Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

La révolte des couteaux

"Est-ce une troisième Intifada" se demandent commentateurs et politiciens. Une question dont la pertinence me semble douteuse et à laquelle il est de toute façon beaucoup trop tôt pour y répondre. Plus intéressant, me semble-t-il, est de comprendre comment en sommes nous arrivés à ce que des dizaines de Palestiniennes et Palestiniens, des jeunes pour la plupart, en sont venus à attaquer le premier Israélien qu’ils rencontrent, avec un couteau, un cutter ou un tournevis, hâtivement ramassés sur la table de la maison familiale. Car il s’agit bel et bien d’initiatives individuelles et spontanées, derrière lesquelles ne se trouvent aucune consigne en provenance de telle ou telle organisation.

Netanyahou ment comme un arracheur de dents quand il affirme que c’est Mahmoud Abbas qui inspire ces jeunes, et il sait mieux que personne les efforts de ce dernier et de sa police pour tenter d’enrayer le processus en cours. Mais "Monsieur Sécurité" a besoin d’un bouc émissaire pour cacher son échec flagrant, lui qui avait centré toute sa campagne électorale sur son expertise démontrée dans le maintien du calme dans les territoires occupés, un message qui avait été reçu cinq sur cinq par l’électorat.

Les médias, dans leur majorité, reprennent le discours récurrent de Netanyahou sur le terrorisme, et depuis quelques jours on ne cesse d’utiliser les mots chers au Premier Ministre : "actes terroristes", "un terroriste âgé de 13 ans" [sic], "nous utiliserons tous les moyens pour arrêter le terrorisme". L’opinion publique suit, sans broncher.

Qui sont ces "terroristes" et qu’est-ce qui a provoque cette longue série d’attaques au couteau sur des Israéliens, en civil ou en uniforme ? Des jeunes voire très jeunes, nés après les accords d’Oslo, et qui agissent d’une manière individuelle (ou à deux au maximum), hors du cadre des organisations nationales, Hamas compris.

Et pourquoi maintenant ? Il s’agit, me semble-t-il, de la conjoncture de deux éléments qui ne sont pas lies l’un a l’autre, mais résultent tous les deux de la politique de Benjamin Netanyahou.

D’abord, l’échec reconnu par tous de ce qu’on a trop longtemps appelé "le processus de paix". Les Palestiniens, y compris la jeunesse, avait laissé pendant des années Mahmoud Abbas gérer la stratégie de libération à travers la diplomatie, c’est-à-dire en utilisant la communauté internationale comme levier qui parviendrait à obliger l’Etat d’Israël à mettre fin à l’occupation coloniale. Même le Hamas avait fait le choix de ne pas entraver les tentatives du Président de l’Autorité, tout en insistant sur le fait que le dit processus négocié était voué à l’échec, et que ses compromis ne seraient récompensés par aucune contrepartie. Apres près de dix ans pendant lesquelles Mahmoud Abbas a fait les antichambres de toutes les chancelleries et accepté d’avaler de nombreuses couleuvres, on en est toujours à la case zéro. Pire, Israël a su profiter du temps qui passe pour élargir substantiellement la colonisation de la Cisjordanie et parachever la séparation de Jérusalem Est de son arrière-pays palestinien.

Apres dix ans, le crédit d’Abou Mazen s’est complètement épuisé, en particulier parmi la jeunesse, qui ne voit aucune avancée, si ce n’est celle des colonies. L’épuisement du crédit du Président palestinien s’est accélérée avec la série de provocations du gouvernement Netanyahou après sa réélection, et en particulier les parades de députés et de ministres sur l’Esplanade des Mosquées, le Haram el Sharif.

On ne peut sous-estimer l’impact sur les jeunes palestiniens des images ou l’on voit des groupes de juifs prier (ou faire semblant de prier) sur ce lieu saint pour un milliard et demi de musulmans. Pire, aux provocations de politiciens en quête de popularité, s’ajoute l’intervention violente de la police sur l’Esplanade contre des jeunes musulmans venus protéger leur mosquée, et la profanation d’al Aqsa par des policiers qui souillent les tapis de prière avec leurs gros souliers.

Benjamin Netanyahou a osé remettre en question le statu quo négocié en 1967 par Moche Dayan et le Roi Hussein de Jordanie sur la gestion de l’Esplanade, y compris les horaires et les lieux spécifiques où les non-musulmans peuvent pénétrer sur l’Esplanade. Le chef du gouvernement israélien aurait mieux fait d’écouter les mises en garde du Roi Abdallah de Jordanie sur les risques d’explosion que provoquerait un changement du statu quo, mais le petit politicien et la peur de ce que diraient ses concurrents s’il interdisait la présence de juifs sur le site du Temple d’Israël, ont vaincu l’homme politique et le risque d’une explosion régionale généralisée.

El Aqsa est un symbole sacre pour tous les Palestiniens, athées et Chrétiens y compris. Avec les provocations sur l’Esplanade des Mosquées, l’arrogance israélienne a heurté la dignité de tous les jeunes palestiniens.

La série d’attaques de passants israéliens au couteau ou au tournevis est donc la réponse d’une nouvelle génération palestinienne à l’arrogance israélienne et aux provocations de la droite au pouvoir, sur un arrière fond d’échec reconnu de la stratégie négociée de Mahmoud Abbas et de l’Autorité Palestinienne. Le fait qu’en donnant l’ordre de tirer sur les terroristes pour les "neutraliser" Netanyahou ait fait de ces attaques à l’arme blanche des attentats suicides ne semble pas avoir eu un effet déterrent : bien au contraire, chaque attaque en stimule d’autres.

J’ai rencontré il y a deux jours un groupe de jeunes palestiniens de Bethlehem, et Safa, une étudiante chrétienne si l’on en croit le crucifix qu’elle portait, me disait son admiration pour ses compatriotes qui attaquent des israéliens au couteau : "jusqu’à présent, c’est nous qui avions peur, mais maintenant c’est au tour de Israéliens : regarde comme il n’y a personne dans leur tram, et même les rues de Tel Aviv sont complétement vides le soir." Et d’ajouter : "si j’avais plus de courage, je ferai la même chose…"

L’Autorité Palestinienne et Mahmoud Abbas ne signifie pas grand chose pour Safa et ses amis, et si le nom de Yasser Arafat les émeut encore, ils ne savent pas ce qu’est l’OLP. Bien dans l’esprit de leur temps, pour ces jeunes, les sigles, les slogans et les idéologies ont laissé la place au ressenti. Dans ce ressenti, il y a une place d’honneur pour une reconquête de la dignité perdue. 

Par ses déclarations bellicistes et arrogantes, Benjamin Netanyahou ne renforce pas seulement la détermination que l’on sent de plus en plus au sein de cette jeunesse palestinienne que l’on disait dépolitisée et démobilisée ; il fait de Mahmoud Abbas un "non relevant" et rend quasiment impossible toute tentative de sa part à désamorcer la bombe qui risque non seulement de démultiplier les victimes, israéliennes et palestiniennes, mais aussi de provoquer la désintégration de l’Autorité Palestinienne. C’est bel et bien la politique du pire. Mais n’est-ce pas exactement ce que recherche le chef du gouvernement israélien ?

Michel Warschawski

Journaliste et militant de gauche israélien, il est cofondateur et président de l’Alternative Information Center (AIC). Dernier ouvrage paru (avec Dominique Vidal) : Un autre Israël est possible, les éditions de l’Atelier, 2012.

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