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La condamnation de Bradley Manning relance le débat sur le droit à l’information

La justice militaire américaine a reconnu, mardi, le soldat Manning coupable d’espionnage mais l’a acquitté d’une charge plus lourde de collusion avec l’ennemi. Le verdict est dénoncé par de nombreuses associations qui s’inquiètent du signal ainsi envoyé aux lanceurs d’alerte, servant de source journalistique. Il relance le débat sur le droit à l’information contre les secrets d’État.

31 juillet 2013 | Mediapart.fr

Iris Deroeux est rcorrespondante à New York de mediapart.fr

Bradley Manning n’est pas coupable de « collusion avec l’ennemi », le chef d’accusation le plus grave auquel il faisait face. Mais, mardi 30 juillet, la juge Denise Lind l’a reconnu coupable de la majorité des vingt et un autres chefs d’accusation, dont certains pour violation de la loi sur l’espionnage, vol, ou encore fraude informatique. La durée de sa peine sera connue dans les jours à venir, après de nouvelles journées d’audience à huis clos sur la base de Fort Meade, dans le Maryland.

Si cette condamnation n’est pas surprenante, puisque l’ancien analyste de données de l’armée américaine plaidait coupable de la plupart des charges retenues, ce procès reste à la fois étonnant et dérangeant pour une multitude de raisons. Déjà, à cause de l’ampleur de l’affaire. Le soldat de 25 ans était accusé d’être la source d’une fuite gigantesque, la plus grande de l’histoire de l’armée américaine, avec 700 000 documents militaires et câbles diplomatiques transmis à l’organisation WikiLeaks. Ensuite, à cause de la sévérité de l’administration américaine tout du long.

En mai 2010, une fois arrêté en Irak, où il était en poste depuis 2009, Manning fut emprisonné sur une base militaire de Quantico, en Virginie, et réduit à l’isolement maximum pendant onze mois. Ses conditions de détention ont été décrites comme inhumaines par Amnesty International et ont suscité à l’époque l’inquiétude du rapporteur de l’ONU sur la torture. Puis, les audiences préliminaires arrivèrent. Et l’accusation décida de le poursuivre pour « collusion avec l’ennemi », une première dans un procès de ce genre, au prétexte – comme l’a expliqué le procureur militaire Ashden Fein à la Cour – que les documents fuités ont fini entre les mains de réseaux terroristes comme Al Qaïda, voire d’Oussama Ben Laden lui-même.

En raison de cette accusation, ce procès aurait donc pu constituer un précédent voire un tournant dont s’inquiétait la presse américaine ces derniers temps. Sur le site Salon3, on retrouvait ainsi les explications de la grande organisation de défense des droits civiques, l’ACLU, dès 2012, sur le sens de ce chef d’accusation. « Aider l’ennemi » est une faute qui peut être reprochée à n’importe quel soldat ayant un contact non autorisé – sans même parler de livrer des documents confidentiels – avec un « ennemi ».

Dans le cas Manning, « si le gouvernement a raison quand il juge qu’un soldat a aidé indirectement l’ennemi en postant des informations auxquelles cet ennemi peut avoir accès, alors tout membre de l’armée qui donne une interview, écrit une lettre à un éditeur ou est l’auteur d’un billet de blog est sous la menace d’une telle accusation », expliquait alors Ben Wizner, l’un des directeurs de l’ACLU. Et le site de conclure3, mardi, que le verdict constitue donc, malgré tout, « une grande nouvelle », puisqu’une condamnation pour collusion avec l’ennemi aurait eu « des conséquences potentiellement catastrophiques sur la liberté d’expression dans ce pays ».

En rejetant ce chef d’accusation, la juge colonel Denise Lind a en effet montré qu’elle ne partageait pas entièrement la vision du procureur militaire, Ashden Fein, qui s’est attaché tout au long du procès à décrire l’ancien analyste de données comme un « traître », travaillant de concert avec « des anarchistes de l’information (WikiLeaks, ndlr) », ayant sciemment transmis des informations à l’ennemi. Le message de l’avocat de Bradley Manning, David Coombs, peignant le portrait d’un jeune homme idéaliste, parfois naïf, mal à l’aise dans l’armée dont il avait rejoint les rangs en 2007 (lire notre portrait ici), fut au moins entendu.

« En ne suivant pas les réquisitions du gouvernement, la juge a montré que la justice militaire n’est pas faite de marionnettes, qu’elle fonctionne de manière autonome », estime Eugene Fidell, professeur de droit à Harvard et expert en droit militaire. Il précise en outre que Bradley Manning risque peu d’écoper d’une peine cumulée aboutissant à plus de cent années de prison. « Généralement, une seule peine l’emporte », poursuit-il, ce qui pourrait signifier une peine d’une vingtaine d’années de prison.

Il n’empêche, il n’y a pas de quoi se réjouir. Toute cette affaire, tant le déroulé du procès que le verdict, inquiète de nombreuses associations. Pour l’ACLU, « il semble clair que le gouvernement cherche ainsi à intimider quiconque ayant en tête de révéler des informations de grande valeur dans le futur ». Même son de cloche chez Reporters sans frontières, déclarant que « le verdict sert d’avertissement à tous les lanceurs d’alerte, contre lesquels l’administration Obama est en train de mener une offensive sans précédent, en ignorant l’intérêt public de leurs révélations » (ici3).

« Cela menace aussi le futur du journalisme d’investigation, qui risque de voir sa source s’assécher », poursuit l’association. Elle estime que Manning a révélé de « graves abus » commis sous l’administration Bush, en témoigne la vidéo3 montrant un hélicoptère de l’armée américaine ciblant et tuant une douzaine de personnes dont deux photographes de l’agence Reuters, en 2007, rendue publique par WikiLeaks en avril 2010.

Elle dénonce enfin les conditions dans lesquelles s’est tenu le procès, notamment le manque d’ouverture aux médias puisque soixante-dix accréditations de presse avaient été délivrées sur 350 demandées. Certaines audiences se sont tenues à huit clos, dans le secret le plus total. Des conditions qui, au bout du compte, « ont toutes les raisons d’inquiéter Edward Snowden », toujours bloqué dans la zone de transit de l’aéroport Cheremetievo à Moscou. [1]

« Un débat public sur le secret d’Etat »

L’affaire Bradley Manning est en effet devenue un symbole. Celui d’une administration Obama vue comme franchement agressive à l’égard de possibles fuites, qui a engagé des poursuites judiciaires contre six lanceurs d’alerte dont Bradley Manning, plus qu’aucune autre administration avant elle. Elle a aussi révélé les divisions américaines, entre ceux militant pour plus de transparence et inquiets de la criminalisation des lanceurs d’alerte (voire du travail des journalistes d’enquête) et ceux justifiant cette tendance par la sacro-sainte « sécurité nationale ».

Est-ce là la preuve que Manning a, comme il le souhaitait, provoqué un débat ? En février, lors d’une audience préliminaire, le jeune soldat lisait pendant une heure une lettre expliquant à la Cour ses motivations. Il déclarait alors : « Je crois que si le grand public, particulièrement le public américain, avait accès aux informations que contiennent les bases de données de l’armée, cela pourrait déclencher un débat sur le rôle de l’armée et sur notre politique étrangère, en général autant que sur les cas précis de l’Irak et de l’Afghanistan. »

Selon le journaliste Denver Nicks, qui a passé deux ans à enquêter sur Bradley Manning et auteur de l’ouvrage Private : Bradley Manning, WikiLeaks, and the biggest exposure of official secrets in American History, les prises de risque du soldat auront bel et bien servi à quelque chose. « Les documents fuités ont déclenché un débat sur la guerre dans un premier temps. Mais, plus important encore, Manning est en train de provoquer un débat public sur le secret d’État et la transparence. Il était temps », nous explique-t-il.

Mardi soir, des membres du comité de soutien à Bradley Manning manifestaient à Washington pour exiger le retrait de toutes les charges à son encontre, tandis que dans les médias3, les experts juridiques commençaient à se demander si le prochain sur la liste n’allait pas être Julien Assange, le dirigeant de WikiLeaks toujours réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres. Autrement dit, si celui dont l’organisation a bénéficié des documents fuités par Bradley Manning, allait à son tour faire l’objet de poursuites de la part d’une administration américaine ne portant pas les lanceurs d’alerte dans son cœur.


[1Edward Snowden a, pour la prochaine année, obtenu le statut de réfugié en Russie.

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