Édition du 23 avril 2024

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À Delhi, les ultranationalistes hindous mettent des quartiers musulmans à feu et à sang

Pendant la première visite officielle de Donald Trump en Inde, des gangs ultranationalistes ont pris d’assaut des quartiers musulmans et livré une partie de la capitale au chaos. Des hommes ont été arrachés de leur voiture, battus et forcés de chanter des hymnes hindous, des rues entières incendiées. La Haute Cour de Delhi a estimé mercredi que « des vies auraient pu être sauvées si la police avait agi à temps ».

27 février 2020 | tiré de médiapart.fr

Tandis que Melania Trump, mardi 25 février, assistait poliment à un « cours sur le bonheur » dans la classe d’une école primaire du sud chic de Delhi, des échos de « Jai Shri Ram ! » (« Victoire au dieu Rama ! ») annonçaient l’entrée de jeunes mercenaires armés et chauffés à blanc dans des quartiers musulmans à une dizaine de kilomètres. L’expression sanskrite de révérence à la divinité hindoue est devenue le cri de ralliement des fidèles du parti BJP, qui, depuis son arrivée au pouvoir en 2014, œuvre par tous les moyens à l’avènement d’une Inde dominée par une idéologie hindoue extrémiste. Depuis dimanche, un carnage sanglant qui a embrasé le nord-est de Delhi a entraîné la mort de 36 civils, un chef de la police et un agent du renseignement intérieur. Des centaines de personnes ont été grièvement blessées.

À l’invitation du premier ministre Narendra Modi, qu’il considère comme un « grand ami » et qu’il qualifie de « père de l’Inde », Donald Trump est venu en famille du 24 au 26 février. Alors que la capitale la plus polluée au monde suffoque comme à chaque saison sèche, ses trottoirs ont été recouverts de peinture fraîche, ses bidonvilles cachés derrière des murs de béton et des fleurs, danseurs et dromadaires alignés en amont du fastueux événement « Namasté Trump » (« Bonjour Trump »). Au programme, visite d’un ashram où a vécu le Mahatma Gandhi, du Taj Mahal, mausolée érigé par un empereur moghol en mémoire de son épouse au XVIIe siècle, séance photo avec Yogi Adityanath, moine qui porte en étendard sa rage islamophobe depuis qu’il a été élu ministre en chef de l’Uttar Pradesh, et inauguration du Motera Stadium, plus grand stade de cricket au monde, où le président des États-Unis a parlé de la nécessité d’éradiquer le terrorisme islamique devant une foule de 100 000 personnes, pour un coût du spectacle estimé à 12 millions d’euros. 

Des négociations sur des accords commerciaux, notamment sur une vente d’armes pour 2,8 milliards d’euros, auraient été menées, alors que les États-Unis veulent renforcer la relation stratégique avec l’autre géant asiatique face à la Chine. Le parti républicain a aussi vu dans la rencontre diplomatique une façon de courtiser la diaspora indienne aux États-Unis, forte de 4,5 millions de personnes, en amont des élections présidentielles en novembre. Si les Américains d’origine indienne ont voté à plus de 80 % pour le parti démocrate en 2016, le réseau étranger de branches du BJP et de son organisation mère, le RSS, une association de volontaires impliquée dans de multiples attaques contre des minorités religieuses, mène un lobbying actif pour renverser la tendance. Depuis début février, la candidate à la primaire du parti démocrate Tulsi Gabbard est au cœur d’une controverse initiée par l’auteur activiste Pieter Friedrich sur ses liens avec des groupes nationalistes hindous.

Jusqu’en 2014, Narendra Modi était sous le coup d’une interdiction de territoire aux États-Unis, sanction émise à la suite des pogroms anti-musulmans au Gujarat en 2002, alors qu’il dirigeait l’État. Aujourd’hui, il est accueilli à bras ouverts par ses pairs autoritaires et peut compter sur l’appui ferme de la première puissance mondiale et militaire.Peu avant le décollage d’Air Force One, interrogé sur un des pires épisodes de violence communautaire qui a coïncidé avec sa visite sur le sous-continent, Donald Trump a déclaré : « Le premier ministre a dit qu’il voulait que les gens aient la liberté religieuse. Si vous regardez en arrière, l’Inde a travaillé dur pour la liberté religieuse. J’ai entendu parler des attaques individuelles mais nous n’en avons pas discuté. C’est à l’Inde de décider. »

La dernière confirmation de son manque d’intérêt pour les droits humains a vite été noyée dans le flot de violences qui a inondé les médias. Parmi les vidéos virales, des hommes arrachés de leur véhicule, battus, déshabillés, maintenus à terre, ensanglantés et forcés de chanter des hymnes hindous par une foule d’hommes armés de bâtons dont la mission est de « donner une leçon aux musulmans » ; des maisons, magasins, marchés, lieux de prière, pompes à essence et rues entières en feu ; un vieux monsieur au visage mangé par l’acide, une octogénaire brûlée vive dans sa maison ; des avocats molestés et des reporters harcelés pour leurs images ; des appels à l’aide d’habitants cloîtrés chez eux dans des allées barricadées à la va-vite et, mercredi, un clip de la BBC montrant des colonnes de familles musulmanes qui fuient le nord-est de Delhi à pied et un baluchon sur le dos, sans espoir de retour dans un futur proche.

Comment la ville en est-elle arrivée là ? Dimanche dernier, Kamil Mishra, un politicien local du BJP, a dénoncé lors d’un meeting les blocages de routes et problèmes de trafic causés par les sit-in, camps de protestation pacifique qui ont essaimé depuis mi-décembre. Tous les jours, l’Inde se réveille au rythme des manifestations contre de nouvelles lois sur la citoyenneté, discriminatoires envers certaines minorités et en premier lieu les musulmans, et règles de recensement, dont l’application arbitraire au niveau national pourrait priver des centaines de millions de personnes de leurs droits civiques.

Le 14 décembre, après que des manifestants ont été brutalement attaqués dans des universités, des femmes musulmanes du quartier de Shaheen Bagh sont venues s’asseoir sous des tentes, Constitution et drapeau national à la main, et enfants à leurs côtés. Devenu la plus longue protestation continue contre ces lois, leur camp a parfois accueilli plus de 100 000 personnes, attirées par leurs ateliers et discussions sur la dégradation générale de leurs conditions de vie. Pour le gouvernement, ce mouvement de résistance civile qui se propage au sein des Parlements régionaux est un obstacle à son agenda d’une Inde rendue « moderne » par le renforcement du pouvoir de l’État central et la hiérarchisation de ses citoyens. 

Pendant la campagne pour le Parlement de Delhi, des députés BJP régionaux et nationaux ont appelé à en finir avec ces « anti-nationaux », avec des slogans tels que « Tirez sur les traîtres ! ». L’un d’eux a affirmé aux gens qui l’écoutaient que les « centaines de milliers de manifestants »  rassemblés au camp de Shaheen Bagh entreraient chez eux pour « violer leurs sœurs et leurs filles et les tuer ». L’après-midi du 23 février à Jaffrabad, devant des journalistes, officiers et hommes présentés comme des manifestants en faveur des lois sur la citoyenneté venus participer à son meeting, Kamil Mishra a allumé le brasier. Il a prévenu que si dans la foulée du départ de Trump, soit trois jours plus tard, la police n’avait pas dispersé le sit-in entamé par des femmes du quartier sur le modèle de Shaheen Bagh, « lui et ses associés se chargeraient du problème »

Quelques minutes après son départ, les sbires qui l’accompagnaient ont mis le quartier à feu et à sang en ciblant les magasins, foyers et véhicules musulmans en toute impunité. Au fil des heures, les attaques indiscriminées contre des manifestants anti-gouvernementaux, commerçants ou passants sur la simple suspicion de leur croyance en l’islam ont déclenché des représailles par des bandes rivales et des batailles de rue à coups de pistolets, pierres, sabres, haches et cocktails Molotov ont livré des districts entiers à la terreur. 

La police a été accusée au mieux d’un manque de réactivité, au pire de complicité avec les agitateurs extrémistes hindous, en les escortant, détruisant des caméras, certains agents participant eux-mêmes aux abus. L’AAP, parti d’opposition qui a enragé les rangs du BJP après une réélection massive aux élections régionales de Delhi début février, a été jugé incapable de tenir sa ville lors d’un sommet international et considéré comme trop indulgent avec les camps de protestation.

Le ministre en chef Arvind Kerjiwal a répliqué que le gouvernement central est chargé de donner les ordres à la police de Delhi, qui a ignoré ses demandes de renforts. Quatre jours après le début des troubles, le ministre de l’intérieur Amit Shah est sorti de son silence pour annoncer que la situation ne justifiait pas le déploiement de l’armée et le premier ministre s’est fendu d’un tweet : « La paix et l’harmonie sont au cœur de notre éthique. J’appelle mes sœurs et frères de Delhi à maintenir la paix et la fraternité à tout moment. Il est important que le calme règne et que la normalité soit rétablie au plus tôt. »

Ses critiques voient là à l’œuvre la même stratégie – de dilution des responsabilités – qui a mené au massacre au Gujarat, où à la suite de l’incendie d’un train, plus d’un millier de personnes ont péri avant que les autorités n’interviennent. « Comme tout agent de l’IPS/IAS [haut fonctionnaire de police/administratif – ndlr] vous le dira officieusement : toute émeute peut être réprimée en quelques heures s’il existe une volonté politique de le faire. Toutes les émeutes sont alimentées par des acteurs politiques qui s’imaginent en tirer des bénéfices. Les voyous de la rue ne sont que des voyous. Il n’y a pas d’exception à ces règles », estime le journaliste indépendant Nitin Sethi.

« Les émeutes de Delhi commencent à ressembler à un pogrom »

C’est sur ces mots que s’ouvre le documentaire de Nakul Singh Sawhney sur Muzaffarnagar, ville de l’Uttar Pradesh qui a été le théâtre d’un brutal saccage quelques mois avant les élections générales de 2014, massivement remportées par le BJP. Le réalisateur en conteste le caractère « spontané » et décrypte la mécanique de planification d’une « émeute intercommunautaire » où 90 % des victimes, une centaine de morts et 80 000 déplacés, sont musulmanes : « Le massacre de Muzaffarnagar a été le moment décisif pour le BJP en Uttar Pradesh. La grossière audace du parti dans l’exploitation et la déformation des angoisses économiques locales est le résultat d’un passé qui s’étend à toute l’Inde, celui de n’avoir jamais pu traiter de manière satisfaisante la violence communautaire et traduire les auteurs en justice. »

Si l’arrivée au pouvoir du BJP au niveau national a polarisé les tensions jusqu’au point de non-retour, des conflits nourris par des inégalités sociales ou rancœurs historiques d’une communauté contre une autre, souvent musulmane, mais aussi chrétienne, sikh, dalit (celle des « exclus du système de castes ») ou adivasi (« indigène »), ont été orchestrés à des fins politiciennes, quel que que soit le parti dirigeant, ou au bénéfice de grands groupes industriels qui lorgnent sur leurs terrains, avec le soutien des forces de l’ordre, depuis des décennies.

Professeur de sciences politiques et directeur du Centre pour l’Asie du Sud contemporaine à l’université Brown, Ashutosh Varshney estimait mercredi que « les émeutes de Delhi commencent à ressembler à un pogrom », qu’il définit comme « une catégorie spéciale d’émeutes lorsque la police d’État, au lieu d’agir de manière neutre pour mettre fin aux émeutes, regarde pendant que les foules se déchaînent ou aide explicitement les foules violentes ». Si le nombre officiel de victimes n’a pas atteint les milliers, comme lors des chasses anti-sikhs à Delhi en 1984 ou anti-musulmans à Mumbai en 1993 et au Gujarat en 2002, le chercheur nous enjoint de « concentrer [nos] énergies sur la prévention d’une nouvelle escalade. Toutes les voies – partis d’opposition, tribunaux, société civile, presse, pression étrangère – doivent être poursuivies et une aide aux victimes doit être apportée ». 

Le 26 février, la Haute Cour de Delhi a estimé que « des vies auraient pu être sauvées si la police avait agi à temps ». Un de ses quatre juges, Muralidhar, a ordonné au préfet de police de s’assurer que les victimes reçoivent immédiatement des soins d’urgence et de remplir dans les 24 heures de premiers rapports d’information (FIR) pour incitation à la haine sur les auteurs de quatre discours qui ont été visionnés par la Cour. « Plus vous repoussez l’enregistrement des FIR, plus vous créez de problèmes. Cela envoie un mauvais message à la société. La ville brûle  », a asséné le virulent juge, dont le transfert prévu dans une juridiction hors de Delhi a eu lieu le soir même de l’audience.

Après l’injonction de la Haute Cour, la police a mis en place des numéros d’urgence, procédé à plus de 100 arrestations et mené des patrouilles dans les zones les plus affectées mais, mercredi soir, les témoignages de violence sporadique continuaient à affluer. « Je viens de parler au téléphone avec des gens de différentes régions du nord-est de Delhi. Je répète que la police ne fait rien et que les médias projettent faussement une situation normale. Les meurtres continuent. Le pillage continue. L’incendie criminel continue », écrivait Ali Khan Mahmudabad, professeur de sciences politiques à l’université Ashoka, à minuit. 

Le bras de fer autour du dossier explosif, qui pourrait pointer une partie de la responsabilité du massacre vers des cadres du BJP s’il était mené à terme, s’est poursuivi le lendemain. Jeudi après-midi, le solliciteur général, qui représente la police, a argué que l’environnement n’était pas favorable à l’enregistrement des rapports d’information demandés et la Haute Cour a accepté l’ajournement de l’affaire au 13 avril, « pour laisser le temps au gouvernement central de préparer sa réponse ».

Le soir, la police a néanmoins enregistré un FIR, mais sur Tahir Hussain, un politicien de l’AAP accusé par la famille de Ankit Sharma d’être impliqué dans le meurtre de l’agent de renseignement.

Alors qu’un calme précaire paraît avoir gagné Delhi, les craintes sur le manque de transparence d’une justice expéditive ainsi que le sentiment d’être livré à soi-même, à la merci de la bonne volonté d’un Etat partisan, grandissent dans les foyers musulmans et chez tous les Indiens happés dans le chaos organisé.

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