Jessica Desvarieux : Bienvenue sur la chaîne télévisée The Real News. En Afrique du Sud, alors que leur grève entre dans sa deuxième semaine [elle a commencé le 23 janvier 2014], les mineurs ont rejeté l’offre d’augmentation salariale de 9% faite par le secteur de la platine [trois groupes sont concernés : Anglo American Platinum, Impala Platinum et Lonmin ; le secteur emploie au total quelque 134’000 salariés ; entre 70’000 et 80’000 sont en grève]. Des dizaines de milliers de membres de l’Association of Mineworkers and Construction Union (AMCU) se mirent en grève la semaine dernière pour protester contre les dures conditions de travail. Ils revendiquent également un salaire décent double de leurs salaires actuels. Les tensions ont été fortes entre les différentes parties et les médias font état de plusieurs actes de violence dans les localités minières.
Il s’agit là de la grève la plus importante dans le secteur minier depuis la grève de Marikana en 2012. L’Afrique du Sud est le plus important fournisseur mondial de platine et on s’attend à ce que la grève affecte ce secteur économique [des négociations ont repris le 4 février].
Patrick Bond nous rejoint maintenant pour parler de tout cela. Patrick est le directeur du Centre de la société civile et professeur à l’Université de KwaZulu-Natal en Afrique du Sud. Merci de nous rejoindre, Patrick.
L’apartheid s’est donc terminé il y a deux décennies ; il y a pourtant encore des salaires faibles, des conditions de travail dures et une inégalité extrême. Pouvez-vous nous dire pourquoi ces travailleurs sont en grève ? Quelles sont leurs revendications ?
Patrick Bond : Vous avez parfaitement raison de signaler que la toile de fond de cela repose sur le désespoir. Le vingtième anniversaire (27 avril 1994) de notre libération approche. Mais le chômage est bien plus élevé, environ 10% de plus, qu’alors. En outre, le taux d’inégalité, le coefficient GINI, est bien plus haut. La pauvreté est assez similaire. Dans ce contexte, ceux qui ont un emploi doivent souvent nourrir un nombre plus important de personnes.
Dans le cas des mineurs, le système de travail migrant de l’apartheid se poursuit. En fait, les mineurs du platine de Marikana, ainsi que d’autres de la ceinture des mines de platine, ont souvent une famille sur place ainsi que dans leurs régions d’origine, les anciens bantoustans. A cela s’ajoutent un système de crédit complètement hors de contrôle ainsi qu’une dette à la consommation massive ; ceux qu’on appelle ici les mashonisas (les requins usuriers) emportent véritablement l’enveloppe salariale des mineurs au travers des expulsions, des saisies… Ils revendiquent donc une augmentation du salaire initial d’environ 400 dollars à environ 1100 dollars. Les grandes compagnies de platine ne veulent manifestement pas faire ce type de concession à quelque 70’000 travailleurs actuellement en grève. Le prix du platine augmente donc en raison des restrictions anticipées de l’offre dans la mesure où l’Afrique du Sud fournit 80% du marché mondial.
Le cours des actions en bourse des entreprises s’est élevé, mais l’économie sud-africaine s’effondre. Notre monnaie [le rand] – je suppose en parallèle avec le peso argentin – est à la tête de la chute de la monnaire de cinq économies fragiles. En effet, l’économie d’Afrique du Sud était auparavant considérée comme dynamique et appartenant au nouveau bloc Brésil-Russie-Inde-Chine, le bloc des BRICS.
Mais il s’agit d’une situation très tumultueuse et avec également la mémoire du massacre, il y a une année et demie, de 34 mineurs exactement au même endroit que celui où se déroule aujourd’hui cette grève. Beaucoup au sein de la classe laborieuse ont conscience de la nécessité de changements majeurs de la configuration politique, – avec probablement des élections en mai, des élections nationales – et du fait que le syndicat le plus important vient de rompre avec le parti au gouvernement [l’ANC], c’est-à-dire le National Union of Metalworkers (NUMSA) [voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 26 décembre 2013 « Ensemble, une nouvelle Afrique du Sud est possible »]. La situation est très volatile, telle que je n’en ai jamais vu depuis 25 ans que je vis dans ce pays.
JD : Vous avez parlé de Marikana et du massacre qui s’y est déroulé. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la signification d’une grève qui a débuté en ce même endroit ?
PB : Cela a une signification tellement importante parce que personne n’a réellement découvert qui a donné l’ordre de tirer et dans quelles conditions. Bien que depuis environ une année une commission a été mise sur pied à cet effet, la commission Farlam, qui a dévoilé certaines vidéos secrètes ainsi que des e-mails de la police qui sont très, très accusateurs pour cette dernière. Il semble désormais qu’à la différence des rapports initiaux des médias d’août 2012, selon lesquels les mineurs auraient chargé la police avec leurs machettes et leurs couteaux pour être ensuite fauchés par les tris automatiques de la police, ces derniers, selon un enregistrement vidéo qui était auparavant indisponible, marchaient en fait de manière normale avant de commencer à paniquer lorsqu’ils virent que des fils de fer barbelés étaient déployés.
L’enquête de la commission Farlam a également démontré que le numéro 2 du parti au pouvoir, Cyril Ramaphosa, anciennement dirigeant mineur, avait envoyé certains e-mails – eux aussi très révélateurs – en tant que propriétaire à 9% de Lonmin, l’entreprise la plus importante alors touchée par la grève. La commission avait aussi démontré que cette entreprise avait alors fait appel à la police ainsi qu’au ministre des mines. En d’autres termes, une connexion très importante – peut-être que collusion est le mot exact – entre les grandes entreprises, les sommets de l’Etat et une force de police indiquait alors la disposition – et elle existe toujours – de tirer dans le but de tuer [1].
En effet, dans cette municipalité de Marikana, il y a deux semaines des gens qui manifestaient parce qu’ils ne recevaient pas d’eau depuis des semaines ont été fauchés. Quatre d’entre eux ont été tués par balles par la police alors qu’il s’agissait d’une manifestation pacifique selon ce qui m’a été rapporté. Un autre manifestant a été tué la semaine dernière à l’ouest de Johannesburg dans une autre localité minière, puis, deux jours plus tard, deux autres civils ont été abattus lors de manifestations contre la police dans une zone agricole au nord de la ceinture minière. En d’autres termes, la police semble maintenant prise de panique, utilisant des armes automatiques, et non des balles en caoutchouc ou des gaz lacrymogènes, devant la plus petite « provocation ». C’est un moment vraiment dangereux pour les militants en Afrique du Sud.
JD : Patrick, je souhaiterais que nous parlions également du rôle du gouvernement dans tout cela et en particulier de l’ANC. Quelle est leur position sur la grève et qu’est-ce qui motive cette position ?
PB : Ils sont étroitement alignés par le biais de ce que l’on nomme l’alliance, la grande alliance du Congress of South African Trade Unions (COSATU), du Parti communiste et de l’African National Congress. Le National Union of Mineworkers (NUM) est essentiel à cette alliance, il en constitue en fait le ciment. En effet, le secrétaire général, une sorte de manager politique, de l’ANC, Gwede Mantashe (membre de la direction du PC), était un ancien dirigeant du NUM, tout comme le vice-président du pays, Kgalema Motlanthe. Et le nouveau vice-président, à venir, de Jacob Zuma [président d’Afrique du Sud], l’homme aux liens avec Lonmin, Cyril Ramaphosa, était également un dirigeant du NUM. Il s’agit donc du syndicat qui donne un accès au gouvernement.
En conséquence, il semble que ce syndicat, qui est très à l’aise avec le grand capital – certains l’appellent « le syndicat chéri » – soit pris de panique. Il a perdu des dizaines de milliers de membres qui sentent que la direction est très proche des firmes et du gouvernement. Alors qu’il était encore le premier syndicat d’Afrique du Sud il y a une année, il est aujourd’hui en quatrième position. Cela signifie pour le gouvernement de l’ANC qu’il a perdu la confiance des travailleurs organisés, au moins d’une grande partie d’entre eux, qui était sans doute la mieux représentée par le NUMSA. En outre, alors qu’il y a environ un mois le NUMSA a rompu son alliance avec l’ANC, ce à quoi nous assistons est à une reconfiguration de la gauche.
Le NUMSA tient cette semaine des réunions à travers tout le pays, en particulier samedi 1er février à Johannesburg, avec ses partenaires des mouvements sociaux dont je pense que dans les prochains mois, ou peut-être années, deviendront, ainsi qu’on le nomme : le front unifié de la gauche indépendante. Nous assistons donc réellement à une reconfiguration de la société civile indépendante, des mouvements sociaux avec des manifestations de protestation très nombreuses. Selon les statistiques de la police, on dénombre près de 1800 manifestations qui connurent une issue violente au cours de l’année passée. Il y a donc des protestations locales qui se déroulent, environ 30 par jour, et beaucoup ont une tournure violente.
Ces protestations sont du type que nous appelons « pop-corn » : elles explosent avant de retomber. Ce qu’elles ont manqué jusqu’ici c’est du type de cohésion qu’un syndicat important, avec son expérience d’organisation démocratique à la base, sur le lieu de travail, a fourni de manière caractéristique aux activistes. Il y a vingt ans, chaque groupe local menant une protestation était invariablement conduit par un syndicaliste éprouvé. Au cours des années 1990, beaucoup de ces syndicalistes recevaient de meilleurs salaires. Ils quittèrent les quartiers où vivent les personnes avec les plus bas revenus. Il en a résulté, au cours des dernières années, d’importants soulèvements, des protestations mais sans beaucoup de direction et aucune idéologie. Cela pourrait désormais changer.
Samedi, une exposition des luttes se déroulera à Johannesburg, accueillie par les travailleurs du secteur du métal, afin que les militants les plus représentatifs d’Afrique du Sud puissent partager leurs expériences. Cela pourrait signifier que l’ANC, non pas lors des élections présentes, mais à l’occasion de futures élections, lors par exemple celles municipales de 2016 ou nationales de 2019, pourrait s’affronter à un Parti des travailleurs. Actuellement, l’ANC fait face à une menace politique provenant de la gauche, celle des Economic Freedom Fighters, dirigés par Julius Malema, qui était un jeune dirigeant très militant au sein du parti gouvernemental et qui en a été expulsé, en partie en raison de la corruption, mais aussi principalement parce qu’il mettait en question le conservatisme de l’ANC. Tout cela signifie qu’à gauche beaucoup d’explosions sont en cours.
Certains affirment que cela est le résultat d’une transition, pour reprendre les termes d’Antonio Gramsci, d’une guerre de position à une guerre de mouvement. En parallèle, du côté de la droite, nous avons assisté cette semaine à la fusion des deux partis libéraux classiques ou, certains diront, partis favorables au « libre marché néolibéral ». L’un est dirigé par l’ancien partenaire de Steve Bico, Mamphela Ramphele, l’autre par le parti blanc traditionnellement centriste, la Democratic Alliance. Cela peut signifier que cette droite pourrait s’assurer entre 20 et 25% des votes. Lors des élections de mai ou de juin (elles n’ont pas encore été convoquées), l’ANC pourrait passer de 66% à moins de 50% des suffrages. Cela reste à voir, mais il me semble assez probable que le parti gouvernemental commence à se fragmenter gravement. (Entretien sur The Real News, chaîne basée aux Etats-Unis et au Canada, le 3 février 2014, décrypté et traduit par A l’Encontre ; voir ci-dessous la vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=ZnR5NnqulZs)
[1] Voir : http://www.dailymaverick.co.za/article/2013-10-24-marikana-massacre-saps-lonmin-ramaphosa-time-for-blood-miners-blood/#.Uu_xsfboXOE (Réd.).