Édition du 2 septembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

L'internationalisme, la question juive et la question palestinienne

Il existe une différence fondamentale entre l’internationalisme juif et le nationalisme sioniste. Comme l’a dit Daniel Bensaïd, la critique internationaliste du nationalisme juif est une très vieille histoire, illustrée, entre autres, par les noms d’Otto Bauer, d’Abraham Léon, d’Isaac Deutscher, de Roman Rosdolsky, de Maxime Rodinson, d’Ernest Mandel, de Nathan Weinstock, ou de Michel Warschawsky.

En tant que personne d’ascendance juive (séfarade), je pense que cette tradition intellectuelle s’efforce de répondre à la question de savoir par quel miracle un « peuple juif » a pu survivre, au fil des siècles, à l’épreuve de la diaspora, de l’antisémitisme religieux ou racial, de la différence des langues et des cultures. Rejetant l’hypothèse d’une mission religieuse ou d’une essence éternelle, elle a cherché dans l’histoire une réponse à cette énigme.

Abraham Léon ou Bruno Bauer ont ainsi élaboré la thèse matérialiste d’un « peuple-classe », esquissée par Marx à propos de ces « peuples de l’Antiquité » qui « vivaient comme les dieux d’Épicure dans les entre-mondes, ou plutôt comme les Juifs dans les pores de la société polonaise ». D’après Marx, les Juifs se sont perpétués, non malgré l’histoire, mais par l’histoire. Abraham Léon ajoutait qu’ils se sont maintenus, non malgré, mais « à cause de leur dispersion ».

Au seuil du XXe , les socialistes juifs étaient aussi confiants dans la vocation universellement libératrice du prolétariat, que la bourgeoisie révolutionnaire des Lumières avait cru à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce bel optimisme s’est brisé sous épreuve du nazisme et de la création d’un « État juif » en Palestine.

Le judéocide a joué le rôle déterminant. Isaac Deutscher souligne à ce propos la cruelle ironie de la déraison historique : « Auschwitz fut le terrible berceau de la nouvelle conscience juive et de la nouvelle nation juive. Nous qui avons rejeté la tradition religieuse, nous appartenons maintenant à la communauté négative de ceux qui ont été exposés tant de fois dans l’histoire et dans des circonstances si tragiques à la persécution et l’extermination des nations » (voir Isaac Deutsher, « Qu’est-ce qu’être juif », in Essai sur le Problème juif, Paris, Payot, 1969.). Pour ceux qui ont toujours mis l’accent sur l’identité juive et sur sa continuité, il est étrange et amer de penser qu’elle doit son nouveau bail sur la vie à l’extermination de six millions de Juifs.

Mais une autre raison de la persistance de la complexité de la question juive tient à sa reterritorialisation par l’établissement d’une « communauté nationale hébraïque en Palestine », puis par la création de l’État d’Israël. Selon Nathan Weinstock, dans l’ouvrage Le Sionisme contre Israël, ainsi se développe graduellement en Palestine une société juive autonome, dotée d’une classe ouvrière propre et d’une bourgeoisie embryonnaire, brassant en un ensemble national homogène les colons sionistes venus d’horizons divers et la population juive autochtone. L’adoption d’une langue commune, l’hébreu, cimente la cohésion de cette nouvelle entité.

On assiste dès lors à la constitution d’une nationalité nouvelle au Proche-Orient, issue d’un processus spécifique de la colonisation sioniste séparatiste du melting-pot juif palestinien : la nation israélienne en gestation. » Les Juifs palestiniens « se convertissent ainsi graduellement en une nation hébraïque nouvelle structurée selon des rapports de classe. Le titre du livre de Nathan Weinstock impliquait la reconnaissance de ce fait national nouveau, qui agit en retour comme un catalyseur sur l’ensemble d’une diaspora, dont les perspectives d’assimilation ont été obscurcies par le génocide. Alors que les persécutions nazies avaient contribué à rapprocher dans un malheur commun les branches ashkénaze et séfarade, les communautés d’Afrique du Nord furent bouleversées par les circonstances de la décolonisation et par les développements du conflit judéo-arabe.

La partition de la Palestine, portée sur les fonts baptismaux des Nations unies par les États-Unis et par l’Union soviétique, s’inscrit dans le grand partage de Yalta. Il en est sorti un État chevillé à la domination impérialiste de la région et fondé sur l’expulsion du peuple palestinien. Les bifurcations historiques ont déterminé un rebond morbide de « la question juive », inimaginable pour les Juifs internationalistes au seuil du XXe siècle. L’État d’Israël a cristallisé les peurs, rationnelles ou non, de la diaspora, et suscité ce « sionisme étrange », que Vladimir Rabi qualifia de « sionisme par procuration ».

Comme Trotski le reconnut à la fin de sa vie, la solution socialiste de la question juive dépend de l’émancipation générale de l’humanité, mais on ne saurait préjuger des rythmes et des formes de dépérissement des questions nationales et des autonomies culturelles.

En ce sens, concernant la question juive et la question palestinienne, selon les mots de Daniel Bensaïd, la voie d’une paix juste et durable passe par le primat du droit du sol sur le droit du sang, par la destruction des structures discriminatoires de l’État d’Israël, par sa laïcisation effective, par l’instauration d’une réelle égalité de droits civiques et sociaux entre Juifs et Arabes. Elle exige la reconnaissance du droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté. Que la coexistence des deux peuples prenne la forme de deux États laïques et démocratiques séparés, d’une fédération régionale d’États, ou d’un État binational, la question reste historiquement grande ouverte. De nombreuses formules institutionnelles sont concevables. Mais, pour qu’elles deviennent concrètement possibles, il faut d’abord réparer les torts faits aux Palestiniens.

C’est la perspective d’une réponse internationaliste à la question juive et à la question palestinienne.

Ivonaldo Leite est un sociologue brésilien d’origine juive séfarade ; il est professeur à
l’Université Fédérale de Paraíba, au Brésil.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Débats

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...