Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Dette

La dette ou la vie", entretien avec Eric Toussaint

(Extrait)

« Tout autre chose », émission animée par Martine Cornil (elle a été diffusée en direct sur la RTBF le 7 juin 2011).
Retranscription par Camille Lebouvier, revue par Eric Toussaint
Version audio : http://www.cadtm.org/IMG/mp3/Tout_a...

Martine Cornil Bonjour à toutes, bonjour à tous et bienvenue sur la Première.
Aujourd’hui la thématique de l’émission : la dette et particulièrement les dettes publiques en compagnie d’Eric Toussaint.
Eric Toussaint vous êtes Docteur en Sciences Politiques des universités de Liège et de Paris VIII et vous êtes également le président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde. Avec vous, nous allons évoquer cet ouvrage qui vient de sortir aux éditions Aden en collaboration avec le CADTM, sous votre direction et celle de Damien Millet avec un titre assez choc La dette ou la vie, je le disais tout à l’heure avec François Krish, avant il y avait une phrase à la mode c’était « La bourse ou la vie », « La dette ou la vie » finalement c’est un peu la même chose ?
(...)

Martine Cornil : Alors, on a beaucoup de réactions déjà. Je vous en livre quelques unes. Il y a des interpellations, des interrogations et des questions aussi. Charles qui dit ceci « Partant de la constatation que l’argent est créé par les banques et non plus par les États, on est en droit d’interpeller les politiques, surtout de gauche, et de leur demander pourquoi ils ont abandonné cette prérogative vitale pour le développement social de leur peuple à des structures strictement privées dont le seul but est l’engraissement à travers les intérêts du capital lui-même. On est en droit, dès lors, de poser une seconde question aux politiques dits de gauche, pourquoi les États ne reprennent-ils pas le droit de créer eux-mêmes l’argent dont ils ont besoin et ce sans intérêts au lieu d’emprunter à des structures privées ou étatiques qui jouent dans le même jeu avec des taux d’intérêts inversement proportionnels aux capacités de remboursement. Au lieu de payer des intérêts 12 milliards d’euros en Belgique chaque année, ils pourraient investir cet argent dans des politiques sociales plus justes dont l’abaissement de l’âge de la retraite. »
Alors c’est vrai, il y a tout un courant, tout à l’inverse de ce qui est en train de se passer. La question en substance c’est celle là : « Pourquoi les États ne reprennent-ils pas le droit de créer eux mêmes l’argent ? ». Je crois que c’est un peu compliqué ça au jour d’aujourd’hui.

Eric Toussaint : Oui, voilà c’est un peu compliqué et technique pour une bonne partie des auditeurs et auditrices alors je ne vais pas pouvoir entrer dans les détails, mais l’auditeur soulève un point tout à fait important. Et pour que l’on comprenne de quoi il s’agit, il faut un petit mot d’explication. En fait, depuis la construction européenne et notamment le Traité de Maastricht, on a interdit aux banques nationales des États membres de l’Union européenne et à la Banque centrale européenne de prêter de l’argent directement aux États. Et donc, on force les États qui sont membres de l’Union européenne à passer par les marchés financiers pour vendre des titres de leur dettes, ces titres sont acquis par des banques privées, par des sociétés d’assurance, par des fonds de pension.

Martine Cornil : D’où ces fameuses agences de notation et de cotation et quand on décote c’est la panique dans les États et sur les marchés.

Eric Toussaint : Oui, aussi, et là on a confié la notation des risques à des sociétés privées pour lesquelles il y a un conflit d’intérêts alors qu’il faudrait confier cette tâche à des services publics. Ce que l’auditeur certainement voulait dire, c’est qu’il faudrait à nouveau que la banque centrale européenne et la banque nationale de Belgique puissent prêter à l’État à un taux d’intérêt très faible. Il mentionne que le remboursement de la dette publique en Belgique tourne autour de 12 milliards, et bien, en réalité, c’est plus parce que ça c’est seulement la charge des intérêts. Comme tous ceux qui ont un crédit hypothécaire le savent, le service de la dette, c’est la somme des intérêts qu’ils paient et l’amortissement du capital emprunté. Et bien quand la Belgique emprunte, elle paie les intérêts et elle paie l’amortissement du capital. Si on additionne charge d’intérêts et remboursement du capital qui vient à échéance chaque année, on tourne pour le moment à plus de 30 milliards d’euros. Trente milliards qui sont consacrés au remboursement de la dette publique alors que le paiement de l’ensemble des allocations sociales en Belgique aux personnes âgées, aux retraités, les indemnités de chômage, l’ensemble des allocations sociales représentent quelque chose comme 35 milliards d’euros. Donc, rien que pour la dette, on s’approche du montant qui est consacré à des dépenses sociales qui sont tout à fait vitales. Le risque, l’orage qui s’approche de nous, c’est en juillet-août 2011, quand on va nous dire : « Il faut 25 milliards de réduction de déficit d’ici 2015 et il faut l’argent pour payer la dette publique ». « Il faut bien prendre l’argent quelque part » nous dira-t-on. On poursuivra : « Il n’y a pas assez d’argent dans certains domaines, il faut revoir les règles pour les retraites par exemple ». Alors qu’il faudrait plutôt dire : il faut auditer la dette et réduire radicalement les montants remboursés pour la dette publique. Et pour financer ce qu’il faudrait continuer à rembourser, effectivement la banque centrale européenne devrait prêter à des taux d’intérêts très faibles de l’argent aux États qui en ont besoin afin évidemment qu’ils mènent des politiques justifiées socialement, pas pour faire n’importe quoi.

Martine Cornil : Alors, on a aussi cette question : « Quel rapprochement Eric Toussaint fait-il entre plan d’ajustement en Afrique, donc plan d’ajustement structurel du FMI, et les plans d’austérité en Europe ? ». C’est au cœur de votre ouvrage cela aussi.

Eric Toussaint : Oui, je considère, et c’est clair dans le livre La dette ou la vie, qu’il y a un parallélisme absolument évident. Alors pourquoi ? Et bien, les plans d’ajustement structurel sont imposés depuis une trentaine d’années dans les pays dits du tiers monde dans la foulée de ce qu’on a appelé la crise de la dette du tiers monde qui a explosé en 1982. Et depuis l’année passée, ce type de plan est appliqué à la Grèce, à l’Irlande, il va être appliqué au Portugal d’ici peu et il ne faut pas oublier que dans l’Union Européenne, il y a des pays aussi comme la Hongrie, la Roumanie, la Lettonie qui sont aussi sous plan d’austérité très forts. Alors pourquoi peut-on faire un parallélisme ? Parce que on applique les mêmes recettes. On dit : « Il faut réduire les dépenses publiques en matière de santé, d’éducation, il faut réduire le nombre de fonctionnaires publics ». Donc quand des gens arrivent à l’âge de la retraite au lieu de remplacer chaque personne qui part à la retraite et bien on remplace simplement un poste sur trois par exemple. « Il faut payer rubis sur ongle la dette publique », cela fait partie aussi des plans d’austérité. En fait, on réduit radicalement les dépenses publiques qui constituent un élément clé de la demande globale. Ces politiques d’ajustement structurel et d’austérité sont non seulement injustes mais elles consistent aussi à se tirer une balle dans le pied car comment peut-on imaginer qu’on va réellement relancer l’économie dans l’Union Européenne si tous les gouvernements se mettent à réduire les dépenses publiques et en même temps à réduire une série de revenus des gens qui en ont besoin pour leur consommation courante ? Ceux-ci vont donc réduire leur consommation notamment les retraités, les personnes qui perdent leur emploi etc. Comment veut-on relancer l’économie si on réduit la demande ? Or, c’est ce qui se passe, on arrive à une réduction de la demande car on réduit les dépenses publiques et la consommation privée d’une grande partie de la population.

Martine Cornil : Oui, c’est la question qui est centrale quand même, et c’est la question que tout le monde se pose et que n’importe quel bon père de famille ou mère de famille se pose quand ils entendent parler des plans d’austérité. C’est se dire effectivement : comment puis-je participer à un effort collectif pour relancer mon pays et réduire la dette ? Comment puis-je moi participer aussi à la croissance et au bien-être des entreprises qui, elles-mêmes, vont créer de l’emploi, si moi même je n’ai plus de salaire et si je ne peux plus investir dans autre chose que dans le vital. Il y a quand même un non sens économique là dedans.

Eric Toussaint : Oui.

Martine Cornil : A qui est-ce que ça profite ?

Eric Toussaint : Le raisonnement que suivent certains gouvernements et le Fonds monétaire international c’est l’idée suivante...

Martine Cornil : Et c’est valable pour l’Afrique aussi ?

Eric Toussaint : Oui, c’est l’idée qu’en réduisant les salaires, on va devenir plus compétitif sur le marché mondial, donc on va augmenter les exportations et ça va générer de la croissance. Le problème c’est que comme toutes les économies (à part l’économie chinoise qui maintient un taux de croissance élevé), comme tous les gouvernements appliquent le même type de politiques, comment voulez-vous augmenter les exportations si les autres pays font de même c’est-à-dire réduisent leur demande tout en voulant exporter plus ? Il reste la Chine, la Chine est le moteur de l’économie mondiale pour le moment, il n’y a pas d’autres locomotives de l’économie et donc c’est un jeu où finalement chacun fini par y perdre alors qu’on nous annonce le contraire. On nous dit : « C’est un jeu où on sera gagnant », mais non on ne sera malheureusement pas gagnant et les populations risquent de vivre dix années, quinze années extrêmement dures. C’est tout à fait désagréable pour moi de parler à si long terme pour la crise mais franchement, après avoir analysé de manière rigoureuse la situation économique globale et les politiques qui sont menées, notamment celles conduites par le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne, on ne peut que considérer que la crise va durer. Il faudrait un tournant radical dans les politiques menées pour pouvoir générer à nouveau un véritable développement qui serait favorable aux populations et respectueux de l’environnement.

Martine Cornil : Alors dans l’histoire, est-ce qu’il y a ce type de tournants radicaux ?

Eric Toussaint : Oui, c’est frappant dans les années trente, c’était extrêmement dur, évidemment, il y a eu la crise Wall Street en 1929 et la crise qu’on a connu avec Lehman Brothers, en septembre 2008, fait penser évidemment à la crise de Wall Street et ses suites. Et ce qu’on sait, c’est qu’en 1933, Franklin Roosevelt est élu président des Etats-Unis et a effectué un rééquilibrage fort important, ce n’était pas du tout un président de gauche, mais confronté à une crise extrêmement importante et sous la pression de la population des Etats Unis, il a fait un tournant.

Martine Cornil : Des gens mourraient de faim quand même.

Eric Toussaint : Oui, et ça rappelle la situation des paysans, « Les raisins de la colère » le livre de Steinbeck et on se rappelle aussi les films de Charlie Chaplin sur la crise économique des années 30 et ce qui se passe aux États Unis ainsi que d’autres films bien plus sérieux par ailleurs. Roosevelt, qui n’était donc pas un président de gauche, a par exemple imposé les tranches supérieures de revenus, ce qu’on appelle le taux marginal le plus élevé pour les revenus des personnes physiques, a été imposé au taux de 90%. Imaginez aujourd’hui cela, on dirait de celui qui fait cela qu’il est un gauchiste irresponsable. Pourtant, celui qui a fait cela s’appelait Franklin Roosevelt et il a été réélu comme président des Etats-Unis et il reste dans la mémoire. Alors, on peut se poser la question : « Pourquoi Barrack Obama confronté à une crise aussi et alors que lui était perçu comme quelqu’un de gauche, n’a pas fait cela ? ». Pourquoi d’autres gouvernements en Europe ne font pas de même, par exemple un gouvernement comme le socialiste Zapatero en Espagne, alors il faut se poser la question est-ce qu’il ne faut pas avoir d’importantes mobilisations sociales pour amener des gouvernements à changer de cap ? On dirait que tant que les populations ne manifestent pas vraiment leur mécontentement et pour cela ce n’est pas simplement les urnes, c’est la rue. On dirait que tant qu’il n’y a pas cette pression sociale, il ne peut pas y avoir de tournant. Et quelque part, c’est pour cela que je trouve très important dans les dernières semaines ce qui est en train de se passer en Espagne avec tous ces jeunes indignés… (...)

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