Édition du 16 avril 2024

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Planète

Après les inondations, les traumatismes de la population du Pakistan

Depuis 2010, des chercheurs se sont intéressés aux effets dévastateurs des catastrophes naturelles, comme les inondations, sur la santé mentale des populations affectées au Pakistan. Un phénomène « à ne surtout pas prendre à la légère », alerte Asma Humayun, chercheuse et psychiatre à Islamabad.

Tiré de Médiapart.

Les images des inondations de l’été 2022 au Pakistan ont choqué le monde entier. Avec un tiers du pays touché, des habitations détruites et des champs recouverts d’eau stagnante, les populations n’ont souvent eu d’autre choix que de fuir, tantôt pour la ville, tantôt pour les camps de déplacé·es internes ou le bord de la route, où de nombreuses personnes survivent encore à ce jour sous de simples tentes, malgré l’arrivée de l’hiver.

Pour les autorités comme pour les ONG, il a d’abord fallu répondre à l’urgence, en sauvant des vies de la noyade, en apportant une assistance matérielle aux personnes déplacées et en tentant, parfois, de réinstaller celles et ceux dont la maison tenait encore debout.

Mais dans ce flot d’urgences, peu se sont attardés sur la santé mentale des personnes affectées par les inondations, souvent traumatisées par le chaos, la perte de leur lieu de vie, la mort d’un·e proche, la faim et la maladie, la survie dans des camps de fortune.

Au Pakistan, les inondations ne sont pas un phénomène nouveau. En 2010 déjà, le pays avait été frappé par de fortes montées des eaux, touchant plus d’un million de personnes. Mais, cette fois, leur intensité a dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer : 33 millions de personnes ont été touchées de près ou de loin, et plus de 1 600 ont perdu la vie.

Une tragédie « sans précédent », « la pire catastrophe humanitaire de notre décennie », selon la ministre chargée du dérèglement climatique au Pakistan, Sherry Rehman.

Dans une étude publiée en 2013, les chercheurs Syed Muhammad Mubeen, Seema Nigah-e-Mumtaz et Saqib Gul avaient déjà mis en lumière les effets ravageurs des inondations sur la santé mentale des habitant·es du Sindh, une région située au sud du Pakistan et particulièrement touchée.

Le poids du stress post-traumatique

Cinq mois après les inondations de 2010, leurs travaux démontraient que 59,2 % des personnes interrogées étaient « sévèrement atteintes » d’un syndrome de stress post-traumatique, 26,3 % l’étaient à une échelle modérée et 14,5 % à une échelle moins importante. Plus de la moitié souffraient de dépression.

L’étude relevait également des écarts « significatifs » entre les femmes et les hommes, les femmes étant « plus susceptibles de développer des troubles mentaux » dans ce contexte. Le syndrome de stress post-traumatique et la dépression étaient par ailleurs plus fréquents chez les personnes vivant en communauté, lorsque celles-ci perdaient subitement leur lieu d’habitation dans les inondations.

« Les personnes ayant subi des pertes humaines et matérielles importantes, y compris celles qui vivaient déjà sous le seuil de pauvreté auparavant, ont souffert de graves troubles psychologiques avec la perte de leur environnement », notent les auteurs.

À Dadu, dans le Sindh, une femme rencontrée sur un camp improvisé au bord de la route expliquait comment, depuis les inondations et leur déplacement forcé, sa fille âgée de trois ans « n’était plus la même ». « Elle ne va pas bien du tout depuis. Elle n’arrive même plus à prononcer des mots, à se déplacer toute seule. »

En plus d’avoir vécu les inondations, la fillette a vu plusieurs personnes se noyer dans la rivière en contrebas, dont des enfants, en faisant leur toilette. « Je sens qu’elle est très atteinte, mais on ne sait pas comment l’aider », s’inquiétait cette habitante du village de Khirdin, totalement démunie.

« Les enfants et les femmes sont certainement plus vulnérables dans ce contexte », abonde Asma Humayun, chercheuse et consultante pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui s’intéresse à l’impact des inondations sur la santé mentale des populations affectées cette année.

« Avant les inondations, 80 % des personnes souffrant de maladies psychiques n’avaient pas accès à un traitement. Avec la crise actuelle, leurs conditions de vie et leur santé mentale se sont fortement détériorées. Quant aux 20 % restants, ils se retrouvent souvent en rupture de traitement. »

  • Dès que je ferme les yeux, je revis les inondations, je revois l’eau partout. Je n’arrive plus à dormir.
  • - Un habitant de la ville inondée de Khairpur Nathan Shah, dans le Sindh

Et d’ajouter : « On sait que dans toute crise humanitaire, un cinquième de la population souffre de troubles mentaux. C’est beaucoup. Dans le contexte des inondations, les populations subissent des traumatismes importants. » La psychiatre évoque le cas d’un homme qui, voyant sa maison et ses terres inondées, n’a pas su s’il devait sauver son enfant de la noyade ou la vache qui pourrait nourrir ses six autres enfants.

« Une femme était aussi dans tous ses états à l’hôpital, expliquant qu’elle avait besoin de 1 000 roupies pour pouvoir enterrer son enfant décédé dans les inondations. Ce sont des expériences dévastatrices. »

Dans la ville de Khairpur Nathan Shah (Sindh), un homme nous avait dit avoir l’impression de vivre une « guerre ». « Ma maison est juste là, elle est à moitié détruite. Je suis terrorisé à l’idée d’y entrer. Dès que je ferme les yeux, je revis les inondations, je revois l’eau partout. Je n’arrive plus à dormir », confie-t-il, estimant être « traumatisé ».

Une prise en charge quasi inexistante

L’air hagard, l’un de ses voisins, Muhammad Musa, racontait avoir dû enterrer sa femme, décédée de la malaria quatre semaines plus tôt. « Ma maison est toujours sous les eaux, je suis hébergé à la mosquée. Je suis au chômage, ma femme est morte, mes enfants sont orphelins, ma maison et mes biens ont été détruits par les inondations. Ma vie est ruinée, je ne pourrai pas m’en remettre. »

Dans le nord du pays, dans la région de Gilgit-Baltistan, également touchée par des inondations liées à la fonte des glaciers, le programme de soutien aux populations rurales lancé par l’agence Aga Khan a lui aussi permis de mettre en lumière le désespoir des habitant·es, pointant un manque d’accompagnement et de soins adaptés.

Selon la plateforme The Third Pole, qui s’intéresse de près à la région de l’Hindou Kouch-Himalaya, beaucoup vivent dans la peur d’une nouvelle catastrophe naturelle et souffrent de dépression ou d’insomnie. Le seul psychologue se trouve à Gilgit, la capitale régionale, à plusieurs dizaines de kilomètres, trop loin et trop cher pour la plupart des personnes concernées.

  • Il y a une forme de honte, comme un sentiment d’échec, à admettre que l’on ne va pas bien sur le plan psychologique.
  • - Asma Humayun, psychiatre

Pour d’autres rescapé·es des inondations, poursuit la psychiatre Asma Humayun, le moindre épisode de pluie peut susciter de l’appréhension et provoquer des crises d’angoisse. « La plupart des gens réagissent avec un stress dont ils arrivent à se remettre avec le temps. Mais le spectre de souffrances est très large, pouvant aller jusqu’au syndrome de stress post-traumatique, la dépression ou des épisodes de psychose, voire de sévères troubles mentaux pour 2 à 3 % de la population affectée. »

Mais tout le monde n’est pas capable d’exprimer sa douleur. La chercheuse évoque, en premier lieu, l’urgence de la survie, liée aux difficiles conditions de vie dans un contexte post-inondations, mais aussi le tabou qui entoure ces questions dans la culture pakistanaise.

« Il y a une forme de honte, comme un sentiment d’échec, à admettre que l’on ne va pas bien sur le plan psychologique. Le peu de personnes qui osent en parler sont ensuite discriminées, perçues comme des faibles et de mauvais musulmans ; puisqu’une personne ayant la foi doit être en mesure d’affronter les épreuves de la vie. »

Les personnes affectées sont ainsi, selon la psychiatre, davantage enclines à exprimer leurs difficultés sur le plan matériel ou physique, refoulant les traumatismes psychologiques qu’elles ont pu subir, ou subissent encore.

« Le plus souvent, ces personnes se rendent chez le médecin parce qu’elles somatisent leur angoisse, c’est-à-dire que leur corps l’exprime d’une autre façon, sur le plan physique ; et le médecin ne peut donc pas les aider à résoudre leur problème. Il y a une grande ignorance autour de ce sujet. »

Pourtant, les traumatismes sont « extrêmement importants » et vont s’installer dans la durée, faute de prise en charge et face à un long processus de reconstruction post-inondations. Impulsé par Asma Humayun, qui est aussi conseillère auprès du ministre de la planification, du développement et des initiatives spéciales, un programme national encadré par l’OMS et soutenu par plusieurs ONG internationales et l’Unicef (qui a déjà souligné la vulnérabilité des enfants face aux troubles mentaux) pourrait prochainement être lancé au Pakistan.

Mais les financements tardent encore à venir. Le plan, qui se déclinerait au niveau local (notamment dans le Sindh et le Balouchistan, deux provinces particulièrement touchées par les inondations), viserait à former des travailleurs, enseignants, personnels de santé ; voire des élus locaux, afin qu’ils identifient les personnes ayant besoin de soins et qu’ils leur apportent un soutien ou un traitement adapté.

« Il ne faut surtout pas prendre les troubles mentaux à la légère, alerte la psychiatre. Les facteurs sociaux et économiques influent beaucoup sur la santé mentale des personnes, elle-même déjà fragilisée par les inondations. »

Le Pakistan pourrait, dans ce contexte de catastrophe humanitaire, faire face à une aggravation de la pauvreté et à une augmentation des violences et de la criminalité, des abus sur les enfants, de la consommation de drogue ou des suicides. « Le développement social et l’économie sont aussi étroitement liés. C’est pour toutes ces raisons qu’il est urgent d’agir dans le domaine de la santé mentale au Pakistan », conclut-elle.

Nejma Brahim

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