Édition du 23 avril 2024

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Monde du travail et syndicalisme

En Allemagne, les syndicats entendent instaurer un nouveau rapport de force

Une mobilisation inédite de grévistes a mis à l’arrêt les transports publics allemands le 27 mars. La “Tagesschau” se demande si le pays est en train d’entrer dans une nouvelle ère de contestations, inspirée par la France.

Tiré de Courrier international.

L’indignation était déjà grande chez les patrons avant la “supergrève” [du 27 mars] : Steffen Kampeter, le directeur général du BDA, le syndicat des patrons allemand, voyait dans cette mobilisation un danger pour “l’acceptation du droit de grève”, le secteur de la logistique mettait en garde contre “une catastrophe pour l’approvisionnement”, Karin Welge, la présidente de l’association des employeurs communaux, parlait même de “radicalisation”.

Le fait est que cette grève est sans précédent dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Pour trouver quelque chose de comparable, il faut remonter dans le temps : les dernières grèves intersyndicales et interprofessionnelles avaient eu lieu au début des années 1990 dans les transports régionaux et nationaux et les aéroports. Il ne s’agissait cependant pas de grèves d’avertissement [des mobilisations lancées au moment des discussions pour faire pression sur les négociateurs]. L’Allemagne – qui n’est pas vraiment connue pour son penchant pour la grève en comparaison avec les autres pays européens, et en premier lieu avec la France – va-t-elle connaître un changement radical en la matière ?

“Franchement, je n’y crois pas”, déclare Thorsten Schulten, politologue et expert en politique salariale auprès de la Fondation Hans Böckler, un organisme proche des salariés, lors d’un entretien accordé à Radio Berlin-Brandebourg. Les gens remarquent davantage les grèves du service public que celles de la métallurgie, par exemple – tout simplement parce que tout le monde ou presque en subit les conséquences. Ce qui est inhabituel, c’est le moment, précise-t-il : ce n’est pas si souvent qu’on fait grève comme aujourd’hui, alors que la troisième tournée des négociations salariales commence à Potsdam. [Elle a depuis échoué, une quatrième session a commencé le 22 avril.]

Un changement d’époque relatif

Pour autant, on ne peut cependant pas encore parler de changement d’époque. La situation actuelle – inflation, crise de l’énergie et Covid – est exceptionnelle, ajoute-t-il. “Si elle se prolonge encore pendant des années, je pourrais l’imaginer. Tous les instituts de recherche économique prévoient une certaine normalisation de la situation économique à partir de 2024 ou 2025 – s’il ne se passe pas à nouveau quelque chose d’inhabituel ou qu’une nouvelle pandémie se déclenche dans le monde.”

Pour Hagen Lesch, de l’Institut de l’économie allemande (IW), un organisme proche du patronat, on atteint actuellement un nouveau niveau de mobilisation. Certes, des syndicats différents avaient conjointement appelé à la grève dans les années 1980 et 1990 – mais c’était toujours des grèves illimitées. En revanche, “c’est nouveau pour une grève d’avertissement”, explique-t-il lors d’un entretien accordé à la Tagesschau.

Ce n’est pas que le moment soit inhabituel, c’est plutôt que l’intensité des grèves a clairement augmenté à ses yeux. Ce qui présente des effets positifs pour les syndicats. “Nous sommes au seuil d’une réorientation de la grève”, juge-t-il. Il se demande si l’objectif n’est pas de récolter le plus d’adhérents possibles plutôt que de faire avancer des revendications salariales.

De fait, la grève a été une bonne affaire pour Ver.di, le deuxième plus grand syndicat du pays, jusqu’à présent : l’organisation du secteur des services déclare avoir récupéré 50 000 nouveaux adhérents entre janvier et février. “Les syndicats reçoivent toujours davantage d’adhérents pendant les conflits et les grèves que quand les choses sont calmes”, déclare Schulten. On verra si cette tendance se maintient jusqu’à la fin de l’année.

Syndicats et mouvements écologistes s’allient

Ver.di franchit quand même un nouveau cap en se lançant dans une coopération politique avec un mouvement pour le climat comme Fridays for Future, juge Lesch. Les deux organisations sont descendues ensemble dans la rue il y a quelques semaines, et elles l’avaient déjà fait en 2020, lors du conflit sur les salaires dans les transports publics pour les voyageurs de proximité. “La frontière entre les grèves politiques et les grèves pour les salaires risque de disparaître”, s’inquiète Lesch.

Sur le plan purement juridique, on ne peut faire grève en Allemagne que pour faire passer des objectifs salariaux, contrairement à la France, par exemple. Le fait que deux syndicats [Ver.di et EVG, un organisme qui représente le rail] appellent à la grève en même temps n’est pas un problème. “Ce que je trouve préoccupant, c’est que nous risquons d’évoluer vers une culture de la grève qui s’approche de celle qu’on trouve en France”, précise-t-il. Ce que nul ne peut approuver, à son avis.

Marcel Fratzscher, président du conseil d’administration de l’Institut allemand de recherche économique (DIW), parle également de “changement d’époque”. “Le temps semble révolu où le marché du travail était gouverné par les patrons, où les entreprises pouvaient plus ou moins dicter les salaires et les conditions de travail”, déclare-t-il.

La pénurie de main-d’œuvre qualifiée fait que les employeurs ont nettement moins de pouvoir qu’il y a peu – même s’ils sont nombreux à ne pas vouloir le comprendre. “Les conflits sociaux et cette mégagrève dans le secteur des transports sont le résultat logique de ce changement d’époque.” Il s’attend à une nette augmentation des conflits sociaux dans les prochaines années en Allemagne.

Des contestations qui divisent

La population acceptera-t-elle d’autres “supergrèves”, comme celle du 27 mars dans le service public, à long terme ? Ce jour-là, en gare de Fribourg-en-Brisgau, dans le Sud, il n’y a guère eu d’activité. Quelques voyageurs et personnes qui se rendaient à leur travail étaient quand même coincés. “Paralyser tout un pays, je trouve ça exagéré”, déclare une dame. “Ce n’est que pour un jour, je survivrai”, tempère une autre. Des avis qui n’ont rien d’inhabituel.

Selon un sondage réalisé à la mi-mars, les revendications salariales dans le secteur public sont soutenues par une faible majorité. Cependant, les voix de ceux qui réclament une limitation du droit de grève – surtout dans les infrastructures essentielles – se font aussi plus fortes. D’après un autre sondage réalisé début mars qui relaie les attentes des entreprises au sein du parti conservateur de la CDU, 60 % des Allemands souhaitent déjà limiter le droit de grève en la matière.

“Il est aussi possible que les syndicats finissent par trop tirer sur la ficelle”, déclare Lesch. La population soutient leurs revendications. Mais si elle est trop souvent touchée par des grèves dans le métro ou les crèches, ils risquent de le payer.

Fabian Siegel

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