svoboda est très peu remarqué dans nos médias. La plupart des journaux qualifient ce parti de simplement « nationaliste ». Evoquant son succès dans un article, Le Monde persiste à en relativiser l’importance et à dissimuler les références historiques de collaboration avec l’Allemagne nazie du parti. Le journal cite pieusement, en conclusion, le chef néofasciste Oleh Tiahnibog, qui assure bien entendu qu’il n’est pas « fasciste ». En outre, Le Monde ment par omission en ne signalant pas le rôle joué par l’OUN-UPA dans l’extermination des Juifs, Tsiganes et Polonais de Volhynie en 1943, des faits connus de tous les historiens un tant soit peu honnêtes et sérieux. Ce qui n’est certes pas le cas des « historiens » héritiers de l’OUN qui sévissent à Lviv ou à Paris, et que consultent les journalistes français, par ignorance ou parti pris.

Vous voulez dire que nos infos sur l’Ukraine proviennent en partie de sources liées au mouvement fasciste ?

Les milieux issus de l’OUN contrôlent la plupart des médias (et sites internet) ukrainiens en Occident, dont le site Ukraine-Europe en France. Ils ont pour cela le concours de journalistes français et de « spécialistes de l’Ukraine » acquis à la cause orangiste ou/et nationaliste. Ces communicateurs contribuent notamment aux réécritures de l’Histoire dans des publications et des sites, dont Wikipedia pour certains aspects.

Le nationalisme et le néofascisme sont, comme vous l’avez dit, clairement ancrés dans l’Ouest du pays. L’Est en revanche, est davantage tourné vers la Russie. Qu’est-ce qui explique cette division ?

Il faut se souvenir que l’Ouest ukrainien a vécu au sein des Royaumes polonais et polono-lituanien, et de l’Empire austro-hongrois. L’Est et le Centre, par contre, ont fait partie pendant des siècles de l’Empire russe. D’où des différences de langues, de cultures politiques, et partiellement de religions. Socialement, l’Ouest est plutôt rural, alors que l’Est est industriel et ouvrier. Au moment de l’implosion de l’URSS en 1991, je m’en souviens très bien : les gens de l’Ouest discutaient de « nation » et de « langue », alors que ceux de l’Est se préoccupaient surtout des problèmes économiques et sociaux. « L’Indépendance » était comprise à l’Ouest comme une séparation alors qu’à l’Est on aspirait à la souveraineté mais dans le cadre d’une Union rénovée.

La déchirure Est-Ouest de l’Ukraine hérite de lourds conflits :
En 1914-18, les Ukrainiens de l’Ouest se battent dans les armées austro-allemandes contre les Russes et les Ukrainiens de l’Est.

En 1918-20, dans la guerre civile internationale dite « russe », qui a suivi la prise du pouvoir par les Bolchéviks en 1917, l’Ouest est plutôt dans le camp nationaliste, et soutenu par les pays occidentaux. L’Est est davantage influencé par les Bolchéviks et les anarchistes, c’est un grand chaos !
En 1941-45, c’est à l’Ouest et spécialement en Galicie que se forment les armées pro-nazies ou fascistes (dont certaines entrent en conflit avec l’occupant allemand) tandis qu’à l’Est, la population se retrouve plutôt dans le camp de l’Armée Rouge.

Aujourd’hui, la capitale de l’Ukraine occidentale, Lviv, assure près de 40% à l’extrême droite néofasciste. Cependant, il faut rester prudent car la division Est-Ouest n’est pas parfaite. En Transcarpatie, par exemple, région de l’extrême-Ouest qui a fait partie de la Tchécoslovaquie, l’influence du nationalisme ukrainien, de l’OUN et de Svoboda a été et reste très faible. C’est curieusement le Parti des Régions qui l’emporte dans cette région rurale et ukraïnophone. Donc, il y a « Ouest » et « Ouest », et lorsqu’on parle de « nationalisme ukrainien », c’est surtout du « nationalisme galicien » qu’il s’agit.

Résultats électoraux de Svoboda par régions en 2010.
Voir les résultats en 2012 ici.

Comment voyez vous l’avenir après les dernières élections ?

A première vue, le pays sera plus ingouvernable que jamais, partagé non seulement entre l’Est russophone et l’Ouest ukraïnophone, mais aussi par la polarisation entre le parti du pouvoir et une opposition soutenue par l’Occident désormais « boostée » par l’extrême droite néofasciste, avec laquelle une alliance est envisagée. On peut donc s’attendre à une surenchère nationaliste anti-russe. Sous cette pression, l’actuel président Viktor Ianoukovitch et son Parti des Régions seront tiraillés entre la tentation de se montrer « plus fermes envers Moscou », pour plaire aux électeurs de l’Ouest, et le désir de ceux de l’Est et de Crimée de renforcer les liens avec la Russie.

Mais il ne faut pas négliger les autres problèmes auxquels l’Ukraine doit faire face, et qui expliquent en partie le « vote protestataire » aussi bien en faveur de Svoboda que du Parti communiste : la pauvreté, la corruption, le caractère douteux des privatisations opérées par l’oligarchie, l’aspiration à plus de justice sociale. Le PC a fait des scores de 20% et plus dans plusieurs grandes villes de l’Est et en Crimée, de 30% à Sebastopol. Svoboda a une vision plutôt néolibérale en économie, favorable aux privatisations « honnêtes », alors que le PC réclame des renationalisations et la restauration des acquis sociaux de l’ère soviétique, mais tous deux captent les voix de la colère populaire envers les possédants et les « profiteurs ».

Sur le même thème : Europe

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...