Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

La prétention de la mesure en économie : que valent ses piliers fondamentaux ?1

« Quand on applique à la masse des humains des méthodologies appliquées aux sciences « pures » où les éléments sont fixes, on se trompe » Pablo Jensen2.

Dans la précédente chronique je me suis attaché à montrer pourquoi et comment le père fondateur de ce que l’on dénomme « économie néoclassique » (aujourd’hui néolibérale), Léon Walras, sans doute sous l’influence (directe ou indirecte) de la proximité des milieux d’argent depuis longtemps liés à la Route de la Soie (Genève-Lyon) de son époque (milieu du 19ème) a tenté de transformer la « philosophie sociale » imbue de soucis éthiques qu’était l’économie des classiques, en une « science » neutre qui se contenterait d’observer, mesurer, consigner, déduire.

Il a pour ce faire, eu recours à au moins deux hypothèses insoutenables : celle de l’existence d’un crieur des prix dits d’équilibres, et celle du fonctionnement de la société humaine assimilable aux lois de la mécanique céleste de Newton. Il a jeté les premiers jalons d’une longue histoire de tentatives d’introduction en la dite « science économique » de méthodes et raisonnements propres aux sciences dites « dures » ou « pures » ou « fondamentales » telles que la physique, notamment. Il en résulta ce que je considère comme une insensée surenchère dans la mathématisation à tout prix, de l’économie en particulier, puis d’autres sciences humaines dans son sillage, celles ayant à voir avec la gestion tout particulièrement3. En cette seconde incursion dans les failles de la prétention à la mesure en économie, je voudrais inviter le lecteur à me suivre à travers les méandres de la construction d’un autre de ses « piliers fondamentaux » : le « marché » et ses « équilibres ».

Au départ : Une métaphore quasi poétique d’Adam Smith

En fait, tout commence avec une métaphore, aux relents quasi poétiques, élaborée par Adam Smith dans son célèbre Origines de la richesse des nations. Ne comprenant pas trop comment et sous l’impulsion de quelle institution centrale, fonctionnait la société de la fin du 18ème siècle, marquée par le recul des pouvoirs monarchiques, cléricaux, traditionnels… Smith imagina la métaphore de la « main invisible » pour expliquer ce qui présidait à la « nouvelle » façon dont les rapports sociaux et les échanges se faisaient sous ses yeux. Cette « main invisible » (expression qu’il n’utilisa que deux fois dans toute son œuvre, incluant Le traité des sentiments moraux4) serait un mystérieux deus ex machina qui ajuste, régule et équilibre les niveaux de satisfaction réciproque que les humains retirent de leurs échanges. Cette « main » assure donc la justesse des prix, des salaires, des profits… par une miraculeuse constante adéquation entre ce que recherchent les « égoïsmes » des uns et des autres lorsqu’ils entrent en transactions marchandes. Cette métaphore se dénomma donc « marché » (autorégulé) au sein duquel se rencontrent une infinitude de demandes et d’offres qui s’auto-équilibrent.

Las ! Cette façon d’exprimer les mécanismes présidant au fonctionnement de l’économie ne faisait pas très scientifique, ni très sérieux. Il lui manquait une forme d’expression plus rigoureuse, plus proche de la façon dont s’expriment des sciences comme la physique ou la biologie.

De la théorie du chaos et du « marché imparfait »

Connus particulièrement sous les termes de L’optimum de second rang, les travaux de Kelvin Lancaster et Richard Lipsey5 mèneront à des déductions fortement inquiétantes quant aux notions de marché et d’équilibre général de marchés.6 En mots lapidaires, et suivant ce qu’en ont analysé, parmi d’autres, les éminents économistes J. Généreux et B. Maris, ces travaux conduisirent à déduire, fort logiquement, que si « phénomène marché » il y a, ce phénomène ne peut fonctionner que selon les principes de la théorie7 du chaos, puisque régit par de constants « hasards » de rencontres entre offres et demandes. Or, il est un principe fondamental en théorie du chaos : celui du « tout ou rien ». À l’instar de phénomènes tels que le passage de simples averses à inondations, de rupture ou non d’un élastique lorsqu’on l’étire… il ne saurait y avoir d’étapes intermédiaires ou de gradations. Il y a inondation ou non, l’élastique se brise ou non, point ! Car la concurrence est un tout, ou elle est pure et parfaite ou elle n’est rien ! Il n’existe aucune solution intermédiaire, du genre « aller progressivement vers l’état de marché », formule totalement dénuée de sens, mais inlassablement répétée par les économistes, les politiciens, les porte-parole du FMI. Il ne peut être question d’un état de10 %, de 20 % ou de30 % de marché. Ceci est d’une importance cardinale.

Car cela revient à dire tout simplement que, en fait, le marché n’existe tout simplement pas et que, sous prétexte de soi-disant lois immanentes, il n’est invoqué et utilisé que pour exprimer et couvrir les desiderata, le totalitarisme et la dictature des riches, des firmes et des oligopoles. On ne peut dire qu’il y a état « partiel », ou « graduel » ou « imparfait » d’inondation ou de brisure d’élastique. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici de questions « d’ampleur », mais de question « d’être ou ne pas être », de « tout ou rien ». Transposé au « marché » et suivant ce que l’on peut inférer des travaux de Lipsey- Lancaster, il ne saurait être possible de parler de système « en voie d’économie de marché », de « progrès vers une économie de marché »… comme on l’entend à satiété dans les discours sur les évolutions des systèmes économiques du tiers-monde par exemple. Non ! Soit il y a 100 % « marché », soit il y a zéro « marché » ! Aucun état intermédiaire n’est envisageable. Or les théories économiques admettent l’idée de « marché imparfait », de « marchés oligopolistiques »… Cela veut dire qu’elles admettent qu’il n’y a pas « 100 % marché ». Mais si elles admettent cela, et conformément aux théories des phénomènes régis par la théorie du chaos, elles admettent ipso facto qu’il y a… « Zéro marché » ! Ce qui revient à-dire comme l’a bien exprimé, entre autres, l’éminent J.K Galbraith, que la notion de marché n’est qu’une fiction commode pour justifier un « cadre » de calculs autrement injustifiables.

Arrow-Debreu : Bouddha ou équilibre des marchés ?

Comme on le sait, Walras tenta de remédier au fâcheux écueil de la non-scientificité de la métaphore smithienne de « main invisible » par l’introduction « aux forceps » du vocabulaire newtonien dans celui de l’économie : l’offre et la demande deviennent un espace de « gravitation » à la recherche de points d’équilibres, non seulement entre elles, mais aussi entre de multiples « forces », « masses » (monétaire, salariale)… sujettes « tensions », « élasticités », « vitesses », « accélérations ». Mais… Las encore une fois ! Les hypothèses qui sous-tendent cet échafaudage font gravement défaut : nul ne peut soutenir que la société humaine est une « mécanique céleste », et encore moins, une mécanique « huilée » par les constantes et opportunes interventions d’un mystérieux « crieur des prix » ! Il fallait absolument trouver une autre façon de résoudre le problème que se posait Walras : celui de transformer la belle, mais nébuleuse, métaphore smithienne de « main invisible » en concept scientifiquement justifiable.

Pour ce faire, il faut passer par l’épineux problème des prix d’équilibre des marchés. Autrement dit de la façon dont s’ajustent et s’équilibrent (pour être « justes ») « simultanément » l’ensemble des prix de tous les produits et services induits dans le jeu de l’offre et de la demande. Les nobélisés8 Kenneth Arrow et Gérard Debreu9 vont s’atteler à cette tâche. Pour des raisons évidentes de format et d’espace, je vais aller au strict essentiel de l’argumentation10, quitte à être à la limite du caricatural.11 Ce que Arrow et Debreu voulaient, c’était trouver une « solution mathématique » (i.e. donc « scientifique ») au problème de Walras : la « gravitation » entre offre et demande peut-elle conduire « naturellement » et automatiquement à un équilibre général des marchés ?

Sans entrer dans les détails, disons que l’aboutissement de cette interrogation fut que, si on peut disposer d’une équation par marché (tous les marchés : des saucisses, des souliers, des avions, des fers à repasser…) et d’une inconnue par équation, alors on peut élaborer un système d’équations dont la résolution serait l’expression de ce fameux équilibre général. Cela est bien entendu mission impossible, sinon de façon éminemment abstraite et théorique. En conclusion de leurs bien complexes travaux, il résulta la terrible idée suivante : s’il y a équilibre des marchés, cela ne peut être que pur accident… !!12 Debreu montre qu’en fait, à sa façon, le marché est un système totalement chaotique, car s’il existe des équilibres, à moins de tomber dessus, on ne les atteint pas par les mécanismes de l’offre et de la demande !

En d’autres termes, les calculs de Debreu montrent que l’état d’équilibre du marché est des plus hautement improbables, que, si par un extraordinaire hasard il se réalisait, ce ne serait que pur et simple concours de circonstances. Arrow et Debreu, nous dit Généreux, démontrent que l’on ne sait strictement rien répondre à la question de savoir si une économie respectant toutes les conditions nécessaires à l’existence d’un équilibre général retournerait spontanément à l’équilibre, à la suite d’un choc quelconque, grâce à la flexibilité des prix. La divergence loin de tout équilibre est aussi plausible que la convergence vers un nouvel équilibre.

L’atteinte d’un tel état d’équilibre général par le jeu des mécanismes de l’offre et de la demande est tout bonnement un état aussi improbable que de rencontrer Bouddha ! Accepter, avec toutes leurs conséquences, les travaux d’Arrow et de Debreu, c’est en fait affirmer que le modèle de la concurrence (parfaite ou non) est dans une impasse totale. Et, comme l’ajoutait Bernard Maris dans les années 1980, les économistes le savent depuis au moins vingt ans !

En conclusion : que dire en l’absence d’une idée soutenable du « concept de marché » ?

Si l’on ôte du vocabulaire des économistes (ou des professeurs en gestion… et de bien d’autres disciplines) ou même des politiciens, les vocables « marché » et « équilibre des marchés », pratiquement tout leur discours devient totalement infondé, impossible, nul ou insensé ! Ôter ce vocable, c’est obliger à revenir à des questions d’une extrême sensibilité et importance : en l’absence de cette providentielle fiction, qu’est ce qui justifie les richesses des uns et la pauvreté des autres ? Les injustices salariales ? Les « dynasties » de patrons et de « barons de l’économie » ? Les inégalités entre Nord et Sud ? Entre villes et campagnes ? Les salaires indécents de nombre de patrons ? Les mises à pieds massives même en situations de profits ? Etc., etc.,…

Le Nobel d’économie Paul Samuelson disait : « si le marché existe, ce serait une entité sans cœur ni cerveau, pourquoi lui confier notre destin ? » ; tandis que l’autre Nobel Amartya Sen – que je paraphrase un peu, ajoutait : « le marché… des humains marionnettes de l’offre et de la demande, c’est une inimaginable collection de décérébrés rationnels ! » Personnellement j’y ajouterais : la main invisible, le marché, la chimère du ballet entre offre et demande en quête de points d’équilibres… ne sont qu’alibis pour justifier et pérenniser la dominance des dominants, en plus de grassement nourrir ceux qui ont intérêt à y faire croire.

Ma prochaine chronique portera sur les notions de « rareté », d’allocation « optimale de ressources rares »… Et sans doute abordera une incursion plus directe dans les « mesures » en économie, à commencer par la validité des types d’équations utilisées, ou de pseudo-mesures comme celle de l’amortissement… qui conduisent jusqu’au PNB.

Notes

1.# Je renvoie le lecteur intéressé à plus de détails et de précisions – argumentations à mon livre « La stratégie de l’autruche ». Et commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca

2.# In Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équation. Voir également d’autres ouvrages allant dans le même sens, tels que par exemple, Des marchés et des dieux. Quand l’économie devient religion, de Stéphane Foucart ; ou encore La gouvernance des nombres d’Alain Supiot

3.Sujet sur lequel je reviendrai dans le cadre de futures chroniques.

4.Alors même que cette formule représente pratiquement le strict essentiel de ce que tout un chacun a retenu de l’œuvre de Smith ! Nous verrons à l’occasion d’une prochaine contribution les raisons du succès phénoménal de cette métaphore.

5. R.G. Lipsey and K. Lancaster, The General Theory of Second Best, Review of Economic Studies, 1956, pp. 11-36

6.Voir travaux de J. Généreux et B. Maris op. cit. infra.

7.Je dis bien « théorie » car il ne saurait être question de « lois » lorsque l’on traite du chaos.

8. Arrow : Co-titulaire, avec John Hicks, du prix « Nobel d’économie » en 1972 ; et Debreu : Premier Français à recevoir en 1983 le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’équilibre général.

9. K. J. Arrow et G. Debreu, « Existence of an equilibrium for a competitive economy », Econometrica, vol. 22, no 3, 1954, p. 265–290.

10.On trouvera également de semblables argumentations (qui m’ont d’ailleurs fortement inspiré) dans Les vraies lois de l’économie de J. Généreux, ou encore dans Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles de B. Maris.

11.Mais je le garantis : l’essentiel y est.

12.Voir J. Généreux ; B. Maris, op. cit.

Omar Aktouf

Professeur titulaire, HEC Montréal.

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