Édition du 23 avril 2024

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Cultures, arts et sociétés

Borderline est plus que « borderline »

Écrit et réalisé par des femmes, le film Borderline banalise tristement les rapports de domination sexuelle. Quel contraste avec Continental, un film sans fusil qui, quand on y pense, explore plus ou moins les mêmes thèmes – la solitude, le manque d’estime de soi, la difficulté de comprendre ses propres sentiments et de les communiquer, le rapport malsain à la sexualité comme distraction ou comme outil de valorisation de soi – mais de façon combien plus subtile, complexe, sensible, intelligente, originale.

Dans Borderline, sur nos écrans de cinéma depuis quelques semaines, il n’y a pas de doute que les performances d’actrices d’Angèle Coutu, de Sylvie Drapeau et d’Isabelle Blais sont fortes, et on se réjouit pour elles d’avoir eu la chance d’interpréter des rôles exigeants. On comprend que des actrices talentueuses aiment le défi professionnel d’incarner des personnages troublés. Et toutes les trois l’ont fait avec brio.

Mais au-delà de la performance des actrices et acteurs, un film est une œuvre. Et puisque c’est une œuvre diffusée, c’est une « proposition publique ». Il convient donc d’examiner un film dans son ensemble et de juger de la pertinence et de la valeur globale de l’œuvre en examinant ce qu’elle porte, communique et projette dans l’espace public. Le/la scénariste et le/la réalisateur/trice d’un film ont une responsabilité sociale quant aux images, aux valeurs et à la thèse qu’ils/elles communiquent par leur film.

Considérez l’énoncé suivant : Si ta mère a des problèmes psychologiques graves au point de ne pas pouvoir communiquer convenablement avec toi durant ta tendre enfance, alors ça peut faire en sorte que tu auras de la difficulté à développer des relations saines quand tu seras adulte. Évident, non ? Élémentaire, en fait. Pour communiquer ça, on n’a vraiment pas besoin de montrer, plusieurs fois, le personnage d’Isabelle Blais être traité comme un objet dans des relations sexuelles tordues et très explicites. Vu sous cet angle, Borderline, comme œuvre, est un film extrêmement mince.

Quel contraste avec Continental, un film sans fusil qui, quand on y pense, explore plus ou moins les mêmes thèmes – la solitude, le manque d’estime de soi, la difficulté de comprendre ses propres sentiments et de les communiquer, le rapport malsain à la sexualité comme distraction ou comme outil de valorisation de soi – mais de façon combien plus subtile, complexe, sensible, intelligente, originale.

Incidemment, les performances d’acteurs/trices de Gilbert Sicotte et Pauline Martin valent bien celle d’Angèle Coutu, celles de Fanny Mallette et de Ginette Guay valent sûrement celles d’Isabelle Blais et de Sylvie Drapeau, et celle de Réal Bossé éclipse complètement celle de Jean-Hughes Anglade.

Que les co-réalisatrices l’aient voulu ou non, Borderline banalise les rapports sexuels malsains : soumise, dominée et traitée comme un objet sexuel, la jeune femme reste néanmoins « toute cute », et elle continue de sourire angéliquement lorsqu’elle prend ses marches en plein air. Aussi, dans le film, ça semble banal et normal qu’une belle étudiante soit bêtement soumise envers son prof de littérature marié, 20 ans plus âgé qu’elle, et pas plus séduisant qu’une branche de brocoli séché. Enfin, prenant en exemple la façon dont le prof réclame une fellation, il faut aussi admettre que Borderline reproduit le rapport dominant-dominée qui est typique des films porno.

Depuis quelques années, on s’inquiète, avec raison, de l’hypersexualisation des jeunes filles de 12 à 16 ans, un « style de vie » véhiculé par les messages et les images (des magazines, des émissions de télé, des films) qui banalisent et normalisent l’exposition du corps comme façon pour les filles de se valoriser dans le regard des garçons. À mon avis, Borderline communique la suite logique et chronologique : il banalise et normalise « l’objectisation » de la jeune femme de 18 à 30 ans, réduite à une distraction sexuelle purement physique pour les hommes, notamment les hommes plus âgés.

Borderline contient beaucoup plus de scènes de sexualité que c’était nécessaire pour illustrer le propos, et celles-ci n’avaient absolument pas à être toutes aussi explicites. Ça fait penser à la pauvre fille Lavigueur, dans la série télé récente, qu’on montrait soumise dans des rapports sexuels violents bien plus souvent que c’était nécessaire pour soi-disant illustrer l’emprise du bum sur la fille. Encore là, par la répétition d’images très crues, on banalisait la domination et la violence sexuelle. Ce dernier cas a soulevé des réserves, mais je n’ai pas entendu s’exprimer les mêmes malaises au sujet de Borderline. Pourtant, la sexualité prend une place bien plus centrale dans Borderline que dans Les Lavigueur.

Qu’est-ce qui reste comme impression dans l’esprit d’une fille ou d’un gars de 17 ou 19 ans qui voit à répétition des rapports sexuels comme ceux dans Les Lavigueur et dans Borderline ? Il reste peut-être une vague impression que c’est plus ou moins normal qu’un gars, quand l’envie lui pogne, saisisse la fille sur la table de cuisine ou contre un mur, sans égard à ce que la fille peut en penser, ou qu’il lui donne l’instruction de lui faire une fellation aussi banalement qu’il lui dirait « passe-moi la télécommande ».

À mes amiEs, jeunes ou moins jeunes, je recommande vivement de voir Continental parce que leur intelligence et leur imagination seront stimulées, parce que le jeune réalisateur a brillamment réussi l’exploit d’entrelacer quatre histoires de vie, et parce que ce film contient, sur un fond de grisaille banlieusarde, de belles étincelles d’humanité et d’espoir. Mais je leur dis de ne pas perdre leur temps à voir Borderline, parce qu’il n’y a rien à y apprendre, parce que le film n’enclenche aucune réflexion inédite ou utile, et parce que le type de rapport homme-femme qui traverse l’histoire très mince est aussi totalement déprimant que celui qui est typique des films porno.

Depuis les débuts de la peinture, les hommes peintres ont apprécié les femmes nues, jeunes et belles, pour exprimer leur talent en peinture bien sûr, mais aussi pour leur propre plaisir – celui des yeux et, le cas échéant, celui de la chair. Depuis l’invention du cinéma, les hommes cinéastes ont fait de même avec les jeunes actrices.

C’est intéressant de constater que Borderline, écrit et réalisé par des femmes, fait beaucoup de place à la nudité et à la sexualité, de façon très crue et tordue, et qu’il met explicitement et répétitivement la femme dans un rôle d’objet sexuel dominé. À l’opposé, Continental, écrit et réalisé par un homme, explore à peu près les mêmes thèmes psychologiques, mais avec douceur, sensibilité, subtilité et pudeur. En observant ce contraste extrême, on se dit que c’est vraisemblablement un des résultats de notre évolution sociale, en ce sens que nous en sommes arrivés à un point où les femmes et les hommes s’expriment, professionnellement et artistiquement, de façons qui ne sont plus déterminées ou limitées par leur propre sexe. Très bien. Mais avouez que dans ce cas-ci, il y a quelque chose de troublant, ou à tout le moins ironique.

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