Édition du 16 avril 2024

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Europe

Au Royaume-Uni, le mouvement social ne désarme pas

Le mouvement de grève pour la hausse des salaires commencé en juin 2022 au Royaume-Uni s’est poursuivi et a continué de s’étendre au cours des dernier mois, en ciblant plus directement les choix budgétaires du pouvoir.

Tiré de Contretemps
22 mars 2023

Par Thierry Labica

La crise inflationniste reste le problème central : l’inflation était encore à 10,7 pour cent en décembre (en léger recul après avoir atteint 11,1 pour cent), et à 14 pour cent -en recul de 0,2 % – si l’on intègre les fluctuations des taux d’emprunts immobiliers. Cependant, deux données sont venues infléchir le contexte des luttes et revendications en cours : l’entrée en récession et les annonces budgétaires faites à la mi-novembre par le ministre des Finances, Jeremy Hunt.

Entrée en récession

Après une phase de contraction importante au cours du troisième trimestre 2022 (-0,2 % entre juillet et septembre, et -0.6 % en septembre), l’économie du Royaume-Uni est entrée en récession au dernier trimestre de l’année écoulée. Un tel développement, anticipé depuis mai, est une conséquence directe de la baisse de la consommation des ménages (inflation et hausse des taux d’intérêt) qui touche le secteur des produits manufacturés en particulier. L’économie du R-U est maintenant en repli de 0,4 pour cent par rapport à son niveau de 2019.

Les difficultés économiques ne se limitent certes pas au R-U, dont la situation reste toutefois singulière. Cet État est le seul du G7 à avoir connu un recul de son économie au troisième trimestre quand celles de l’Allemagne, de la France ou de l’Italie étaient en croissance de 0,2 ou 0,5 pour cent sur la même période. Il est maintenant le premier à entrer en récession. Si cette même perspective se profile ailleurs, c’est au R-U qu’elle devrait être la plus durable : jusqu’à deux ans, selon la Banque d’Angleterre, soit, la plus longue phase récessive qu’aura connu le R-U depuis la seconde guerre mondiale. Une importante remontée du chômage est attendue, sur fond d’inflation toujours élevée, bien qu’en recul (aux alentours de 7 pour cent).

Austérité toujours recommencée

Les annonces budgétaires faites le 17 novembre se sont trouvées coïncider avec ce moment de basculement de l’économie du Royaume-Uni. Sur certains points, elles ont pu sembler apporter un début de réponse. On pense notamment à l’indexation attendue des minima sur l’inflation à partir d’avril 2023, à l’augmentation de 2,3 milliards du budget de l’école, et de 3,3 milliards pour le service national de santé (par an, sur les deux prochaines années). En retour, le ministre des finances a fixé des objectifs de performance et de lutte contre les gaspillages et autres « inefficiences ».

Beaucoup auront toutefois observé que l’indexation des minima arrive très tard compte tenu de la gravité de la situation pour des millions de foyers. Pour rappel : 14.5 millions de britanniques vivent sous le seuil de pauvreté. Entre 2008-9 et 2020-21, le nombre d’usagers des banques alimentaires (parmi lesquels, nombre de salarié.es) est passé de 26 000 à 2,56 millions. On recense à l’heure actuelle plus de 2500 banques alimentaires au R-U et près de 10 millions d’adultes (9,7m) étaient en situation d’insécurité alimentaire en septembre 2022 (soit 18,4 pour cent des ménages du R-U). Les enfants de 20 pour cent des ménages de « travailleurs essentiels », tant applaudis aux fenêtres, vivent sous le seuil de pauvreté. Près d’un million d’enfants (pour cette seule catégorie des « key workers ») étaient concernés en 2022, soit 65 000 de plus qu’à la veille de la pandémie.

On constate également que « l’augmentation » du budget du secondaire ne fait que ramener la dépense par élève à son niveau de 2010 (après une baisse de 9 pour cent sur la décennie 2010-2020), mais donc sans croissance nette du budget de l’école en bientôt quatorze années. Mais dans les faits, ces 4,6 md sur deux ans restent en-deçà des prévisions de pression inflationniste et les ressources des établissements scolaires resteront en réalité inférieures à leur niveau de 2015 et nombre d’activités sont vouées à être réduites ou supprimées.

De la même manière, le complément destiné au NHS compense la poussée inflationniste mais arrive à peine à la moitié de ce dont aurait besoin le NHS pour émerger de son état de crise profond : plus de 133 000 postes équivalent temps plein ne sont pas pourvus dans le NHS Angleterre. Pour l’Angleterre toujours, plus de 7 millions de personnes sont sur listes d’attentes du NHS pour recevoir leur traitement ; entre novembre et début janvier 2023, le nombre de patients devant attendre plus de douze heures pour une admission aux urgences a augmenté de 355 pour cent et près de 500 patients décèdent chaque semaine du fait des délais d’accueil aux urgences.

Déréglementer, réprimer

La priorité gouvernementale reste toutefois de garantir « les finances publiques que les marchés attendent » en comblant alors ce que le parti au pouvoir estime être le « trou noir fiscal » – 54 milliards de livres sterling – qu’il s’agit, dès lors, de « reboucher » par 24 milliards d’augmentations d’impôts et 30 milliards de coupes budgétaires. En d’autres termes, les quelques annonces de dépenses supplémentaires ne déguisent ou n’édulcorent en rien la nouvelle phase de violence austéritaire choisie par le pouvoir.

Cette stratégie s’accompagne de deux volets. D’une part, avec le Retained EU Law (Revocation and Reform) Bill arrivé au parlement en septembre, le gouvernement prévoit la suppression (au 31 décembre 2023) de tout le maillage législatif et réglementaire hérité de la période d’adhésion à l’UE, et qui, dans le contexte britannique, a contribué à constituer un ensemble de repères et de protections pour le droit du travail, des consommateurs et de l’environnement. En outre, cet acte d’abrogation en masse pourra se faire sans aucun processus parlementaire, et dans la négation la plus sommaire des droits censément dévolus aux parlements autonomes d’Écosse et du Pays de Galles.

D’autre part, le gouvernement poursuit son durcissement du régime sécuritaire de répression des mouvements sociaux et syndicaux. Le Public Order Bill, introduit au parlement en novembre dernier, est le dernier développement en date d’un enserrement récemment accentué par les lois de 2020 d’immunité des « flics espions » et de 2022 sur l’accroissement des pouvoirs de police, présentant un recul des libertés civiles, à commencer par le simple droit de manifester : sous le régime du Crime, Police, Sentencing and Courts Act 2022, un déboulonnage de statue d’esclavagiste peut être réprimé deux fois plus durement (jusqu’à dix ans) qu’un viol (cinq ans)…

La faute à qui ?

On peut trouver tentant d’attribuer la responsabilité de ces calamités à Boris Johnson, ou Liz (Truss), ou, plus prévisiblement encore, au Brexit, comme cela semble acquis pour divers commentateurs bien en cour.

Les tendances récentes n’ont débuté ni avec Johnson, ni avec le Brexit et relèvent de temporalités plus longues qui imposent de remonter à la réponse austéritaire à la crise de 2008, et plus généralement, aux conditions politiques à l’origine d’un marché du travail de très bas salaires, fortement déréglementé, et d’une société britannique contemporaine marquée par des polarisations capital-travail, riches-pauvres ainsi que, nord-sud, plus fortes que partout ailleurs en Europe.

Si le Brexit aujourd’hui pose des problèmes bien réels, il ne peut en aucun cas servir à dissimuler l’aggravation accélérée de ces polarisations au cours des deux dernières années. Pour ne prendre que quelques exemples : bénéfices des entreprises cotées à l’indice FTSE 350 de la bourse de Londres de 73 pour cent supérieurs à leur niveau pré-crise sanitaire ; 29 pour cent d’augmentation des revenus de l’élite patronale entre 2020 et 2021 ; accroissement de 22 pour cent en moyenne des fortunes des milliardaires basés au Royaume-Uni au cours de cette même période, ou 170 milliards de livres sterling de profits « excédentaires » prévus pour les grandes entreprises de l’énergie dans les deux années à venir (…)

Contre la « règle » imposée par le gouvernement Sunak, des recherches récentes montrent que, Brexit ou non, de simples reformes sur la fiscalité des plus-values et/ou sur les hauts revenus dissiperaient la fiction du « trou noir » : ne serait-ce qu’une taxe annuelle de 1 pour cent sur les fortunes de plus de 500 000 livres sterling sur cinq ans rapporterait 260 milliards de livres.

Les luttes s’articulent désormais non plus contre les employeurs mais aussi et plus directement contre les choix budgétaires du pouvoir. Reste à savoir si les souhaits des convergences nécessaires finiront par se concrétiser, non seulement contre la politique gouvernementale mais aussi contre les deux freins que sont la direction du TUC (confédération syndicale britannique) et une direction travailliste droitière tout occupée à gérer son avantage sondagier depuis le naufrage de l’éphémère Liz Truss. Ces obstacles considérables sont aussi une occasion de se distancier, voire, de s’émanciper de ces tutelles historiques.

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