Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Féminismes en tension

Les affaires et les mouvements récents ont spectaculairement marqué les mobilisations féministes et antisexistes, mais ont-ils réellement changé les représentations et la situation elle-même ? Fatima Ouassak et Réjane Sénac confrontent des points de vue qui divergent sur l’état des luttes.

Tiré de regards.fr

L’une des plus grandes voix du XXe siècle habite ce restaurant du 13e arrondissement de Paris. Celle de la chanteuse, de l’infatigable militante Nina Simone : la première concertiste classique noire en Amérique. C’est sous son portrait que nous avons réuni deux féministes à débattre des grands enjeux d’aujourd’hui. Simone, le resto. 33, bd Arago 75013 Paris.

Fatima Ouassak est politologue et militante associative, fondatrice du Réseau Classe / Genre / Race. Réjane Sénac est directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Elle a notamment publié L’égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (éd. Rue de l’échiquier, 2019).

Regards. « #MeToo », « Balance ton porc », « Ligue du #LOL »… Est-on entré dans une nouvelle ère ? Peut-on parler de révolution ?

Fatima Ouassak. Je tiens tout d’abord à préciser que je parle du point de vue des luttes concrètes que j’ai menées et auxquelles j’ai participé. Jusqu’à #MeToo, la principale problématique dont j’ai pu observer la montée en puissance, c’est celle de l’instrumentalisation des luttes des femmes issues de l’immigration postcoloniale à des fins racistes et islamophobes. C’était un enjeu important qui a créé une tension au sein du féminisme, tension qui s’est exacerbée après la loi sur le foulard de 2004. Puis est arrivé #MeToo, porté par des actrices blanches qui s’inscrivaient dans un féminisme dominant alors même qu’à l’origine, le mouvement avait été lancé par une militante afro-américaine des quartiers populaires des États-Unis. S’il y a eu un tournant, c’est dans la découverte que, dans la société française en particulier, des femmes blanches pouvaient aussi être victimes de violences, notamment sexuelles et sexistes, de la part d’hommes blancs privilégiés. Pour nous qui militions, entre autres, pour dire que les femmes non-blanches n’étaient pas les seules à être victimes de sexisme, cela a été important parce que cela a remis la focale sur le fait que nous étions toutes concernées – et pas uniquement les femmes issues de l’immigration postcoloniale. De cette manière, cela a permis de déverrouiller le débat et d’amorcer des alliances pour réfléchir aux façons dont féministes blanches et féministes non-blanches pouvaient travailler ensemble sur des enjeux communs.

Réjane Sénac. Le pouvoir – en particulier médiatique – des stars d’Hollywood pour #MeToo et des journalistes pour la ligue du LOL a contribué à bousculer l’omerta sur des violences sexuelles et sexistes dénoncée déjà depuis des décennies par les actrices de terrain. Aux États-Unis, la solidarité des femmes pour lutter contre les violences a dépassé les différences de classe et de race avec le lancement, le 1er janvier 2018, de la fondation Time’s Up, destinée notamment à apporter un soutien aux victimes de harcèlement au travail pour les femmes moins privilégiées. En France, ce qui fait alors l’actualité, c’est la publication dans Le Monde, le 8 janvier 2018, d’une tribune par laquelle un collectif de cent femmes, dont Catherine Deneuve, Catherine Millet et Peggy Sastre, défend « la liberté d’importuner »… Les nombreuses réactions à cette tribune indiquent que, s’il est toujours possible de se draper dans le récit d’une spécificité française de la galanterie et de la séduction pour faire du dressage à la soumission et à la violence un signe de supériorité culturelle, voire civilisationnelle, il n’est en revanche plus possible de paralyser le débat et l’action avec ce type d’arguments. En lançant, le 27 février 2018, « Maintenant on agit », un Time’s Up à la française, cent trente personnalités répondent en effet à cette tentative d’intimidation et de division par l’organisation d’une levée de fonds, via la Fondation pour les femmes, afin de soutenir plusieurs associations luttant contre les violences envers les femmes. Le discours du président de la République Emmanuel Macron pour le lancement de la grande cause nationale, le 25 novembre 2017, est révélateur de l’ambivalence d’une société française où cohabitent un discours revendiqué comme féministe, dénonçant solennellement les violences sexistes et sexuelles, et la dépolitisation de cet enjeu. Le registre est celui du renvoi à la responsabilité individuelle, préservant le mythe de la pureté de la République française égalitaire et celui de la reconnaissance et de la dénonciation d’un héritage inégalitaire, à la fois hétérosexiste et raciste. Stigmatiser et punir les déviants, les mauvais, renvoyés à la « part maudite », permet de ne pas remettre en cause le système des dominations. Ce type d’analyse agit comme une vaccine, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, empêchant d’agir sur les racines de la violence, pensée non pas comme une pathologie à éradiquer, mais comme une normalité pathologique car consubstantielle aux systèmes économique et politique.

  • « Stigmatiser et punir les déviants, les mauvais, renvoyés à la "part maudite", permet de ne pas remettre en cause le système des dominations. »
  • Réjane Sénac

Fatima Ouassak. Je suis d’accord sur le fait que l’omerta en matière de violences sexistes a été bousculée. En particulier, comme je le disais au départ, sur le fait que les agresseurs de femmes n’étaient pas que Noirs, Arabes ou musulmans, et que cela a permis de déverrouiller quelque peu les choses. Reste que l’on vit dans un système violemment sexiste, et que le changement est très marginal. Pour prendre un exemple concret, en plein mouvement #MeToo, un ministre accusé d’agression sexuelle et de viol, Gérald Darmanin, se retrouve dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, applaudi en standing-ovation par une grande partie des députés. Pour moi, cela a été un choc. Et cela me fait dire qu’il n’y a pas eu d’évolution ! Un ministre accusé par deux femmes, alors que ce n’était pas encore, à l’époque, classé sans suite, qui bénéficie d’une standing-ovation, cela démontre un niveau d’abjection assez considérable.

  • « L’omerta en matière de violences sexistes a été bousculée. Reste que l’on vit dans un système violemment sexiste, et que le changement est très marginal. »
  • Fatima Ouassak

Est-ce que, au nom de la défense de tous ces mouvements, on n’est pas en train de passer au-dessus des principes de justice, et notamment celui de la présomption d’innocence ?

Fatima Ouassak. En l’occurrence, je ne voulais pas du tout parler de présomption d’innocence, mais de décence. Mettons-nous à la place des victimes qui ont porté plainte et qui regardent la scène à la télévision… On n’imagine pas du tout la même scène dans les pays perçus par beaucoup comme obscurantistes – comme le Maroc où l’on parle souvent d’agressions sexuelles et de viols comme s’il s’agissait d’un trait pathologique inhérent à la culture arabe ou à la religion musulmane. Si un ministre accusé de viols avait eu une standing-ovation à l’assemblée, il y aurait eu une campagne internationale pour dénoncer l’arriération et la barbarie des hommes arabo-musulmans ! Là, c’est passé crème, et le peu de mobilisations que cela a suscité dit beaucoup de la faiblesse du mouvement féministe en France. Ensuite, lorsque j’entends que « ça va mieux », je voudrais dire que des femmes sont victimes de viols et se retrouvent à subir des violences policières et judiciaires, avec des convocations au commissariat où elles subissent de nouvelles violences sexistes, des pressions, des plaintes pour diffamation ou dénonciation calomnieuse, des classements sans suite, etc. Donc, de mon point de vue, non, il n’y a pas eu de changement structurel dans la prise en charge politique des questions de sexisme et de violences sexuelles. Surtout que l’on qualifie rarement de sexistes les violences institutionnelles que subissent les femmes migrantes, réfugiées ou exilées. Elles sont même rarement dans le champ de réflexion et d’action du féminisme majoritaire ou blanc. Un exemple : ce que des organisations ont dénoncé, il y a deux ans dans le quartier de la Chapelle à Paris, comme du « harcèlement de rue », avec son lot de manifestations et de pétitions. Cette question du « harcèlement de rue » est un des prétextes utilisés par l’État pour justifier une plus grande présence policière dans les quartiers populaires, avec la lutte contre les trafics de drogue et la lutte contre le terrorisme. Le collectif La Chapelle debout, qui mène une lutte dans ce quartier contre le racisme d’État que subissent les migrantes et les migrants, avait dans le même temps publié un communiqué pour dénoncer le harcèlement – cette fois policier – que subissaient les femmes migrantes dans ces mêmes rues. Mais qui se soucie des violences réelles que subissent ces femmes dans ce quartier ? Ces femmes-là sont-elles seulement considérées comme appartenant à la catégorie femmes ? Pour elles comme pour les femmes non blanches en général, le système d’oppression s’est durci, sans que cela n’émeuve.

Réjane Sénac. Il est essentiel de poser la question de la cohérence et du sens de l’utilisation de l’égalité femmes-hommes comme une valeur définissant la République française, alors que son histoire est celle de l’exclusion des femmes de la citoyenneté active. Il s’agit de ne pas être dupe d’un nationalisme sexuel instrumentalisant ce principe pour exclure des groupes stigmatisés comme non-conformes. Dans le même temps, il me semble caricatural de faire le procès d’un féminisme blanc au singulier, car c’est participer d’une nouvelle forme d’essentialisme limitant le positionnement politique à une assignation identitaire. Sans nier l’importance de prendre en compte la dimension située des points de vue et la position des premières et premiers concerné(e)s, uniformiser et discréditer les féministes au nom de leur couleur de peau, c’est se tromper d’ennemi et diviser les luttes sur un critère identitaire et non pas idéologique. Quand vous dites que Gérald Darmanin est ovationné sans réaction des féministes, cela me semble injuste. Beaucoup de féministes se mobilisent et interpellent au maximum, mais elles sont tributaires de la portée que les médias donnent à ces mobilisations. L’intersectionnalité des luttes et la dénonciation de la dimension systémique et institutionnelle des violences sont des enjeux centraux des luttes féministes et antiracistes. Les divergences, en particulier autour de la définition du principe de laïcité et du rapport au voile, expriment des controverses idéologiques qu’il est pour le moins paradoxal et contre-productif de réduire à des différences de couleur de peau.

Fatima Ouassak. Vous qualifiez ce que je dis de caricatural, mais je ne pense pas que vous soyez capable d’avoir une analyse aussi précise sur les enjeux que je viens d’évoquer que le Réseau Classe / Genre / Race que j’anime. Quant à votre inquiétude de me voir diviser les luttes et me tromper d’ennemi, c’est une vieille rengaine que je connais par cœur. C’est d’ailleurs une injonction que connaissent également les féministes blanches, et en réalité tous les groupes minoritaires dont les groupes majoritaires tentent de contenir les revendications égalitaires en agitant l’épouvantail de la division qui menacerait la lutte. Je suis donc assez surprise que vous mobilisiez cet argument. Je parle d’une expérience et d’une analyse politique que vous n’avez manifestement pas : l’enjeu principal pour moi, ici, est de parler de luttes qui ne sont pas visibles dans le champ politique et médiatique dominant – et notamment la lutte des femmes issues de l’immigration postcoloniale, celle de quartiers populaires et celle des migrantes. La catégorie « féminisme blanc » ne relève absolument pas d’une assignation identitaire liée à la couleur de peau – c’est là le niveau zéro de l’analyse. Il s’agit d’une catégorie qui est le produit d’une histoire politique, d’expériences de lutte et de vécus discriminatoires. D’ailleurs, cet échange que nous avons là illustre bien la pertinence de mobiliser cette catégorie pour lire certains rapports sociaux.

En quoi les espaces non-mixtes ont-ils contribué aux succès des mouvements féministes ? Est-ce utile aujourd’hui encore  ?

Réjane Sénac. La question est celle de l’articulation entre le « qui », le « quoi » et le « comment » de l’égalité. L’enjeu est de déterminer comment déconstruire une société inégalitaire et non pas seulement contribuer à la rendre plus acceptable sans la remettre en cause comme système. Considérer, avec Christine Delphy, la non-mixité comme politique, c’est la reconnaître comme un outil de réappropriation par les dominé(e)s du pouvoir de définir leurs objectifs et leurs enjeux sans être sous le regard, le contrôle des dominant(e)s. Ce besoin de s’émanciper sans être sous tutelle des potentiels agresseurs est compris lorsqu’il s’agit de parler des violences subies par les femmes. Par contre, lorsqu’il s’agit de non-mixité raciale, les réactions publiques de responsables politiques, institutionnels et associatifs opèrent un retournement de responsabilité. Les ateliers non-mixtes du festival Nyansapo, porté par le collectif Mwasi, ont ainsi été dénoncés comme antirépublicains, discriminatoires et racistes par des acteurs se définissant pourtant comme des défenseurs de l’égalité – que ce soit la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), la maire de Paris, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ou SOS Racisme. Discréditer les espaces de non-mixité comme des vecteurs de désordre et de repli communautariste participe, selon moi, d’un déni de responsabilité vis-à-vis de discriminations structurelles. C’est en effet s’arroger le droit de refuser aux groupes discriminés de choisir leurs armes d’émancipation, et c’est ainsi participer d’une forme de paternalisme postcolonial. Ce discrédit ressemble à une accusation de tricherie faite aux joueurs et joueuses des équipes qui, prenant conscience que les cartes avaient été distribuées malhonnêtement, souhaitent arrêter de jouer dans ces conditions. Il dit la difficulté, même de la part des arbitres les plus ouvert(e)s, à se désolidariser des distributions de cartes passées et d’en tirer les conséquences sur le jeu présent, en particulier en termes de rapport de pouvoir entre équipes, et entre joueurs et arbitres.

Fatima Ouassak. Quand vous parliez de non-mixité dans le festival de Mwasi, vous avez fait référence à Christine Delphy. C’est une mise en perspective historique biaisée : elle inscrit les ateliers non-mixtes des afro-féministes dans la stricte continuité historique et politique du MLF ou du mouvement féministe blanc. C’est ignorer d’autres références historiques, peut-être plus déterminantes chez ces féministes, qui sont en rupture avec le féminisme blanc, justement. Concernant la non-mixité, je trouve que, stratégiquement, c’est rarement un bon outil. Les ateliers non-mixtes mis en place il y a deux ans par Sud-éducation 93, par exemple, lors d’un stage où le Front de mères a été invité à intervenir, ont été à mon sens contre-productifs. Dans une institution, l’Éducation nationale, où le simple terme discrimination peut susciter une levée de boucliers, parler d’ateliers non-mixtes ne permet pas vraiment d’avancer, et tend plutôt à enfermer dans des polémiques sans fin. Il y a une affaire dont j’aimerais parler et qu’a suivi le Réseau Classe / Genre / Race : l’affaire Marie-Reine. Cette femme noire a été tabassée il y a maintenant deux ans et demi par la BAC d’Agen, en l’espèce par une femme blanche et ses deux collègues blancs. Cela veut déjà dire quelque chose sur le rapport femme blanche / femme non-blanche parce que beaucoup des insultes racistes et sexistes tournaient autour de sa tenue, une robe jugée trop courte. Mais surtout, une fois qu’elle a subi ces violences, Marie-Reine a cherché de l’aide en vain : elle n’a pas trouvé d’avocat, les journalistes n’ont pas voulu parler de son affaire et même les associations de défense des droits des femmes de la région d’Agen l’ont ignorée ! La directrice d’une organisation féministe locale a même avoué à une collègue ne pas avoir voulu se saisir du dossier pour ne pas mettre en péril un financement qu’elle allait recevoir, dédié à « l’aide aux femmes en détresse »… Marie-Reine ne faisait visiblement pas partie de la catégorie femmes. C’est exactement la raison pour laquelle je pense qu’il faut prendre à bras-le-corps la question du racisme au sein même du féminisme.

Réjane Sénac. Le cas que vous relatez est un cas patent de racisme et de sexisme entremêlés. Néanmoins, être jugée comme une coupable idéale et comme une « mauvaise victime », en particulier de viol, au regard de son apparence physique et / ou de ses vêtements, ne concerne pas uniquement les femmes racisées.

Fatima Ouassak. Je ne crois pas avoir dit le contraire…

Réjane Sénac. De ce cas, on ne peut pas non plus déduire que toutes les femmes blanches sont racistes. Il faut bien sûr prendre au sérieux ces cas et les traiter de manière juridique – le droit doit être une arme de l’égalité.

Fatima Ouassak. Je n’ai jamais dit que toutes les femmes blanches étaient racistes. Je dis que le racisme structure les rapports sociaux entre femmes blanches et femmes issues de l’immigration postcoloniale. Une femme noire a été tabassée par la police parce qu’elle est noire. Et le système institutionnel, associatif et judiciaire a prolongé cette violence en isolant cette femme noire et en classant sans suite. C’est seulement parce que des luttes sont menées par des femmes descendantes de l’immigration postcoloniale, à commencer par Marie-Reine elle-même, qu’une enquête est enfin ouverte aujourd’hui.

Rejane Sénac, vous avez publié une tribune pour dénoncer le deux poids, deux mesures entre d’un côté la polémique autour du hijab de Décathlon et de l’autre, au même moment, la campagne de publicité pour une marque de vêtements, « Liberté, Égalité, Beau Fessier », qui n’a guère suscité l’indignation. Comment l’expliquer ?

Réjane Sénac. J’ai publié cette tribune dans Le Monde, le 5 mars 2019, afin d’interroger la raison pour laquelle la mise en ligne d’un hijab de course par Décathlon avait été un événement perçu comme mettant en danger les valeurs de la République, en particulier la laïcité et l’égalité femmes-hommes, alors que la campagne publicitaire de la marque française, le Temps des Cerises, détournant la devise française en « Liberté, Égalité, beau fessier », n’a été dénoncée que par des féministes raillées comme manquant d’humour, puritaines et ne comprenant pas la liberté d’expression. Le fait que la question de la cohérence vis-à-vis de l’égalité femmes-hommes ne soit pas posée avec le même sérieux pour tous les publics est significatif de son instrumentalisation pour légitimer des systèmes de domination raciste et sexiste, en particulier par le nationalisme sexuel.

Fatima Ouassak. Je ne suis jamais sur une logique de dénonciation du deux poids, deux mesures. J’ai l’impression qu’il y a un perpétuel étonnement à voir que les populations ne sont pas traitées de la même manière. Je préfère raisonner en rapports de domination. À Bagnolet, nous avons mené une lutte écologiste autour de l’alternative végétarienne à la cantine. Dans notre collectif, beaucoup de femmes portent le foulard. Ces femmes ne sont jamais considérées pour ce qu’elles ont à dire. On a estimé qu’elles ne pouvaient pas être végétariennes parce que trop occupées à porter le foulard du matin jusqu’au soir. Et on a tenté de les disqualifier en les étiquetant communautaristes. L’enjeu du foulard s’inscrit pour moi, plus largement, dans des enjeux d’entraves à l’accès au pouvoir et aux ressources pour les femmes issues de l’immigration postcoloniale. Cela s’inscrit dans le système raciste. On passe trop de temps sur la question du foulard comme enjeu de société. Je veux que la question qui soit posée dans le débat public, y compris dans le débat féministe, soit la question de l’interdiction de l’accès au marché du travail des musulmanes qui portent un foulard. En France, la quasi-totalité des musulmanes qui portent un foulard sont interdites de travailler, à part dans le nettoyage industriel ou le téléconseil évidemment. C’est ça le débat.

Comment change-t-on les regards ? Par quoi passe le combat pour l’égalité et sans doute aussi contre l’invisibilité des femmes, notamment des femmes racisées ?

Fatima Ouassak. Je crois qu’il y a un problème de représentativité des minorités dans les médias. Le sujet, d’ailleurs, ce n’est pas tant de mettre plus de Noir(e)s ou d’Arabes au cinéma, ce sont aussi les rôles qu’on leur fait jouer dans les médias, à la télévision ou dans les fictions. J’en suis à espérer qu’il n’y ait pas de femmes arabes quand je vais voir un film français au cinéma. Il y a une instrumentalisation de l’image de la femme arabe, beaucoup ont confisqué les luttes que menaient les femmes dans les quartiers populaires. Le mot féminisme a été très abîmé. Le changement ne peut venir que des luttes, parce qu’il faut changer le rapport de forces. Cela ne viendra jamais d’en haut, des institutions. Les politiques publiques en direction des femmes des quartiers populaires sont particulièrement racistes. C’est en réaction à cela que j’ai créé le Réseau Classe / Genre / Race : pour mener une contre-politique publique avec des échanges, des temps de formation sur la culture du viol, sur les discriminations dans l’accès au travail, le système carcéral, etc. Nous n’attendons pas que l’État français vienne nous sauver. C’est à nous de nous libérer et c’est sur le terrain et à travers des luttes que nous y parviendrons.

Réjane Sénac. En termes de stratégie d’action, un des enjeux essentiels est le dépassement de l’alternative entre réforme et révolution. Comme l’analysait André Gorz, il s’agit de s’interroger sur la possibilité de porter des réformes qui remettent en cause les règles du jeu du système dominant (capitaliste, patriarcal…). N’être ni raciste, ni sexiste, c’est considérer qu’il y a une répartition aléatoire des talents et des mérites, et donc dénoncer la sous-représentation des femmes et des personnes racisées dans les postes de pouvoir (politique, économique, médiatique…) comme l’expression et le symptôme de discriminations structurelles. La mise en place d’actions positives, de quotas, est alors considérée comme une réponse pour déconstruire ce système. Afin que ces politiques modifient les structures, il faut qu’elles soient justifiées au nom de l’égalité et non parce que la mixité – sexuée, raciale ou sociale – est performante. En effet, ce type de principe de justification ne déconstruit pas les stéréotypes, mais les modernise. Si, concernant le « pourquoi agir ? », il me semble essentiel d’être très exigeant, concernant la question du « sur quoi agir ? », ma position est qu’il faut agir tous azimuts. La hiérarchisation des inégalités, des luttes et des secteurs de politique est un écueil à dépasser. L’apprentissage, dès le plus jeune âge, que le masculin l’emporte sur le féminin, est un ordre grammatical qui est avant tout un ordre politique. Un pays qui se prévaut d’être le pays des droits de l’Homme et qui a pour devise « Liberté, Égalité, Fraternité » a des angles morts sur qui est égal et libre. Discuter de la devise n’est pas accessoire, car le troisième terme dit à qui il est légitime d’appliquer les principes de liberté et d’égalité. L’histoire de l’exclusion de la citoyenneté active des non-frères – femmes mais aussi personnes racisées –, montre qu’il n’y a pas, d’un côté, la théorie éthérée et, de l’autre, le concret, le terrain. L’objectif n’est pas de renverser l’exclusion en remplaçant fraternité par sororité, mais de penser les conditions de possibilité de l’égalité entre adelphes, si l’on garde la métaphore familiale, ou entre humains solidaires, si l’on assume une dimension d’emblée politique. Il y a un travail de déconstruction et reconstruction à accomplir au niveau individuel, mais aussi au niveau des structures, en particulier à travers une socialisation égalitaire par l’école et les médias en particulier. Dans ce processus, il faut aussi assumer d’utiliser la violence légitime de l’État pour sanctionner ceux qui ne respectent pas le principe d’égalité, et ceci sans se cacher derrière un conte de fées où tout serait gagnant-gagnant et conciliation. Prenons l’égalité salariale : elle est dans le Code du travail depuis 1972, et l’on se retrouve en 2019 à trouver moderne de mettre en place un index d’égalité salariale – qui est hors la loi, dans la mesure où il permet de repousser l’application du droit en délivrant de surcroît un blanc-seing, voire une valorisation, portés par l’État. Cela discrédite le droit, alors qu’il devrait être le bras armé de l’application du principe d’égalité.

Fatima Ouassak. La démarche institutionnelle que vous décrivez n’est pas ce que je privilégie comme grille d’analyse, même si, évidemment, cela peut être nécessaire. Nos démarches ne sont pas contradictoires. L’enjeu est d’être complémentaires dans le cadre d’une stratégie globale. Ce qui compte, en réalité, c’est l’objectif commun : vivre dans une société plus égalitaire et plus juste. C’est ce que je veux en particulier pour mes enfants. Quand on est enfant, il y a effectivement les assignations de genre et elles sont fondamentales. Mais il y a aussi quelque chose qui est important quand on est une petite fille descendante de l’immigration postcoloniale : c’est qu’à deux ans et demi, on a déjà intégré qu’il y a une hiérarchisation raciale où le Blanc est supérieur au non-Blanc. Alors je ne peux pas penser une lutte féministe sans penser en même temps dans quelle mesure elle est aussi antiraciste.

Entretien réalisé par Pierre Jacquemain et Pablo Pillaud-Vivien

Fatima Ouassak

Féministe française, porte-parole du Front de Mères et fondatrice du réseau Classe/Genre/Race, qui agit contre les discriminations que subissent les femmes issues de l’immigration post-coloniale.

Réjane Sénac

Réjane Sénac est directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Elle a notamment publié L’égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (éd. Rue de l’échiquier, 2019).

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