Édition du 16 avril 2024

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Arts culture et société

Émotions et mouvements sociaux (le mobile fait arme)

L’abus de Robespierre : l’instrumentalisation des malheureux

Nous avons vu, avec Jean-Paul Sartre, les a priori de l’action, alors que le motif (la raison, l’objectivité) s’associe continuellement au mobile (les émotions, les passions, la subjectivité). Mais l’un est plus volatile que l’autre, à savoir le deuxième, susceptible de gagner ou de perdre en intensité, sans jamais disparaître. Il constitue donc un important instrument de mobilisation et de revendication pour tout mouvement social. D’ailleurs, cette combinaison du motif et du mobile ne se retrouve-t-elle pas aussi dans des soulèvements populaires, en songeant notamment à des révolutions ?

Hannah Arendt (2012[1963]) expose bien comment un mobile a su engendrer un mouvement de masse sans pareil lors de la Révolution française, à savoir cette période d’instrumentalisation de la grande misère par la bourgeoisie d’alors qui ambitionnait une conquête sur l’aristocratie et la monarchie. Parce que la question sociale prenait de l’ampleur, parce qu’il y avait toujours des questionnements au sujet de la pauvreté à combattre ; cette dernière engendre souvent la misère, la misère conjecture la souffrance, et cette souffrance avive la colère, surtout lorsqu’une minorité visible jouit de l’abondance. Arendt (2012[1963] : 133-134 et 166) se montre sans « pitié » pour Robespierre, qui a abusé, en quelque sorte, de la colère des indigents pour créer l’impulsion voulue à son soulèvement : 

La glorification des pauvres par Robespierre, en tout cas son éloge de la souffrance comme ressort de la vertu étaient sentimentaux au sens strict du terme et, en tant que tels, passablement dangereux […]. La pitié, prise comme ressort de la vertu, s’est révélée posséder un potentiel de cruauté supérieur à celui de la cruauté elle-même. “Par pitié, par amour pour l’humanité, soyez inhumains !” : ces paroles glanées […] sont le préambule à une justification rationnelle, grossière mais néanmoins précise et très répandue, de la cruauté de la pitié […]. […] [L]orsque chacun fut convaincu que seuls l’intérêt et le besoin bruts étaient dénués d’hypocrisie, les malheureux se transformèrent en enragés, car la rage est bien la seule forme sous laquelle le malheur peut devenir actif.

Robespierre a donc glorifié la souffrance de ces malheureux, voire de cette majorité coincée dans la pauvreté, de manière à canaliser cette détresse en une raison valable de répliquer à l’élite responsable de leur état. Ainsi, la rationalité derrière la révolution, attribuée à un stratagème visant l’obtention du pouvoir par une minorité bourgeoise, dissimule des mobiles facilement associables non seulement à l’ambition, mais aussi à un désir profond de changement devenu à ce point pressant que la passion l’emporta dans l’apothéose de sa violence dont elle est capable, surtout lorsqu’elle compte un grand nombre de fidèles.

Arendt rappelle l’influence de Rousseau sur Robespierre, particulièrement son principe de solidarité comme guide de l’action. Précisons que, selon l’entendement rousseauiste, l’ennemi commun est l’intérêt individuel, pour ne dire cette volonté particulière favorable à l’élite désireuse de conserver ses privilèges, ses titres, son abondance. Par conséquent, la volonté générale décrite par Rousseau impose un rejet du particulier et de la distinction, afin de générer un authentique sentiment de solidarité attribuable à une adhésion au corps national à titre de citoyen et de citoyenne, dans un système de droits égaux.

Par l’instrument politique, la lutte contre la pauvreté s’était donc convertie en une protestation pour obtenir des droits non seulement en vertu des lois, mais aussi dans la redistribution des richesses, puisque l’abondance devait être partagée. En revanche, si l’affranchissement de la pauvreté avait été au départ le cœur de la lutte pour la liberté, une bifurcation se produisit en cours de route, sous les manœuvres de Robespierre, par le biais du précepte de volonté générale, alors que l’égalité dans l’abondance devenait désormais le but de la révolution. Parce que la colère des malheureux ne portait plus sur leur indigence, mais sur l’abondance qu’une minorité s’était illégalement accaparée. De protestataires, ils se transformèrent brusquement en enragés.


Pour conclure

Si le motif repose sur des assises dites raisonnées, son influence prend de l’envergure lorsqu’il peut attiser des passions corrélatives, quoique lui-même soit motivé par l’ambition. Signalons donc que cette volonté particulière exige un mobile bien enraciné, faisant en sorte qu’il se communique à d’autres personnes et laisse planer la possibilité de fomenter un soulèvement de faible ou de fort écho. En revanche, un stratagème de manipulation semble participer à ce genre de phénomène, selon les cas, comme a su le démontrer Hannah Arendt dans sa prise de vue sur la Révolution française ; sans pour autant conjecturer une parfaite maîtrise des manipulé-e-s dont la violence de leurs émotions se couronnera par des résultats mitigés, puisque la substitution d’une élite dirigeante par une autre ne signifie pas nécessairement une amélioration dans la manière globale de diriger. Robespierre s’en apercevra lui-même une fois rendu au pouvoir.

Tout compte fait, cet épisode dramatique de l’histoire du changement social fait apparaître un concept clé mieux défini par Émile Durkheim. En effet, la volonté générale peut se rapporter à un état de conscience collective qui fera d’ailleurs l’objet de notre prochain article.

Écrit par Guylain Bernier

Bibliographie

ARENDT, Hannah (2012), De la révolution [1963], Paris, Gallimard, Collection « folio essais ».

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