Édition du 23 avril 2024

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Laïcité versus sécularisation : de la liberté religieuse à l’islamophobie politique

Le débat sur le voile des accompagnatrices scolaires se réclame d’une « nouvelle laïcité » contraire à la loi de 1905 : on passe de la liberté religieuse face à l’État à la sécularisation de la société par l’État. Sous couvert de laïcité, il s’agit d’une islamophobie politique, relayée par médias et sondeurs, qu’attise le jeu entre le Rassemblement national et le ministre de l’Éducation nationale.

Tiré du blogue de l’auteur.

Le 14 octobre 2019, Brigitte Macron s’engage pour la laïcité : « Vous savez que je suis professeure. Il faut absolument, je suis persuadée, c’était une de nos éthiques, et tous les collègues le sont, d’être objectifs, et de ne pas essayer de... on ne parle pas politique, on ne parle pas religion : ça n’est pas notre champ, absolument pas ! Et on se doit à une neutralité. Je suis laïque, et donc je suis en faveur de la laïcité. Et ça fait partie de notre éthique, nous profs, de ne pas influencer nos élèves, et nous le faisons. » Pourquoi cette déclaration solennelle, à ce moment-là ?

Elle intervient au cœur de la polémique ouverte trois jours plus tôt, vendredi 11 octobre, par un élu du Rassemblement national lors d’une séance du Conseil régional de Bourgogne - Franche-Comté : « au nom de nos principes républicains et laïcs » (sic), proclame Julien Odoul dans un tweet où il diffuse la vidéo de son coup d’éclat, « j’ai demandé à @MarieGuiteDufay », présidente du Conseil régional, « de faire enlever le voile islamique d’une accompagnatrice scolaire dans l’hémicycle. » La présidente de son parti, Marine Le Pen, sur la forme, juge son « interpellation rugueuse et certainement maladroite, même si sur le fond il a posé les bonnes questions. » De fait, le jeune conseiller régional pourra s’en féliciter le 11 octobre : « un véritable débat s’est ouvert sur le voile », « même par le gouvernement ».

Une laïcité apolitique ?

Que veut dire aujourd’hui le mot « laïcité », tel qu’il est utilisé le plus souvent dans le débat public ? Relevons d’abord un paradoxe : c’est dans un établissement scolaire, à l’occasion d’une dictée organisée avec l’association ELA dans le collège Suzanne Lacore à Paris, que Brigitte Macron s’exprime politiquement en faveur de la neutralité politique. La superposition entre neutralité religieuse et politique date du débat autour de la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles à l’école. C’est ce que révélait, un mois avant le vote, un sondage CSA dont Le Monde publiait les résultats : les professeurs des collèges et lycées publics se déclaraient favorables à l’interdiction des signes religieux à 76%, mais aussi des signes politiques à 72% ; pourtant, comme je le soulignais en 2004 dans la revue Vacarme, beaucoup « avaient applaudi les manifestations lycéennes après le 21 avril 2002 ».

Que s’était-il passé entretemps ? Au printemps 2003, on avait assisté, contre les réformes néolibérales qui menaçaient l’éducation nationale, à une forte mobilisation d’enseignants et d’élèves (que Christian Laval a pu comparer au mouvement de 1995) ; toutefois, elle a débouché sur un échec douloureux et les grévistes ont été lourdement pénalisés. Or à la rentrée 2003, la colère enseignante changeait d’objet : non plus la politique de l’État mais le voile des élèves. À l’époque, je l’analysais en ces termes : « un débat chasse l’autre : on passe de la lutte contre la privatisation au refus de la politisation, de la préservation de la Chose publique à la défense de la République. Si le combat se livre désormais contre le fondamentalisme religieux des banlieues, et non plus contre le libéralisme économique de la droite, la mobilisation nouvelle peut donc aussi bien apparaître comme une démobilisation – un symptôme qui cache en même temps qu’il révèle le malaise enseignant. »

À école privée, fonds publics

Mais il y a plus. La déclaration de l’épouse du président de la République nous indique, non seulement cette connotation nouvelle du mot laïcité, mais aussi le sens que celle-ci a perdu. Un second paradoxe est en effet passé largement inaperçu. La laïcité s’applique aux écoles publiques – pas aux écoles privées, en grande majorité religieuses. Or, pendant toute sa carrière, Brigitte Macron a enseigné dans des établissements où l’on parle religion et où les signes religieux de l’institution sont pour le moins ostensibles. Bachelière du lycée du Sacré-Cœur, elle a renoncé à son CAPES pour enseigner dans des établissements privés sous contrat de 1986 à 2015 : collège protestant, puis lycées privés jésuites (La Providence et Saint-Louis-de-Gonzague). Quant à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale à ses côtés, sa scolarité s’est déroulée dans un autre établissement catholique (le collège Stanislas).

Le plaidoyer de Brigitte Macron suppose donc, pour que personne n’y voie une hypocrite contradiction, un changement radical : tout se passe comme si la laïcité ne concernait plus le catholicisme. La preuve ? Nul ne songe à objecter au ministre de l’éducation, quand il se fait le chantre de la laïcité, que la loi Blanquer « pour une école de la confiance », en abaissant l’âge de l’instruction obligatoire à trois ans, restera sans effet sur le taux de scolarisation de cette classe d’âge (déjà supérieur à 97%), mais en aura d’importants sur le financement des écoles privées existantes : en pratique, « l’enseignement catholique sous contrat attend 150 millions d’euros » des communes. C’est qu’on parle aujourd’hui tout le temps de laïcité, et jamais ou presque du financement public des écoles religieuses.

Autant dire que, dans les débats actuels, le mot laïcité ne renvoie plus à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Oublié le principe qu’instaure, dans le prolongement des lois de Jules Ferry sur l’école laïque, gratuite et obligatoire, la loi Goblet de 1886 sur l’enseignement primaire : « à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés ». Certes, il y a bien longtemps que ce n’est plus le cas : depuis la loi Debré de 1959, les établissements privés sous contrat bénéficient de financements publics. Mais loin de faire l’unanimité, cette logique a longtemps mobilisé le camp laïque, encouragé par la victoire de François Mitterrand en 1981 : ce sera le projet de loi Savary pour un « grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale ».

En auront raison les mobilisations massives pour « l’école libre », autrement dit privée et presque toujours religieuse, comparables en importance à celles contre le « mariage pour tous » : en 1984, le président socialiste renonce à la réforme. Depuis lors, invoquer la laïcité a radicalement changé de sens : à partir de 1989 et de la première affaire du voile, il est question non de la religion majoritaire, qui bénéficie encore du soutien de l’État (le catholicisme), mais d’une religion minoritaire, qui en est privée (l’islam). C’est ainsi que, quand Nicolas Sarkozy rejoignait Benoît XVI dans la célébration d’une « laïcité positive » qui privilégie le catholicisme, c’était en même temps une « laïcité négative » qui visait l’islam.

La loi et la norme

Désormais, au nom de la laïcité, on s’emploie, non plus à limiter le contrôle de l’État sur les consciences, mais à l’accroître. Dans le débat médiatico-politique, il s’agit, non plus de liberté religieuse, mais, sous couvert du mot laïcité, d’une norme de sécularisation. C’est bien ce que signifient les déclarations répétées de Jean-Michel Blanquer. Au nom de la laïcité, il s’en prend le 24 septembre à une affiche de la Fédération des conseils de parents d’élève(FCPE) pour les élections des 11 et 12 octobre : « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? » C’est « une erreur de leur part », intervient le ministre dans ce contexte électoral. S’il invoque les valeurs de la République, c’est déjà pour aller plus loin que le cadre juridique fixé par le Conseil d’État : « La situation est claire, nous souhaitons au maximum que ce soit évité, même si ça n’est pas interdit par la loi ».

La polémique suscitée en écho par Julien Odoul donne à Jean-Michel Blanquer l’occasion de réitérer son argument le 13 octobre : « la loi n’interdit pas cela ; par contre, on peut inciter à ce que ne soit pas le cas », par exemple « expliquer à une maman qu’on préfère qu’elle ne mette pas le voile dans une sortie ». C’est que « le voile en soi n’est pas souhaitable dans notre société » : en effet, « ce que ça dit sur la condition féminine n’est pas conforme à nos valeurs. » Les valeurs des Françaises voilées seraient donc étrangères aux nôtres.

Ce glissement du droit à la norme, de ce qui est légal à ce qui est jugé désirable, n’est pas propre à la droite. Robert Badinter, figure emblématique de la gauche socialiste, ne dit pas autre chose. Sur France 5 le 19 octobre, l’ancien Garde des sceaux de François Mitterrand se présente comme « un vieux juriste obstiné » : « juridiquement, cette femme pouvait porter le voile ». Pourtant, il ne dit jamais : « c’est légal ». Il préfère une formulation négative : « Ce n’est pas illégal. » Et il ne se contente pas de rappeler la loi ; il ajoute en effet : « Ça ne veut pas dire pour autant que c’est bienvenu. » Autrement dit, il énonce une norme à laquelle dérogeraient les mères voilées qui accompagnent les sorties scolaires, et qui ne seraient donc pas bienvenues dans un groupe dont on peut déduire qu’elles ne font pas partie.

Une « nouvelle laïcité » antilaïque

Contre de pareils détournements de la laïcité, qui n’en gardent le nom que pour en inverser le sens, il faut donc rappeler ce que laïcité veut dire – comme l’ont fait récemment dans Le Midi libre, au nom de l’Observatoire de la laïcité Jean-Louis Bianco, son président, et Nicolas Cadène, son rapporteur général : « La laïcité, c’est le principe qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire, mais aussi l’égalité de tous devant la loi, quelles que soient leurs croyances ou convictions, grâce à un État neutre et impartial. Il reste que certains ne se satisfont pas de cette définition qui découle de nos textes fondamentaux et soutiennent, encore ces derniers jours, une “nouvelle laïcité” visant à étendre le domaine de la neutralité à toute la société ». Étendre l’interdiction du voile du service public à l’espace public, ce serait remplacer la laïcité par la sécularisation.

Comme l’écrit la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez, parler de « nouvelle laïcité » entre guillemets, c’est donc se donner les moyens de mettre au jour « les usurpations d’héritage : souligner les ruptures dans le sens prêté au principe juridique de laïcité, par exemple, entre le début et la fin du 20e siècle, permet de souligner les multiples différences entre les deux qui rendent critiquables les invocations de la tradition républicaine incarnée par la loi du 9 décembre 1905 par les promoteurs d’une nouvelle laïcité qui la contredit sous de nombreux aspects. » En particulier, la volonté constamment répétée d’organiser l’islam français ne s’inscrit-elle pas plutôt dans une logique concordataire ?

De fait, la sécularisation forcée, avec son injonction de discrétion, est en contradiction complète avec le principe de liberté religieuse. La preuve ? Pour la mettre en œuvre, il faudrait de nouvelles lois. Julien Odoul intervient au nom de la laïcité pour faire enlever le voile d’une femme ; mais il reconnaît ensuite : « bien sûr, elle n’enfreint pas la loi ; mais nous militons au RN pour que la loi change. » C’est bien qu’on est loin de celle de 1905 : sinon, pourquoi en réclamer sans cesse de nouvelles ? On a ainsi le sentiment qu’après 2004 et 2010, se continue aujourd’hui « la danse des sept lois ». « On nous dit que la religion a vocation à rester privée. Encore faut-il s’entendre sur les mots : l’exigence de neutralité ne porte plus sur l’État, mais sur les individus ; aussi “l’espace public” ne cesse-t-il de s’étendre, et “l’espace privé” de se restreindre. C’est qu’il ne s’agit plus de séparer les églises et l’État, mais d’assigner les citoyens, et surtout certains d’entre eux, à la discrétion. »

Dira-t-on que le président de la République a fini par rétablir le sens du mot laïcité ? En voyage à la Réunion, il déclare le 24 octobre : « Le port du voile dans les services publics, à l’école, quand on éduque nos enfants, c’est mon affaire. C’est ça la laïcité ». En revanche, « ce qui se passe dans l’espace public, ce n’est pas l’affaire de l’État et du président de la République. La laïcité, ça n’est pas cela. La laïcité, c’est précisément de permettre de croire et de ne pas croire librement. »

Emmanuel Macron ne se trompe d’ailleurs pas sur le sens bien différent que beaucoup confèrent aujourd’hui à ce mot. Il précise en effet, le 27 octobre, à la veille de rencontrer les représentants du Conseil du culte musulman en France : « On confond les sujets. On ne me demande pas de parler de laïcité, on veut que je parle d’islam. » On ne peut qu’être d’accord avec lui. Encore faut-il en tirer les conséquences : je l’écrivais ici même en 2017, « la “nouvelle laïcité” est obsédée par l’islam ; elle n’est donc pas laïque. Ceux qui n’ont que le mot laïcité à la bouche, mais qui n’ont que l’islam en tête, ne doivent plus être qualifiés de “laïcards” ; en réalité, ce sont de faux dévots de la laïcité. » On comprend pourquoi ceux-ci voudraient bannir, en même temps que le voile, le mot même d’islamophobie…

Convertir l’opinion

Emmanuel Macron a raison de dire que la religion dans l’espace public, en vertu de la laïcité, ce n’est pas l’affaire du président de la République. Pour autant, le mal est fait. On le mesure à lire un sondage IFOP que le JDD publie en une, ce même dimanche, sur « islam et laïcité » (qui s’opposent aujourd’hui comme hier immigration et identité nationale) : « Face à l’islam, les Français s’inquiètent. » De fait, les résultats ont de quoi inquiéter sur les Français qui répondent à ce sondage : l’enquête « révèle un net durcissement de l’opinion face à toutes les manifestations religieuses dans l’espace public et confirme une focalisation particulière envers la religion musulmane. À Emmanuel Macron, qui assurait jeudi que le port du voile hors des enceintes scolaires n’était “pas [son] affaire”, les citoyens répondent en quelque sorte que c’est la leur. »

Le sondage induit ses propres résultats : les questions portent sur la lutte contre l’islamisme en même temps que sur l’islam, sur la « société de vigilance » en même temps que sur la laïcité – mais pas (à lire l’article, en attendant la publication du sondage lui-même), sur les autres religions. Par exemple, 82% se déclarent favorables à « l’interdiction de toute prière de rue et autres cérémonies religieuses dans l’espace public » ; or on peut se demander si l’évocation des pèlerinages catholiques ou des prières de Civitas devant le Sénat, en plein débat sur le « mariage pour tous » aurait changé une image associée aux musulmans réduits, faute de place à la mosquée, à prier en public. Faute de quoi on n’est pas entièrement étonné que 78% des sondés estiment la laïcité menacée, que pour 80% « la question se pose différemment pour la religion musulmane », et que 62% considèrent que « l’islam est incompatible avec la République » : les réponses sont implicites dans les questions.

Quelles conséquences politiques ? « Répondant à la polémique récente au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, une large majorité (73%) souhaite l’interdiction de tout signe ostensible pour les parents accompagnant des sorties scolaires, mais aussi pour les usagers des services publics (75%) et les salariés des entreprises privées (72%), alors que la loi ne le proscrit actuellement que pour les agents publics. » Usagers des services publics et salariés du privé ? Poser ces questions, c’est les imposer dans le débat public où elles n’ont pas encore leur place. Et la réponse consiste bien à bannir le voile en enfermant ces femmes à la maison. Sans surprise, le RN arrive donc largement en tête lorsqu’on demande aux sondés à qui ils font confiance pour lutter contre l’islamisme (pour « défendre la laïcité », la question ne semble pas avoir été posée. La boucle est bouclée.

Tel est l’effet des polémiques récentes, de Julien Odoul à Jean-Michel Blanquer : « “la définition de la laïcité semble en pleine mutation”, relève Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. Là où, en 2005, prévalait l’égalité entre les religions (32%) et la ­liberté de conscience (28%), ce sont désormais la séparation des cultes et de la politique (27%) ainsi que la volonté de “faire reculer l’influence des religions” (26%, + 17 par rapport à 2005) qui prédominent. » La sécularisation imposée aux musulmans l’emporte désormais, selon ce sondage, sur la laïcité comme liberté religieuse.

Reste un élément important que révèle ce sondage. Malgré tout le battage, la défense de la laïcité est classée en dernier (39%), loin derrière six autres thèmes jugés prioritaires : la santé (82%), les retraites (67%), le pouvoir d’achat (66%), mais aussi la lutte contre la délinquance (65%) et l’environnement (62%) ; même la lutte contre l’islamisme n’arrive qu’en 6e (56%). Autrement dit, les priorités du monde politico-médiatique ne sont pas celles des sondés. Mais il y a fort à parier que celles-ci ne l’emporteront pas sur celles-là… dans le monde médiatico-politique, dont les sondeurs redoublent la logique. Ainsi gagne du terrain une « nouvelle laïcité » dont le sens est contraire à la loi de 1905, puisqu’il s’agit d’une sécularisation islamophobe ; bref, une laïcité par antiphrase.

Eric Fassin

Sociologue, Université Paris-VIII

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