Édition du 23 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

La tête dans les nuages et les deux pieds sur terre

Cette expression me vient de mon grand ami Michel Mill, un rêveur de première classe, décédé il y a déjà 20 ans. Michel voyait l’essor d’un Québec indépendant et socialiste, avec en plus l’appui de la gauche canadienne-anglaise ! Un peu plus et on faisait du Québec la plaque tournante du socialisme en Amérique du Nord ! Je ne suis pas sarcastique ; moi aussi, j’ai rêvé de cela. À côté d’un joyeux délire cependant, Michel ne passait pas ses journées derrière ses lunettes roses. Il organisait des tas de luttes et de mouvements. Il avait le sens du respect des autres, il pensait toujours à jusqu’où on peut aller, sans s’autocensurer honteusement. À l’époque d’Alternatives, on avait réussi à faire des campagnes ayant un impact en ne se prenant pas pour le bout du monde, en travaillant avec les gens, les syndicats, les chrétiens. On avait les deux pieds sur terre.

Vouloir aller très loin est indispensable, car sans cela, on perd l’espoir. Se ramener sur le terrain concret l’est aussi, ce qui signifie, désolé de le dire, avoir une vision politique, c’est-à-dire calculer, peser le pour et le contre, éviter d’être emporté par ses émotions et surtout, ne pas perdre de vue que le changement ne peut pas venir d’un seul groupe, aussi déterminé soit-il, mais d’une masse critique.

Aujourd’hui comme hier, la réconciliation de ces termes est tout un défi. On a une petite armée de personnes qui disent qu’on ne peut rien faire. « There is no alternative », disait madame Thatcher.

En ce moment au Québec, des personnes d’influence dans le monde des médias, de l’éducation et même des syndicats et associations disent précisément cela. Quelquefois, ils le font avec un langage ordurier, comme Michel Rioux (chroniqueur dans l’Aut’Journal), en déversant sur Québec solidaire et le monde de gauche un fiel qui rappelle les marxistes-léninistes des années 1970 (que Rioux lui-même avait d’ailleurs combattu, petit paradoxe !) À l’entendre, QS est une conspiration fédéraliste. La résignation honteuse, c’est penser qu’on n’a pas le droit de mettre de l’avant un nouveau projet qui réconcilie l’émancipation nationale avec l’émancipation sociale. C’est malheureux pour quelqu’un qui a passé sa vie dans le mouvement syndical de penser que le PQ, de Lucien Bouchard à PKP, en passant par les nombreux aventuriers politiques qui en ont pris la direction est la seule « alternative » et que si on ne pense pas cela, on est fou ou méchant (ou les deux). Moi-même, qui ne pense pas que le PQ est un véhicule adéquat pour organiser une lutte sérieuse contre le système néolibéral qui nous étouffe (et dont le PLQ est la cheville ouvrière), je ne dirais pas que le PQ est une « conspiration » de droite nationaliste. Il y a encore plusieurs personnes, dont des élus-es (en disant cela, je pense à Véronique Hivon) avec qui il faudrait travailler, pourvu qu’on puisse le faire en se respectant mutuellement.

À côté de cette hostilité hargneuse, une autre « pensée magique » nous nuit, comme si ce n’était pas important de penser stratégiquement. Pour certains, l’action pour l’action, le refus pour le refus, tiennent lieu de comportement militant et si on ne fait pas cela, on est inévitablement des moumounes ou encore, de méchants « marxistes ». Avoir les deux pieds sur terre, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas se servir de sa tête, même si cela est parfois difficile. C’est ce genre d’aventurisme qu’on a vu dans la tentative de grève au printemps 2015 dans certaines universités et certains cégeps. L’expérience a été un désastre, laissant un mouvement étudiant dynamique comme l’ASSÉ en miettes. Aujourd’hui, les militants-es étudiants-es tentent de réparer les dégâts, mais cela a été un sacré recul. La tête dans les nuages, cela ne veut pas dire ne pas avoir de tête. Les rapports de forces doivent être mesurés d’une manière très lucide, évitant de prendre nos rêves pour des réalités, selon l’expression consacrée. Sur la question politique par exemple, certains pensent, pour des raisons pouvant être discutées, que l’action parlementaire est un leurre, qu’il faut se réfugier dans des communes imaginaires ou dans l’action directe. Que peut-on dire sinon que, camarades, « regardez le Québec en pleine face : pensez-vous sérieusement qu’on est sur le bord de l’insurrection ? » Pensez-vous, franchement, que seule l’action « exemplaire », menée par des petits groupes déterminés, peut briser le mur ? Ne pensez-vous pas qu’il faut aller là où les gens sont, dans les multiples institutions de la société aussi bien à l’école que dans l’espace politique réellement existant, pour apprendre et enseigner (pas juste l’un ou l’autre), stimuler, s’organiser ?

Éviter la posture d’éteignoir à la Michel Rioux ou l’aventurisme de certains « nanars » (comme les qualifient les militants-es de l’ASSÉ qui essaient de reconstruire leur force) reste un défi constant, dur, plein d’embûches. En fin de compte, cela s’appelle la vie…

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